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Prémisse d’un renouvellement : production de gélifiants à partir du « liken »

Dans la catégorisation des algues proposée par les anciens collecteurs (cf. figure 9, page 90), se trouve la catégorie « liken »-« pioka »-« petit goémon »-« tapioka »-« goémon blanc » qui regroupe selon les anciens goémoniers, trois types d’algue : le « pioka noir »-« liken noir » associé à l’espèce scientifique Mastocarpus stellatus ; le « liken carraghen »-« bouchounou » correspondant à Chondrus crispus et « feuille de carotte » qui n’a pas pu être relié à aucune espèce scientifique.

Les données collectées rejoignent celles relevées dans la littérature qui propose un grand nombre de dénominations pour ces algues, dont « mousse d’Irlande » ou « carragheen » (Mauriès, 1875), qui sont le reflet de l’utilisation historique de ces algues. Dans la localité de Carragheen, située sur la côte nord- ouest de l’Irlande, ces plantes marines entraient dans la composition d’une drogue pharmaceutique dès le 17e siècle (Chopin, 1986; Lami, 1941). Toutefois, à la fin du 18e siècle, les propriétés gélifiantes de Chondrus crispus ont été découvertes ainsi que pour une espèce proche Mastocarpus stellatus (Arzel, 1987; Chopin, 1986; Lami, 1941; Leclerc & Floc’h, 2010). Les carraghénanes – nom donné aux polysaccharides extrait en écho à la ville d’Irlande — sont alors employés comme gélifiant, émulsionnant et substance d’apprêt dans diverses industries alimentaires et pharmaceutiques et ils peuvent remplacer l’agar-agar. La récolte débute au 19e en Irlande et en Grande-Bretagne, puis quelques années plus tard aux États-Unis et au Canada. En France, la récolte démarre en 1879 dans les Côtes-d’Armor. La demande est telle que la ressource est épuisée notamment dans le secteur de Trégastel au début du 20e siècle. L’activité se déplace vers l’ouest et les côtes du Finistère dès 1905, où les biomasses sont plus conséquentes (Arzel, 1983, 1987). Cette récolte se fait pendant la saison estivale de fin mai à fin septembre selon les communes. Toutefois, la profondeur de pousse limite l’accès à la ressource et les efforts se concentrent pendant les grandes marées. Malgré, des tentatives d’importation de râteaux avec des doigts plus serrés ou avec du grillage de Nouvelle-Écosse (province canadienne), cet outil, le « rastell pioka », a été peu utilisé en Bretagne (Ibid). Aujourd’hui, encore toute la récolte se fait à la main (Garineaud, 2015). Cette activité était principalement réservée aux femmes, aux enfants et aux personnes retraitées, afin d’obtenir un complément financier et cela jusque dans les années 2000. Bien que cette pratique soit difficile, un grand nombre de personnes faisaient parfois des kilomètres et « exploit [aient] chaque rocher » :

« Ma grand-mère est de Trézien et elle venait à pieds vers le sud, vers le Conquet [environ 6 à 8 kilomètres] pour faire le petit goémon. Ah ! Ma grand-mère, elle disait, il y avait un gars sur chaque rocher. » (Un jeune récoltant d’algues de rive)

D’autres témoignages montrent l’importance de cette récolte, les migrations et les conditions de vie qu’elle pouvait susciter jusqu’à une période plus récente :

« Un jour, les usines ont demandé à mon père d’aller au Sept-Îles [il venait de l’île de Batz], en 63, je crois. Donc on est partis là-bas même si c’était une corvée, mais l’usine donnait une grosse prime. Donc on est parti là-bas. On a été très bien accueillis par les gardiens de phare, mais les conditions étaient difficiles. On coupait les fougères pour faire nos lits, il y avait des rats, c’était spartiate. Nous faisions la marée de jour et de nuit en pleine lune. Notre père nous avait appris combien le chondrus brille avec la lune et le bruit quand on l’arrachait. On savait si c’était du chondrus. On avait un bateau pour aller à l’île aux moines. On avait une frousse à cause des galets et on ne savait pas très bien nager. On les faisait sécher une semaine et après on mettait dans des sacs de jute que M. X venait chercher. On avait 10 tonnes. » (La femme d’un récoltant d’algues de rive)

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Cette activité fournissait des revenus complémentaires parfois conséquents aux familles. Les algues étaient mises à sécher sur la dune ou vendues directement à des courtiers qui se chargeaient de peser et de transporter les sacs aux usines. Encore aujourd’hui, les carraghénanes sont utilisés comme stabilisateurs ou gélifiants dans des produits à base de lait, dans des produits pharmaceutiques et cosmétiques, et sont présents dans la plupart des dentifrices (Abbott, 1996). Ils sont signalés par le code alimentaire européen E407.

Alors que l’industrie de l’iode périclite, un nouveau débouché pour les Laminaires émerge grâce à une découverte faite au début des années 1880 par le chimiste anglais E.C.C. Standford : l’alginate de sodium qu’il nomme algine (Chapman & Chapman, 1980). Comme les carraghénanesissus des types compris dans la catégorie « liken »-« pioka »-« petit goémon »-« tapioka »-« goémon blanc », les alginates sont des polysaccharides avec des propriétés gélifiantes et épaississantes. Très rapidement, ils intègrent sous forme d’hydrocolloïdes73 des contenus alimentaires ou pharmaceutiques et rentrent aujourd’hui dans la composition de nombreux produits cosmétiques, pharmaceutiques (moules dentaires pour le montage des dents simples ou multiples) et textiles, du papier, de peintures (comme agents épaississants et stabilisateurs). Ils sont aussi utilisés dans les gels alimentaires pour les gâteaux, la bière et bien d’autres aliments (Abbott, 1996). Dans la nomenclature européenne, ils sont identifiés comme E400 à E405. Les alginates sont extraits à grande échelle dès 1929 à partir des grandes algues brunes Ecklonia spp. sur les côtes australiennes et Macrocystis spp. en Californie (Steneck et al., 2002). En Bretagne, la production d’alginates débute après la Seconde Guerre mondiale, mais elle s’intensifie dans les années 1960 après la fermeture des usines d’extraction d’iode. À la fin des années 1970, les alginates sont le principal produit de l’exploitation des algues, fabriqués par deux usines situées à Landerneau et à Lannilis (Arzel, 1987). Quant aux techniques de récolte et de transformation, elles n’évoluent guère depuis le 18e siècle jusqu’aux années 1960.

113 Conclusion du chapitre 3

Questionner les dénominations et les catégories des algues, qu’ils soient administratifs ou vernaculaires, nous renseigne sur le lien entre les communautés humaines et cet objet naturel. Grâce à la littérature, nous avons pu décrire les pratiques et les constructions sociales qui ont fait sens par le passé sur une partie du littoral français. Les algues ont, avant tout, existé hors de leur milieu de vie, par les échouages massifs et par une seule utilisation : l’amendement des terres agricoles. Contrairement à d’autres régions du globe, en Bretagne, les algues n’ont que peu intégré l’univers domestique. Au travers de la mémoire et des témoignages des anciens collecteurs d’algues cités dans ce chapitre, nous avons constaté que la récolte des algues sur le littoral du Nord-Finistère a été un élément marquant. L’insertion dans les calendriers agraires et de vie, les différents savoirs et savoir- faire, l’élaboration de réglementations, la construction de communautés de pratiques a généré un mode de vie particulier, celui du paysan-goémonier. Terrien par l’exploitation de la terre, il n’est pas toujours considéré comme marin au regard des statuts administratifs et de ses activités de récolte à pied. C’est par leur dimension industrielle, à destination de la production de soude et d’iode que l’importance des algues s’est établie. L’activité de récolte connaît des périodes plus ou moins intenses. Les dimensions agricoles et domestiques sont relativement stables puisqu’elles s’inscrivent dans une dynamique locale. Ce n’est pas le cas de la partie industrielle qui fluctue au gré des découvertes scientifiques et des demandes des différentes industries. Avec l’intégration de la dimension industrielle, l’activité de récolte change d’échelle et se retrouve en concurrence avec des pays lointains et sous influence d’enjeux mondiaux. Parallèlement, la société locale change, les différents univers terrestres et maritimes se transforment, alors l’activité de récolte des algues à l’interface de ces mondes se voit, elle aussi, bousculée. Elle doit alors s’adapter, se transformer en profondeur. Quelle est la nature de ces changements ? Quels sont les conséquences sur le mode de vie et sur les populations locales ?

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Sortir du passé pour dessiner le contemporain

Les changements survenus dans le monde agricole et dans le mode de vie des populations du littoral vont affecter profondément la récolte des algues. Ces modifications sont un tournant historique dans la profession : elles déterminent une forme passée de la récolte et construisent les bases de la récolte telle qu’elle existe aujourd’hui, atteignant un « point de non-retour ». Cette idée est empruntée à Sophie Laligant et au monde agricole de la communauté rurale et littorale de Damgan dans le Morbihan (sud Bretagne), qu’elle analyse dans son ouvrage Un point de non-retour. Anthropologie sociale d’une communauté rurale et littorale bretonne, écrit en 2008. Elle y aborde le rapport à la nature et les pratiques agricoles en décrivant leur intégration dans le tissu social. Dans un contexte de remembrement des terres agricoles et de ses conséquences sociales (tel le suicide d’un agriculteur de la communauté), elle décrit l’évolution de la pratique du « camber » (à la fois étendue foncière et groupe de personnes liées par un système d’entraide indispensable à la culture du froment) pour analyser les faits sociaux. Nous pouvons dans une certaine mesure transposer, à notre étude, son concept en montrant qu’au cours de l’histoire, l’activité goémonière a connu des changements irréversibles : l’arrivée de la mécanisation des techniques de récolte, une professionnalisation, la modernisation de l’industrie avec la production d’alginate, suite à la disparition des industries d’iode à base d’algue, et de nouveaux cadres administratifs et débouchés qui structurent et orientent la filière algue en Bretagne.

Pour reprendre les mots de Sophie Laligant :

« Loin d’une réorganisation foncière anodine des espaces pour faciliter l’exploitation, il [le remembrement] s’est accompagné d’un bouleversement des pratiques, du vocabulaire, des relations et des rituels significatifs sur le plan de la morphologie sociale et des valeurs » (Laligant, 2008, p. 52)

Ainsi, loin d’une simple évolution technique pour faciliter l’exploitation des algues, la mécanisation s’est accompagnée d’un bouleversement des pratiques, des usages, des paysages et du tissu social. Le mode de vie du paysan-goémonier laisse place à des activités professionnelles relativement structurées au sein de la filière économique.

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