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« Je suis né dedans […] Mon père m’a envoyé tout petit », voilà la réponse d’un récoltant à pied lorsque nous lui demandons comment il est arrivé à cette activité. Par ces mots, ce professionnel exprime à la fois son inscription dans une continuité familiale, mais aussi la transmission d’une passion. C’est la caractéristique fondamentale partagée par tous les récoltants-héritiers. Leur histoire familiale se compose autour de la récolte des algues depuis plusieurs générations

Ce profil regroupe la plus grande diversité sociologique au sein des acteurs et le plus important en nombre après les récoltants-occasionnels. Bien que composé majoritairement d’hommes, le pourcentage de femmes est conséquent. Il est aussi fréquent que les enfants soient inclus dans les discours lors de l’évocation des pratiques. Ainsi, lors d’entretiens plusieurs récoltants insistèrent sur le fait « que l’on va cueillir en famille : monsieur, madame et les enfants» et que ce qui est valable pour l’informateur l’est pour toute la famille. La famille est un élément essentiel dans l’arrivée au métier, mais aussi dans la pratique comme aide ou pour l’apprentissage des lieux de récolte :

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« Les coins où je vais, c’est ma mère qui me les a dits et elle a reçu ça de ses parents. Moi j’étais aussi dans le bateau avec le grand-père. En général, pour beaucoup c’est comme ça. » (Un récoltant-héritier)

L’apprentissage commence très tôt. Les enfants sont amenés sur l’estran renforçant le sentiment de « moment familial ». L’apprentissage n’est pas seulement matériel ou technique, comme dans bien d’autres cas, la transmission des valeurs familiales s’acquiert par l’observation et l’accompagnement qui conditionnent les personnes. Ces aspects sont valorisés par les récoltants qui y associent de « bons souvenirs» malgré des conditions parfois difficiles. Ils s’appuient sur ces moments et ce processus pour expliquer l’attrait développé pour cette activité. Tous évoquent directement ou indirectement un sentiment de liberté ou une passion pour ce métier et qui justifie sa poursuite face aux difficultés :

« Il faut aimer ça parce que si on n’aime pas ça on ne va pas bien loin de toute façon. » (Un récoltant-héritier)

Le groupe des récoltants-héritiers réunit plusieurs « statuts administratifs ». Tous les professionnels au statut d’ENIM et de TESA qui ne sont pas des récoltants-occasionnels sont inclus dans ce profil. Des professionnels affiliés à la MSA s’y inscrivent également. Si certains de ces professionnels ont exprimé des réticences à être associés aux travailleurs saisonniers (TESA), leurs discours – et certaines actions – renforcent cette idée. Il est fréquent d’entendre des évocations – parfois infondées – sur le travail non déclaré des membres de la famille de la part de collecteurs : « Nous on sait que c’est un TESA et la famille qui travaille derrière ».

Leur activité sur l’année est variable et liée à leur statut administratif. Les récoltants-héritiers ENIM ou MSA récoltent plus d’espèces que les récoltants-héritiers TESA, qui eux-mêmes récoltent plus de diversité que les récoltants-occasionnels. Les récoltants-héritiers EMIN ou MSA sont les seuls à récolter encore le « goémon noir», catégorie vernaculaire qui regroupe plusieurs algues associées au genre Fucus ainsi que Ascophyllum nodosum. Bien qu’elle ne soit plus aussi importante qu’elle ait pu l’être avant les grandes transformations des années 1960, une dizaine de professionnels récolte ces algues durant la période hivernale et au début du printemps. Avec près de 3000 tonnes par an, ce sont les algues de rive les plus ramassées en quantité. En moyenne six à sept espèces d’algues sont récoltées en grande quantité par les récoltants-héritiers et elles sont pour la grande majorité vendues après séchage aux entreprises de transformations. Puisqu’ils s’inscrivent dans une continuité familiale, les zones de travail sont géographiquement bien délimitées, assez structurées en raison de leur activité plus longue sur l’année. Presque tous sont originaires de la zone où ils récoltent ou un membre de la famille l’est. Cette zone de travail correspond en partie à celle des parents, qu’ils modulent en fonction des besoins et de la concurrence. Ils ont un fort lien d’attachement à ces zones ce qui n’est pas sans créer de conflits. Si la récolte des algues de rive est d’un point de vue temporel leur première activité, financièrement c’est un complément. Ils ont une seconde activité constituant la source de revenus principale dans l’agriculture, dans la pêche, dans des métiers de service ou encore certains bénéficient d’une retraite d’une activité passée.

162 L’exemple Jean et Ronan « nés de la grève » de père en fils

Jean94, septuagénaire, a toujours vécu dans la même commune du sud de l’Aber Ildut. Son parcours et sa biographie sont typiques de l’histoire de ce territoire. Très tôt, les enfants ne sont pas ménagés et participent aux tâches de la vie quotidienne dans laquelle une place leur est réservée95. C’est donc très jeune qu’il commence à récolter des algues avec ses parents. L’apprentissage se fait au fur et à mesure des expériences et par la reproduction des gestes observés chez les adultes :

« Ça ne s’apprend même pas, c’est automatique. Les enfants de la côte, à peine ils savaient marcher qu’ils étaient amenés dans la grève. » (Jean)

Après la Seconde Guerre mondiale, comme la grande majorité des jeunes, Jean fréquente l’école de marine, entre dans la marine marchande qui offre de meilleures perspectives financières et de meilleures conditions de travail (Arzel, 1987; Elegoet, 1981; Vautrain, 1951). Il continue cependant à récolter des algues durant ses congés :

« J’ai fait les laminaires avant que les professionnels s’organisent et qu’il y ait des quotas. Je faisais cela dans mes congés d’été comme plusieurs marins de commerce [de la commune]. On a été foutu dehors, mais on n’a rien dit ce n’était pas notre métier. Mais on séchait tout, ce n’est pas du tout le même métier qu’aujourd’hui. »

Lorsqu’il a fini sa carrière de marin, après trente-neuf années Jean n’intègre pas la flottille goémonière en raison des quotas et des difficultés à l’installation. Il se tourne vers les algues de rive en s’inscrivant à la Mutualité Sociale Agricole comme récoltant d’algues professionnel :

« Ma retraite, je la passe à la récolte d’algues, car c’est un métier dur, mais c’est une passion, c’est mon occupation. »

Jean récolte souvent des algues accompagnées par un de ses fils, Ronan. Pêcheur côtier depuis plus de dix ans, c’est avec son père, qu’il a commencé à récolter des algues, très jeune. Ronan évoque le souvenir de sa première marée :

« Je fais ça parce que j’aime les algues et ça fait un complément. J’ai toujours fait ça. Dans mes souvenirs, j’ai toujours ramassé des algues. Mon père m’a amené la première fois aux îles, j’avais cinq ans. Je me rappelle de tout. On avait pique-niqué. Ça devait être une marée assez tard. On avait mangé des haricots et je n’en voulais pas. Ils m’ont dit si tu ne manges pas, tu ne viens pas. J’ai avalé mon assiette. Et ma mère avait cousu deux petits sacs avec un à mon père. J’étais fier parce que je les avais remplis. »

Cette activité devenue sa passion, Ronan décide de faire une école de pêche, qu’il intègre après la classe de cinquième. Il continue parallèlement la récolte des algues qu’il privilégie parfois aux jours de cours. C’est à 17 ans, après le lycée maritime qu’il embarque sur un bateau de pêche (caséyeur- fileyeur) au Conquet. À 21 ans, autorisé à patronner, il achète son premier bateau puis un second plus grand, quatre ans plus tard, en 2005. Aujourd’hui il pêche aux filets et aux casiers et aux grandes marées, quand la pêche est impossible, il récolte des algues.

Si Jean et Ronan récoltent ensemble les mêmes algues, leurs débouchés ne sont pas totalement identiques. Ronan ramasse principalement du « pioka» (Chondrus cripsus et Mastocarpus stellatus) et la « dulse» (Palmaria palmata) qu’il revend une fois séchés à plusieurs entreprises. Il aide également son père pour la récolte de certaines espèces. Jean a longtemps revendu toutes ses algues à des

94 Une nouvelle fois, les prénoms ont été modifiés. cf. note 93, page 155. 95 Voir les témoignages des anciens récoltants cf. chapitre 3, page 98.

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entreprises de transformation comme le fait son fils. Cependant depuis 2009, il a diversifié sa récolte et sa production. Il transforme une partie de sa récolte en paillette (algues sèches brouillées) ou en tartare qu’il vend en magasin et sur les marchés. Toutefois, sa motivation diffère des autres récolteurs- alternatifs (cf. chapitre 4, p. 162 profils alternatifs). Son objectif est d’accroître ses revenus par la transformation et la vente directe :

« il y a trois ans, je vendais tout aux industriels. Puis, on s’est aperçu que le prix de nos algues dans les magasins était multiplié par 10. Donc, je me suis mis à faire quelques sachets pour rencontrer les gens, expliquer le métier et la valeur nutritive des algues. »

Il a développé son intérêt pour la consommation des algues suite à la rencontre d’un chef cuisinier Pierrick Le Roux au début des années 2000, pionnier dans la cuisine aux algues. Devenu un grand consommateur, il peut ainsi renseigner les acheteurs sur les marchés. En 2015, la femme de Jean a créé son entreprise afin de transformer les algues de son mari en divers produits et de les vendre sur les marchés et plusieurs manifestations estivales. Avec l’intégration de la femme de Jean dans les activités de récolte des algues, nous retrouvons le fonctionnement de la société goémonière – et paysanne décrite par H. Mendras (Mendras, 1988, 1992) — dans le cadre du groupe domestique et d’une gestion des activités dans une logique d’entre soi.

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