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Le troisième profil est celui récoltant-entrepreneur. Si leur motivation est avant tout économique, elle s’inscrit dans une logique d’entreprise à long terme, dans un parcours de vie caractéristique, relativement homogène et des formes d’engagements – pratiques, savoirs et représentations – bien distincts de celui des occasionnels ou des héritiers. Contrairement à ces profils, les récoltants- entrepreneurs n’ont aucun membre de leurs familles dans cette profession. Cependant, ils ont un lien d’attachement avec le territoire du Finistère. Après une longue expérience professionnelle sans rapport avec les algues, tous ont développé une activité de niche en collectant des algues particulières avec des usages spécifiques pour une ou deux entreprises. Leurs arrivées dans la profession correspondent à une opportunité économique après une période difficile dans leur vie personnelle. Ce groupe est composé aussi bien d’hommes que de femmes, âgées entre 50 et 60 ans et d’un récoltant plus jeune. Presque tous ces professionnels ont effectué quatre ans d’étude en moyenne dans des domaines très divers comme l’ingénierie aéronavale ou des écoles de commerces. Un seul se distingue par une spécialisation très rapide dans une filière professionnelle. Ils ont ensuite eu de longues expériences dans le monde du travail proportionnellement à leur âge. Ces expériences dans la fonction publique ou en entreprise sont interrompues par un évènement personnel amenant à une remise en question ou une impossibilité de poursuite de leur activité. Cette rupture conduit à une migration de la personne, une réinstallation ou à une domiciliation définitive dans une des communes du littoral du Finistère. Le début de la récolte des algues est lié à une opportunité de travail, qui a pendant longtemps bénéficié d’une réglementation très souple, voire inexistante.

L’apprentissage ne repose pas sur une histoire familiale, il se fait de manière très structurée en s’appuyant sur des guides naturalistes, des publications scientifiques et de nombreuses recherches sur internet. Il nous est arrivé plusieurs fois d’être sollicités lors d’entretiens ou d’observations participantes sur des questions d’écologie des algues, voire d’accès à certains travaux. Les connaissances acquises sont ensuite « mises à l’épreuve», « testées» sur le terrain. Dans un seul cas, le professionnel a appris au côté d’un autre professionnel durant une demi-année. Cependant, tous

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les récoltants-entrepreneurs ont formé ou essayé de transmettre une partie de leurs connaissances à un autre professionnel ou à un membre de leur famille. Il est fréquent que la femme ou le fils aide temporairement au fonctionnement de l’entreprise.

S’ils ont commencé comme travailleurs saisonniers pour la plupart, ils ont très rapidement créé leur propre entreprise dans laquelle un membre de leur famille peut être employé temporairement. Une majorité de ces professionnels est auto-entrepreneurs ou rattaché au régime général, ce qui leur permet d’avoir une licence via leur entreprise de récolte. Un seul est affilié au régime de la MSA. Les récoltants-entrepreneurs se démarquent par le développement d’une niche économique en collectant des algues particulières ou en établissant une relation exclusive avec une entreprise de transformation. Cet aspect fait écho aux travaux du sociologue Benoit Leroux qui dans son travail de thèse sur les agriculteurs biologiques élaborait plusieurs profils dont certaines dénominations et caractéristiques se recoupent ; c’est le cas des agriculteurs « entrepreneurs » qui développent une stratégie de vente, un raisonnement de niche de marché et une dimension d’opportunisme économique (Leroux, 2011). Leurs activités de récolte se répartissent du printemps jusqu’à fin novembre, voire décembre pour certains. Contrairement aux deux premiers profils présentés, les récoltants-entrepreneurs n’ont pas d’activités complémentaires, excepté l’un d’entre eux qui conçoit la récolte des algues comme une activité à part entière dans sa démarche plus globale, de vivre de la mer. Ils récoltent généralement quatre ou cinq espèces d’algues en quantités variables selon la taille de celle-ci. Leurs secteurs de travail, comme leur calendrier, sont également liés aux espèces recherchées, tout comme les prix d’achat qui sont toutefois parmi les plus élevés du marché. Ces algues s’inscrivent dans des filières restreintes telles la pharmacie ou l’extraction de molécules à des fins de recherche.

L’exemple de Karine : de la reconversion à la spécialisation

Karine approche aujourd’hui la cinquantaine. Elle a grandi à Brest, mais elle a fréquenté quelques étés dans le Nord-Finistère où vivait sa grand-mère maternelle. C’est vers douze ans qu’elle découvre pour la première fois la récolte des algues pour se faire de l’argent de poche comme une grande partie des jeunes de la région :

« C’est un truc que tous les mômes faisaient dans le coin. C’était le pioka que tout le monde ramassait. Pendant 3 ans vers 12 ou 14 ans, j’ai fait ça pendant les vacances pour me faire de l’argent de poche. […] C’était vraiment des petites quantités, ce n’est pas comme ce que font les goémoniers. On ramenait juste quelques kilos, 2 ou 3 sacs que l’on ramenait à la brouette. Ça nous faisait notre argent de poche. On avait 20 à 30 francs par marée. Mais certains bossaient plus. […] Il y avait plein de gens à faire ça. C’était payé en liquide et tous les jeunes du coin se faisaient leur argent de poche comme ça. On amenait les algues mouillées dans la rue un peu plus loin et les sacs étaient entreposés dans cette maison, ici, comme si c’était prédestiné. » Après des études en faculté de sciences économiques autour du droit du travail et de la comptabilité durant lesquelles elle apprend à gérer une entreprise, elle quitte la Bretagne et intègre la fonction publique :

« J’étais gérante d’un restaurant administratif pour [une entreprise publique], en région parisienne. Je dirigeais une équipe de 25 personnes, pour la compta, l’organisation, etc. » Pendant vingt ans Karine va exercer ce métier. Promise à de bons postes à la fin de sa carrière, nous confiera-t-elle, elle arrête son travail à cause de problèmes de santé :

« Après 20 ans en région parisienne, marre du bruit, de la circulation et puis je n’avais plus envie de faire carrière. […] [Je suis tombée malade] donc ma tête ne fonctionnait plus très bien. Alors,

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je suis venue ici. J’avais le goût pour la nature. C’est ma région d’origine. Ma mère, ma grand- mère et tout ça. C’est un retour aux sources et il y avait des activités sans besoin de beaucoup réfléchir. C’est aussi ça. »

Après son installation sur la côte du Nord-Finistère, elle recommence par faire des « petits boulots». Mais ne correspondant pas à ces attentes d’indépendance, elle se tourne vers les algues :

« Je ne voulais plus avoir de patrons et je suis une cueilleuse de nature, quand ce n’est pas les algues c’est les champignons ou bien les coquillages. [Les algues], c’était une activité qui n’était pas déclarée, tu faisais ça au black. Et puis, tu bosses quand tu veux. Quand j’étais dans les flaques, j’étais bien dans ma tête. Encore aujourd’hui, je suis dans mon élément. »

Au début, elle commence par travailler de manière saisonnière pour les grandes entreprises de transformations, telles qu’Agrimer ou SetAlgue à l’image des récoltants-occasionnels. La récolte se focalise sur le « pioka » et la « dulse ». Son expérience est alors peu satisfaisante en raison des conditions de travail et ne correspond pas à ses attentes :

« Je ne voulais plus bosser comme ils le font tous ici, pour les grosses usines. Par exemple, pour la dulse, c’était des grosses commandes entre telle et telle date et pendant cette semaine. Tout le monde était sur la plage en train de ramasser la dulse. Tous les gens ici, ils séchaient sur des bâches dehors, mais on est tributaire de la météo. Tu as un mois de pluie, tu ne peux pas bosser. […] Et puis, ils payaient à coup de lance-pierre, c’était vraiment mal payé, 2-3 euros de l’heure. Ce n’était pas rentable. […] C’est pour ça que j’ai décidé de faire mon trafic à moi, je voulais faire des produits séchés, finis avec des installations intérieures. Et j’étais autonome. La dulse je la cueillais quand je voulais, quand elle était belle. »

Au début des années 2000, elle décide de créer sa propre entreprise. Comme elle aime le raconter, « deux journées sur internet et une demi-journée de coup de téléphone [m’]ont permis d’avoir du travail à plein temps pendant quatorze ans ». D’abord sans contrat, elle a ensuite été embauchée par une entreprise avec le statut de TESA puis grâce à son statut d’auto-entrepreneur. Aujourd’hui, elle a un contrat avec une seule entreprise de transformation. Curieuse de nature et attirée par la diversité des côtes bretonnes, elle a récolté au cours des années presque une trentaine d’espèces d’algues et de plantes. C’est par l’observation, l’échange et la curiosité qu’elle a acquis une grande connaissance sur les algues et le milieu côtier :

« La première fois que j’ai eu une commande, c’était de l’ulve96, on m’a dit la verte et donc je

suis partie à la plage avec mon sac et là il y en avait plein. Donc c’est une copine qui est goémonière, qui m’a montrée. Après je regardais à chaque commande sur internet comme elle était fichue. [Prend une grande respiration] Entre temps, j’ai [à nouveau été malade] et donc j’ai marché 6 8 heures par jour, un truc de fou et quand j’ai commencé cette activité-là, j’ai fait une bonne partie du littoral breton, de Moguériec [près de Roscoff] à la pointe de Trévignon [entre Lorient et Concarneau]. Donc j’ai repéré tout ce qui poussait, où c’était. Maintenant, je sais quelle algue pousse où et où c’est plus facile à ramasser. »

Après quelques années difficiles, elle assure avoir été débordée par les commandes, travaillant du 1er janvier au 31 décembre, car « il y a toujours quelque chose à ramasser». Depuis deux ans, Karine a décidé de diminuer son activité en passant une partie de l’année en Afrique et en se focalisant sur une espèce peu connue des récolteurs, difficile à ramasser et à sécher, mais lui assurant un revenu pour l’année. Toutefois, elle continue à récolter cinq ou six espèces pour des petites commandes et pour sa consommation personnelle.

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