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3. Goémonier embarqué, marin-pêcheur d’algues

3.3. Outils et activités du goémonier

Si le goémonier est celui qui récolte le goémon, c’est aussi le modèle de bateau à partir du lequel le professionnel récolte les algues. Ainsi, « le bateau est bien sûr l’outil le plus important des goémoniers» (Arzel, 1987, p. 70), « le [bateau] goémonier moderne a une silhouette bien reconnaissable avec ses formes trapues et sa grue » (Ibid, p. 270). Ces deux affirmations sont issues du livre de Pierre Arzel, Les goémoniers, dans lequel, il consacre plus de 80 pages sur 300 aux bateaux et à leurs évolutions. La première phrase, qui débute son chapitre consacré aux bateaux goémoniers avant la grande transformation de la profession dans les années 1960-1970, trouve encore tout son sens aujourd’hui. La seconde phrase de P. Arzel est écrite dans l’idée de différencier les bateaux des pêcheurs à celui du goémonier. Les descriptions faites par Pierre Arzel sont très précises par leurs rigueurs et elles ne méritent qu’une légère actualisation, car la grande majorité des bateaux qu’ils décrits sont encore en activité. Nous nous focaliserons sur quelques points importants pour notre travail.

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Il existe deux modèles de bateaux : ceux ayant une cabine à l’avant et ceux ayant une cabine à l’arrière, qui permettent d’appréhender la variabilité qui existe dans le métier de goémonier, mais aussi les diverses formes d’engagements (cf. figure 23). Les premiers bateaux mécanisés ont été conçus avec la cabine à l’arrière afin de faciliter la manipulation de l’outil de récolte : le scoubidou et les manœuvres sur des petites zones travail. Ils ont été pensés pour travailler le long de la côte, dans les secteurs difficiles d’accès. Les bateaux avec une cabine à l’avant répondent à d’autres choix : ceux d’augmenter le volume et la taille du bateau afin améliorer la sécurité en mer, en particulier lors de la traversée dangereuse du chenal du Four entre le port de Lanildut et l’archipel de Molène, première zone de récolte. Ce changement a aussi facilité les activités de pêche, pendant la saison hivernale avec des engins traînants comme les dragues pour les coquillages ou l’utilisation du peigne pour Laminaria hyperborea, apportant des revenus supplémentaires. Un grand nombre de professionnels reconnaissent et parfois mettent en avant ces différences pour se démarquer des autres. Souvent, les descriptions des variations dans les techniques de récolte sont peu évidentes et peu réelles en raison des progrès dans la motorisation et le système de navigation. Elles sont principalement liées aux zones de récolte fréquentées comme nous le présenterons dans le chapitre 8.

Un autre élément inscrit la pratique goémonière dans l’univers de la pêche et dans sa dynamique. Les bateaux font l’objet d’une grande personnalisation par les couleurs, les noms, voire les blasons qui leur sont attribués. Ces sujets sont fréquemment abordés par l’anthropologie maritime (Dwyer et al., 2003). Pierre Arzel puis plus récemment Isabelle Leblic se sont intéressés à cette question pour la flottille goémonière ou des bateaux en activité sur le secteur géographique du Nord-Finistère (Leblic, 1995). En reprenant les catégories proposées par I. Leblic dans son travail, nous constatons une continuité dans l’attribution des noms. Ainsi, les noms des bateaux font référence à la famille par l’utilisation de prénoms, comme le Christelle Mickael. Nous retrouvons des références à l’univers religieux ou mythologique tel l’Archange ou au monde naturel comme l’Émeraude voire à des toponymes, par exemple Enez hir est un nom fréquemment donné aux rochers en Bretagne. Cependant, bien que la flottille goémonière sur laquelle nous nous focalisons soit plus restreinte — 35 bateaux contre 568 – il y a une plus grande proportion de noms bretons (presque 50 %) confirmant le phénomène observé par I. Leblic de renouveau autour du breton engagé depuis une trentaine d’années et « la manifestation d’une appartenance régionale » (Leblic, 1995, p. 198).

Le métier n’a pas beaucoup évolué depuis le point de non-retour. Depuis 25-30 ans, la capacité de récolte est la même alors que le nombre de bateaux a diminué. Un des grands changements qui s’est opéré dans le monde de la pêche a été l’arrivée massive des appareils électroniques. Presque tous les bateaux de la flottille goémonière sont aujourd’hui équipés d’appareils très performants (cf. figure 24) sauf pour les plus anciens qui ne peuvent pas accueillir des ordinateurs en raison du manque de place et d’étanchéité de la cabine. L’évolution technologique a apporté une diversité de matériels qui a facilité la localisation, la navigation et la sécurité. Grâce à des logiciels de géolocalisation, les déplacements du bateau sont indiqués en temps réel. Les professionnels peuvent également enregistrer sur ces cartes les routes de navigation et les zones de récoltes. D’autres appareils sont plus courants comme le sondeur qui permet de connaître la profondeur et la nature du fond et le radar pour se déplacer et se repérer par les temps de brume ou la nuit. Le pilote automatique est utilisé pour la route afin de lâcher la barre ou durant le dragage lors de la pêche à la coquille.

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Figure 23. Les deux modèles de bateaux: cabine avant et cabine arrière.

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Les deux radios VHF obligatoires servent à communiquer en cas de problème. De nombreux éléments sont ajoutés comme les alarmes en cas d’avarie de moteur ou de voie d’eau dans la coque pour la sécurité des pêcheurs qui reste un des métiers les plus dangereux. Cette « électronisation » est devenue incontournable :

« […] Ce qui nous a changé la vie, c’est l’existence de GPS avec les cartes numériques avec le

logiciel MaxSea91. On pourrait partir en mer avec des rideaux tout autour de la passerelle, faire

toute notre journée et revenir sans problème dans un fauteuil. À la limite, s’il était télécommandé, on pourrait faire de la maison. » (Un goémonier expérimenté)

Mais cette modernisation a eu pour conséquence de rendre dépendant le professionnel vis-à-vis de cet équipement et elle a modifié les connaissances du professionnel. Avant l’arrivée des appareils, les goémoniers repéraient leurs zones de travail grâce à des « amers» – point de repère fixe sur la terre – qui constituaient le cœur de leurs savoirs. Aujourd’hui, la localisation se fait essentiellement grâce aux outils informatiques, créant une relative dépendance. Le goémonier expérimenté cité ci-dessus poursuit ainsi :

G7 : « D’ailleurs, quand cela tombe en panne, on est emmerdé, on a perdu les alignements. On a perdu le réflexe. Cela fait 20 ans que l’on travaille avec cela. Au tout début, il fallait regarder le moulin machin. Maintenant, on ne regarde plus. On regarde notre écran, sur la carte, on voit le bateau qui se balade, c’est comme un jeu vidéo. On sait où on est, on sait exactement. » CG : « Vous ne sauriez plus naviguer sans ? »

G7 : « Si, mais il faudrait un grand temps d’adaptation. Ça nous a changé la vie, car cela nous permet de naviguer, de travailler par tous les temps, par temps de brume, de nuit c’est interdit,

91 Il s’agit d’un logiciel d’aide à la navigation, de visualisation des cartes électroniques. Installé sur un ordinateur et connecté aux différents instruments : GPS, pilote automatique, radar ou sondeur, il permet de visualiser des cartes, de zoomer, d’insérer des points de repère, des annotations ou symboles sur la carte, etc. Ces actions sont souvent utilisées par les goémoniers et les pêcheurs pour matérialiser les zones de pêche.

Figure 24. A l’intérieur d’une cabine d’un goémonier.

De gauche à droite : 1er ordinateur, un sondeur, 2ème ordinateur (pour secours), un radar, 3ème ordinateur pour le matelot. Au- dessus, se trouve deux VHF, un second radar et un poste de radio FM. C. Garineaud. 2014.

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mais il y en a qui le font. Des choses que l’on n’aurait jamais faites avant. Il fallait avoir une vue sur les Abers [Ildut ou Benoit], pour passer à travers les cailloux, tu ne passais pas par hasard. Maintenant, tu regardes ta carte comme un jeu vidéo sauf que quand tu te plantes, tu ne peux pas rejouer [rire]. »

Cette modernisation présente donc de nombreux avantages par la simplification et l’optimisation de leur travail mais aussi quelques inconvénients comme le coût élevé à l’achat (environ 3000 euros). En revanche, cet appareillage modifie considérablement les connaissances des zones de travail en facilitant la localisation et l’accès en particulier aux plus difficiles, où se trouve le « beau goémon» (cf. chapitre 8). Les modalités de l’apprentissage du jeune goémonier sont également bouleversées. Il doit avant tout apprendre à maîtriser les outils et les cartes numériques. Elles lui permettront de localiser les voies de navigation et les zones de récolte, qu’il indique et sauvegarde dans son ordinateur ; ce qui pour certains professionnels ne correspond pas à l’image de leur métier, en particulier quand les cartes sont transmises déjà remplies à l’image des propos du goémonier expérimenté cité auparavant :

G8 : « Cela a été la plus grande évolution dans notre métier comme à la pêche, la plus importante. […] Le jeune qui commence, il n’a pas besoin d’apprendre le secteur. Il a sa carte, il a son logiciel two fingers in the nose. »

CG : « Tout le monde pourrait le faire selon vous ? »

G8 : « Tout à fait. Il n’y a aucun mérite. Il n’y a plus besoin que les pères montrent les points. Tu es plus autonome avec l’équipement électronique. La pêche, c’était cela aussi. Avant les épaves, les têtes de roche c’était secret défense. Chaque bateau avait son registre et transmettait cela à son fils. Maintenant, tout le monde a cela, même les plus petits plaisanciers. »

Beaucoup de professionnels ont des paroles plus modérées et les observations et les échanges tendent à pondérer ces propos. Un grand nombre d’eux continu d’utiliser les « amers » pour vérifier le bon fonctionnement des appareils électroniques. La mémorisation de la localisation des sites est certes plus restreinte, mais leurs configurations, leurs périodes et leurs modes d’exploitation ne sont pas inscrits sur la carte, mais bien dans la mémoire du professionnel.

Les saisons et les métiers du goémonier

L’inscription des goémoniers embarqués dans l’univers de la pêche artisanale se fait par l’usage de deux concepts que Paul Jorion qualifiait de fondamentaux : la saison et le métier (Jorion, 1979). Ces deux notions vont nous permettre d’aborder les calendriers de pêche et de montrer la polyactivité des goémoniers embarqués.

Selon Paul Jorion, la saison peut correspondre à plusieurs échelles de temps. Il s’agit de l’époque où il est possible de pêcher une certaine espèce, d’une unité de travail pour le pêcheur et d’une unité de compte dans la comptabilité de l’entreprise qu’est un bateau de pêche (Ibid, p. 135). En synthétisant les propos de P. Jorion, le métier peut être défini par : par des conditions de travail associées à une pratique mobilisant tout un ensemble de savoirs techniques sur les outils de pêche et de connaissances empiriques sur le milieu naturel et sur l’espèce dans un objectif de capture de celle-ci. Au regard de ces définitions, les goémoniers embarqués exercent entre deux et quatre métiers répartis sur deux grandes saisons. Ainsi leurs activités se répartissent majoritairement de la manière suivante sur une année :

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« De début mai à fin août on fait les laminaires [Laminaria digitata]. Après, on fait hyperboréa de septembre à début voir mi-novembre au plus tard et après on reprend à partir de mi-janvier ou fin janvier jusqu’à fin mars début avril. Entre mi-novembre et fin février on fait la coquille en rade de Brest, environ 30 jours de pêche. » (Un goémonier embarqué)

La saison hivernale s’étend de fin novembre à la mi-mars. La grande majorité des bateaux sont en rade de Brest pour pêcher la coquille Saint-Jacques (Pecten maximus), le pétoncle noir (Mimachlamys varia) et la praire (Venus verrucosa), principales espèces ciblées. Les pêcheurs disposent de trente jours de pêche qu’ils répartissent selon leur choix. Les bateaux sont équipés avec des dragues. Pour les bateaux situés à l’île de Batz, la période hivernale est consacrée à la pêche à la lotte (Lophius piscatorius) et aux araignées (Maja brachydactyla) aux casiers. Certains vont travailler dans les huîtres (Crassostrea gigas). Pour les unités les plus petites et certaines de taille moyenne, cette activité est indispensable, car elle représente 50 % de leur chiffre d’affaires (Alban et al., 2001). Ce métier fait également partie de leur identité comme le montre cet échange avec un père et son fils œuvrant sur le même bateau :

CG : « Votre métier, vous le définissez comment ? »

G9 : « Goémonier coquiller, mais on est principalement goémonier, mais au départ quand on faisait le goémon on pouvait vivre toute l’année. La rade de Brest c’était un complément qui était minime surtout qu’il n’y avait pas d’ensemencement. Maintenant avec le matériel et la coquille qui est là, même si on paye une licence assez cher, il y a des revenus. Ça fait combien ? (il se tourne vers son fils). Un bon tiers, peut-être plus. »

G10 : « plus. »

La seconde saison, celle des algues est divisée en plusieurs phases. Le métier, commun à tous est pratiqué entre mai et septembre, et correspond à la récolte de Laminaria digitata. La date d’ouverture, les modalités d’exploitation et les règles de gestion sont décidées en commission réunissant tous les acteurs (cf. chapitre 3, page 125). Les décisions finales reviennent à l’Ifremer en fonction de la quantité et de la taille des algues. Les dates de pêche pour chaque bateau sont établies par les usines dans le contrat signé avec le goémonier. Il est fréquent q’un bateau ne sorte que deux ou trois jours les premières semaines puis il effectuera des semaines complètes jusqu’à la fin de la saison.

Les périodes de jointure entre les deux saisons ont toujours posé des problèmes économiques (Arzel, 1987). Jusqu’à la mise en place des statuts et des licences, quelques goémoniers récoltaient des algues de rive. D’autres partaient faire la pêche aux filets, mais cela restait rare. Aujourd’hui, ces périodes sont consacrées au carénage du bateau qui dure au minimum deux semaines et au repos des marins. Durant cette période, le bateau est transformé, le pont et les lests sont enlevés, la grue, le treuil, le bras hydraulique et le scoubidou sont installés (cf. figure 25). C’est une période importante :

« On a un mois, un mois et demi de carénage s’il faut faire les peintures et le rythme de travail qui est un peu plus cool aussi. Il faut un mois et demi pour bien le préparer aux algues. Le bateau a 2 carénages dans l’année une fois quand je change de métier, quand je passe de la coquille aux algues et des algues à la coquille. En général, les bateaux des goémoniers sont bien entretenus, car ils ont 2 carénages dans l’année, à cause de cela tout est démonté à bord surtout ceux qui font la coquille la grosse majorité. Tout est très bien entretenu, particulièrement bien entretenu, car rien ne reste en place. » (Un goémonier embarqué)

Mais la période de carénage est souvent difficile financièrement, car cela entraîne beaucoup de dépenses sans toutefois de rentrées d’argent.

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Figure 25. Transformation d’un goémonier entre la saison des Coquilles St Jacques et la saison de Laminaria digitata. Dans un premier temps le pont est enlevé puis les sacs de sables qui améliorent la stabilité du bateau. Enfin, la grue et son support pour accueillir le scoubidou sont installés. C. Garineaud. 2014.

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Depuis les années 2000, poussée par des volontés économiques de la part des goémoniers, des industriels et des acteurs locaux, une autre pêche fait officiellement son apparition de février à avril et de septembre à novembre, c’est la récolte de Laminaria hyperborea (Frangoudes & Garineaud, 2015). La mise en place de cette récolte date de 1996. Après plusieurs études et une période de suivis intenses, ce métier s’est inséré dans la pratique de nombreux goémoniers. Alors qu’en 2011, 13 000 tonnes ont été débarquées par neuf bateaux, la récolte L. hyperborea s’est intensifiée et démocratisée puisque 40 000 tonnes ont été récoltées en 201492, année toutefois particulière pour les professionnels (cf. chapitre 9). En raison des nombreuses tempêtes hivernales, la biomasse algale a été fortement impactée. Afin de maintenir économiquement les entreprises, les professionnels se sont tournés vers ce métier, bien que nombre d’entre eux n’y sont pas favorables. Aujourd’hui une vingtaine de bateaux récolte L. hyperborea. Les professionnels différencient ses deux activités de récolte des algues, par le matériel utilisé, mais aussi par les conditions de travail :

« Ah oui ! C’est vraiment un métier différent. On ne touche plus la roche, on l’accroche. Et puis, il y a de l’eau sous la coque. » (Un goémonier embarqué)

Toutefois, certains goémoniers embarqués sont assez réticents vis-à-vis de ce nouveau métier et ils s’expriment rarement. Ainsi, après plusieurs échanges, un goémonier, à l’abri dans la cabine de bateau, exprime une vision différente du reste du groupe de professionnels. Sa réticence vient des heures et des coûts supplémentaires qui ne s’articulent pas avec son idée du travail et des impacts potentiels sur le milieu naturel liés à cette activité :

« [souffle et hésite] ce métier, il ne m’intéresse pas trop. C’est encore des heures, de la mécanique et puis quand tu vois les bateaux qu’ils ont, non moi je ne peux pas. Je trouve que cet outil est vraiment lourd et imposant et je ne suis pas sûr qu’il fasse du bien au fond. Après, ça me regarde […]. Si je fais une saison de laminaire, j’ai de quoi vivre et il faut aussi vivre à côté. Ça ne m’intéresse pas. Ça sera par nécessité. Il faut voir le côté financier, mais non ce métier, je n’aime pas. »

Certains reconnaissent par ailleurs que les entreprises les ont fortement incités à consacrer une partie de leur activité à cette algue.

Bien que nous nous soyons attachés à montrer tous les points de vue et les différences entre ces professionnels, ils restent un groupe relativement homogène. Leur structuration au sein d’une filière a permis leur inscription dans une continuité historique depuis les grands changements qui ont affecté la profession. Cette continuité historique est renforcée par la dimension familiale très forte dans la pérennisation du métier et dans les interactions entre professionnels. En s’inscrivant dans l’univers maritime régional, par leur visibilité, ils bénéficient d’une mise en valeur de leur profession, en tant que « grand métier » de la récolte des algues contrairement aux professionnels qui récoltent des algues de rive. Il apparaît toutefois que le bateau, et l’organisation des saisons et des métiers sont des critères de distinction et de reconnaissance dans la profession et vis-à-vis des autres pêcheurs.

92 Nous reviendrons sur ce point dans le chapitre 9. Pour l’année 2015, le tonnage de L. hyperborea a été d’environ 28 000 tonnes.

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