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Ces transformations techniques opérées depuis les années 1950 induisent un renouvellement des goémoniers. Les hommes nés avant la Première Guerre mondiale partent à la retraite et de nombreux professionnels arrêtent leur activité de récolte des algues pour se consacrer à l’agriculture. Les jeunes générations partent, vers les métiers de la marine nationale et marchande ou vers ceux des villes et en particulier l’industrie à Brest avant de revenir une dizaine d’années plus tard dans la région, où ils reprennent des activités de pêche. Nombre d’entre eux ont vu leurs pères ou leurs oncles pratiquer ce labeur et y ont participé, reprendre cette activité semble être une évidence comme en témoigne cet ancien goémonier :

« J’ai toujours vécu à Plouguerneau, je suis né à quelques mètres d’ici. Mais, comme beaucoup, j’ai dû partir pour gagner ma vie ailleurs. J’ai commencé dans la marine marchande comme mousse. Nous n’avions pas d’autres choix pour rentrer dans le travail si l’on voulait rester près de la mer. C’était la marine nationale ou l’école des mousses ou la marchande et aussi la pêche, mais pas ici. Il n’y avait pas de pêche ici, quelques petits bateaux côtiers. Mon père avait à l’époque le plus grand goémonier. Mon grand-père avait fait construire 3 bateaux goémoniers pour ses fils, la même année. [Quand j’étais jeune] je participais toutes les vacances. Je faisais un peu en mer avec mon père. Sinon je faisais le liken, le pioka comme on dit chez nous, aux grandes marées. Je suis né là-dedans, je suis tombé là-dedans. […] après mon service militaire, je suis parti naviguer dans la marine marchande. J’ai fait 5 ans. Et puis, un jour, en rentrant j’ai Figure 18. Port de Lanildut.

Il s’agit de la partie de déchargement des algues. Un premier poste est situé à gauche à côté de la pelleteuse orange. Un bateau attend un camion pour décharger sa cargaison d’algue. Un second poste est situé sur la cale de mise à l’eau. Un bateau est en cours de déchargement. C. Garineaud. 2015.

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ma famille qui m’a dit : « tu ne vas pas faire ça. Naviguer jusqu’à 55 ans ce n’est pas facile pour la vie de famille ». Et donc je suis allé dans la marine nationale. J’ai passé les tests pour être plongeur. J’ai été pris. J’ai fait ça pendant 14 ans. Ça m’a permis d’avoir mes indemnités très tôt, donc j’étais en retraite à 40 ans. […] c’est là où tout a commencé. C’est un rêve d’enfant qui s’est réalisé. Je suis rentré dans le moule très rapidement. Je me souvenais de tous les endroits. Je n’avais pas été depuis mes 8 ans parce que les curés m’avaient envoyé à l’école […] et j’ai tout retrouvé. Je me souvenais des trous. C’est dans les gènes. J’étais heureux et bien portant. » Parallèlement, la perception du métier par la population locale change. Longtemps, dénigré ou ignoré, « le métier de goémonier devenu enviable a acquis un prestige tout autre aux yeux des Molénais » (Leblic, 2008) mais aussi sur la côte nord du Finistère. Par exemple, grâce à la mécanisation, les rendements sont plus importants et ils permettent d’obtenir des gains supérieurs accrus avec la suppression du séchage. Pratiqués par une population jusqu’ici marginalisée, les goémoniers acquièrent une situation économique favorable, voire meilleure que les petits pêcheurs côtiers. C’est un argument supplémentaire, à celui de l’attachement sentimental, pour de nombreux jeunes retraités, mais aussi pour des personnes n’ayant aucun attachement historique à ce métier.

Les hommes ne sont pas les seuls à être affectés par ces changements. L’arrêt du séchage et du brûlage ainsi que la livraison des algues fraîches modifient le rôle de la femme. Elle se retrouve déchargée, comme les enfants de toutes leurs occupations et responsabilités anciennes : séchage, récolte des « goémons de rive » et du « goémon épave ».

L’évolution rapide de la flottille, des techniques et des personnes qui pratiquent cette récolte crée aussi des tensions au sein de la profession. Beaucoup d’anciens goémoniers disent ne plus reconnaître cette activité et ceux qui la font. Cette rupture générationnelle s’explique par plusieurs facteurs. La diminution drastique du nombre de bateaux s’est faite au détriment des plus anciens qui pratiquaient l’activité manuellement ou sur de petits bateaux provoquant incompréhension et parfois rancœur. De nombreux choix fait en interne à la profession comme la réglementation d’accès à ce métier — mise en place de licence —, la non-limitation de la taille des bateaux ou le développement de la récolte de Laminaria hyperborea contribuent à cette fracture et à de vives critiques à l’image des propos tenus par un ancien goémonier longtemps impliqué dans la profession :

« Pour moi, le métier a évolué trop rapidement et aujourd’hui j’ai la preuve avec le coup dur cet hiver [tempête de 2013-2014]. C’est surtout dans le scoubidou lui-même, trop de puissance dans les pompes, des bateaux de plus en plus grands. Ça veut dire, moins de petits bateaux, moins d’inscrits maritimes, ceci veut dire suppression d’emplois. Et, les petits bateaux, ils allaient partout. Donc, avec la tempête, les algues sont parties et c’est perdu. Trop de gros bateaux, trop de puissance et puis aujourd’hui, il y a en plus le peigne donc c’est une catastrophe. Et les industriels, ils s’en foutent [pff]. [Il désigne un des plus grands bateaux en activité qui travaille devant nous] Ce bateau nourrit 2 familles parce qu’il y a deux scoubidous et encore. Alors qu’il pourrait y avoir 5 familles. Avec moins d’inscrits maritimes, c’est aussi moins d’emploi à terre. Les bateaux ont grossi rapidement. En plus, ils mettent 12 heures à pêcher, ça veut dire, double dépense, double usure. Non c’est trop. »

Toutes ces critiques révèlent une partie des enjeux auxquels sont confrontés les professionnels actuels et traduisent de profondes différences de représentations du métier. Cet ancien professionnel expose toute la complexité du système de récolte et ses effets potentiels. Il montre comment l’augmentation de la taille des bateaux a accéléré la disparition des petites unités, réduisant le nombre d’emplois. Cette disparition n’est pas sans conséquence sur la ressource puisque les navires de taille imposante, ne fréquentant pas les mêmes secteurs que les plus petits pour des questions d’accessibilité et de

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rentabilité, laissent « à l’abandon » des zones autrefois exploitées. Il y a très peu d’échange entre les différentes générations, il n’existe pas de sentiment d’appartenance à un seul groupe. Les profonds changements au niveau des pratiques rendent difficiles la communication et la compréhension. Nous avons aussi constaté que de nombreux anciens professionnels n’ont pas accès aux informations actuelles (réglementations, situation économique, enjeux) et l’interprétation de la dynamique de la profession se fait avec leurs cadres et leurs visions ancrés dans le passé. A contrario, l’image que véhiculent les anciens collecteurs, au travers des musées ou des manifestations avec reconstitution sont critiquées par les professionnels actuels. Ils estiment qu’elles sont en partie « désuètes » et parfois « fausses », car pratiquées par des personnes n’ayant jamais récolté des algues. Si nombre de professionnels actuels admettent ne pas vouloir y participer, car « c’est pour les touristes », ils reprochent aux organisateurs de ne pas les intégrer à ces manifestations. Toutefois, quelques-uns reconnaissent que ces évènements et les reconstitutions permettent de montrer aux plus jeunes leurs histoires familiales.

Depuis les années 2000, la flottille a peu évolué, tout comme la filière dans laquelle elle s’inscrit. En 2001, l’économiste Frédrique Alban et ses collègues estimaient que le nombre de personnes tirant leur revenu principal de l’activité de la flottille goémonière bretonne, de façon directe (effectifs embarqués) et indirecte (activités amont et aval), était d’environ 220 avec 80 emplois induits (Alban et al., 2001). Par comparaison, l’emploi total dans la filière pêche aquaculture à l’échelle de Brest est d’environ 2000 personnes (emploi direct et indirect) à la même époque. Pour rappel, en 1944, C. Robert-Muller estimait entre 12 000 et 15 000 le nombre de personnes vivant de la récolte du goémon. L’examen des délibérations des conseils municipaux de Lanildut et de Porspoder témoignent de ce changement. Avant les années 1960, l’évocation de la récolte est fréquente autour de nombreuses questions : dates d’ouvertures, conflits, place des bateaux ou des fours pour le brûlage. À partir des années 1970, l’évocation de l’activité est plus ponctuelle, puis entre 1980 et 2004, la campagne goémonière est évoquée uniquement pour les prix de la location du terrain réservé aux transporteurs et destiné à la pesée des algues. Enfin, quelques indications apparaissent associées à la fête des algues, manifestation qui a lieu tous les ans à Lanildut.

Ainsi, les bouleversements des techniques, des usages, du paysage littoral et des groupes sociaux ont relégué un mode de vie indissociable de la récolte des algues, essentielle à la région au rang d’activité économique.

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