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1. Regard historique et théorique sur l’ethnoécologie

1.3. L’ethnoécologie et les savoirs locaux pour un renouvellement

La troisième phase de l’histoire de l’ethnobiologie selon Eugène Hunn est l’« Ethnoecology » qui émerge dans les années 1970-1980 en conséquence de l’essor de l’écologie scientifique (Hunn, 2007). Toujours en relation étroite avec les sciences naturelles, les ethnobiologistes vont alors diversifier les objets d’études, du maïs à la dengue, tout en les replaçant dans leurs écosystèmes. Un des premiers à aborder cette thématique de l’ethnoécologie est l’écologue mexicain Victor Toledo (Toledo, 1992). Il attribue à H. Conklin la création du terme ethnoécologie et positionne cette discipline qui se veut plus englobante et holistique que l’ethnobiologie au croisement de plusieurs courants historiques, issus de l’ethnoscience, de l’agroécologie, de la géographie et enfin de l’ethnobiologie (Ibid). Se pose alors la question : ethnobiologie ou ethnoécologie ? Certains auteurs considèrent que ethnobiologie comprend ethnoécologie comme Roy Ellen qui emploie le terme ethnobiologie « comme raccourci » (Ellen, 2006, p. 16), d’autres estiment que les termes ethnoécologie et ethnobiologie comme interchangeables (Rist & Dahdouh-Guebas, 2006). Nous considérons l’ethnoécologie plus adéquate, car elle s’accompagne d’une vision plus holistique et dynamique de l’environnement en prenant en compte notamment leurs dimensions paysagères et les interactions entre les organismes.

Selon V. Toledo, l’ethnoécologie permet de lier la dimension cognitive et pratique puisqu’elle « explore les connexions entre le corpus (les symboles, les concepts, les perceptions de la nature) et la praxis (ensemble des opérations pratiques d’appropriation de la nature) dans le processus concret de production » (Toledo, 1992, p. 9). Pour cet auteur, le but de l’ethnoécologie est donc « l’évaluation écologique des activités intellectuelles et des pratiques qu’un certain groupe humain exécute lors de son appropriation des ressources naturelles » (Ibid, p. 10). Dans l’optique de questionner la durabilité de la gestion des ressources, il établit les quatre axes à détailler :

 La description détaillée de l’écosystème (point de vue local et scientifique)  La décodification du corpus de l’informateur

 L’analyse des formes d’appropriations (praxis)

 L’évaluation écologique des formes d’appropriation (impacts) (point de vue local et scientifique)

En 1999, l’anthropologue Virginia Nazarea complète ce cadrage en l’inscrivant dans la dimension locale et en insistant sur l’importance du contexte écologique, comme le résume l’expression « ethnoecology as situated knowledge16 » (Nazarea, 1999, p. 3). Par ailleurs, elle insiste sur le répertoire riche et varié de méthodes de l’ethnoécologie en faisant référence aux méthodes quantitatives émergentes (Atran et al., 1999; Reyes-García et al., 2007).

En France, au début, les études traitent de façon distincte des savoirs et des savoir-faire avant d’élargir le cadre d’analyse aux relations entre les connaissances, les pratiques et les représentations symboliques à l’intérieur des écosystèmes socioculturels et économiques dans lesquels ils se sont développés (Bahuchet, 2012). Parallèlement, l’ethnoécologie mobilise les savoirs scientifiques, de manière contextualisée à la fois géographiquement et socialement, lui permettant d’avoir accès à une grande accumulation d’observations nécessaires pour l’analyse à laquelle elle prétend et permet

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d’aborder les questions de gestion durable et de conservation des ressources et de la diversité biologique (Ellen, 2006; Nakashima & Roué, 2002). Si ces savoirs locaux sont intégrés à l’évaluation, aux contrôles et à la cogestion des populations animales et végétales et des milieux dans de nombreuses études, ils peuvent être sujets à controverse et viennent bousculer certains cadres.

Les savoirs locaux au cœur de l’ethnoécologie

Alors que les ethnosciences cherchent à analyser tous les domaines de la culture, les ethnoécologues opèrent un glissement vers des réflexions sur les modèles de gestion historique et les liens avec l’environnement au travers des savoirs naturalistes. Les systèmes de classification vont alors être considérés comme faisant partie des stratégies de survie des différents groupes face à leurs environnements. Cette compréhension démontre un intérêt croissant pour les savoirs écologiques mais fait émerger la question de nommer correctement ces savoirs comme le rappelle l’anthropologue Marie Roué :

« Doit-on parler de savoir écologique traditionnel (Traditional Ecological Knowledge, TEK), ou de savoir traditionnel (Traditional Knowledge, TK), comme on l’a fait dans les années 1980 au tout début du développement de ce champ et comme certains le font toujours ? Serait-il préférable d’abandonner cette désignation au profit d’une dénomination plus politisée, celle de savoir autochtone (Indigenous Knowledge, IK) ? Doit-on tout au contraire choisir une notion la plus neutre, celle de savoirs locaux (Local Knowledge, LK) ? » (Roué, 2012, p. 1)

Indigenous semble peu approprié pour la plupart des communautés rurales, groupes francophones ou pour évoquer les paysans, les pêcheurs, etc. car la dimension indigène renvoie à l’histoire coloniale (Roué, 2012). Marie Roué rappelle également l’histoire des différents cadres règlementaires qui ont servi à définir les communautés autochtones dans les colonies françaises et aujourd’hui à l’échelle mondiale (Ibid). Traditional Ecological Knowledge — TEK — et Local Knowledge — TK — sont les expressions employées dans un premier temps par les auteurs, à l’image de l’article d’E. Hunn, « What is TEK ? » en 1993, car elles mettent en avant la dimension historique et elles se concentrent sur le domaine de la nature (Hunn, 1993). Si l’expression « savoirs naturalistes locaux » apparaît alors comme la meilleure traduction pour TEK (Bérard et al., 2005) le cadre uniquement naturaliste doit cependant être dépassé, car ces savoirs ont une portée plus holistique (intégration des pratiques, des représentations). L’expression « savoirs locaux » que nous utiliserons par la suite apparaît dès lors la plus adéquate. De nombreuses définitions de savoirs locaux ont été proposées ; au vu du sujet et du cadre d’étude et en nous basant sur plusieurs auteurs (Berkes et al., 2000 ; Hunn, 1993 ; Roué, 2012), nous proposons de retenir la définition suivante :

Issus d’une démarche holistique, les savoirs locaux sont un corps cumulatif de savoirs et un ensemble d’observations empiriques sur l’environnement local — pouvant inclure des systèmes de classification —, lié à des pratiques (savoir-faire), à une éthique et à des représentations du monde (visible et invisible), portant sur les relations entre les humains, les non humains et leur monde. Ces savoirs locaux sont transmis de génération en génération comme un héritage culturel et ils évoluent par l’incorporation dans le tissu social et dans les pratiques de nouvelles techniques et d’innovations. Pour répondre à la question « what is traditional ecological knowledge ? » Eugène Hunn, ne proposait pas une définition mais une réflexion sur ce qu’ils étaient ou n’étaient pas. Ils sont à la fois « locaux et fragiles […] c’est à la fois leur force et leur faiblesse » (Hunn, 1993, p. 14). Les connaissances – et le mode de vie — d’un groupe sont spécifiques à son environnement immédiat et ils ne seront pas

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largement partagés dans d’autres communautés. La fragilité vient de cette localisation, du contexte, de leurs acquisitions, de leurs transmissions et donc de la dynamique – positive ou négative — de la communauté qui les soutient, et qu’ils soutiennent. Le terme « traditional » qui revendique l’historicité de ces savoirs, peut être interprété de manière positive. Il ne reflète pas une connaissance statique (Heckler, 2004), mais une manière de savoir « way of knowing », c’est-à-dire un processus social d’apprentissage et de partage du savoir, propre à chaque culture autochtone, au cœur même de sa « traditionnalité » (Posey, 1999, p. 4). Cette connaissance porte alors une signification juridique, sociale et participe à la construction d’une identité. Les critiques faites sur le terme de traditionnel sont plus intense en France, car ce terme renvoie à une vision passéiste sur les notions de groupes primitifs, ou à une folklorisation et une muséification des groupes et de leurs modes de vie. Mais ces savoirs n’ont rien d’archaïsme et d’immobilisme, ils sont en réalité dynamiques (Bérard et al., 2005; Roué, 2012). La tradition n’est pas matérielle, tous les objets, les travaux, l’art, les rituels, les danses, les habits ou l’alimentation sont les incarnations des idées partagées par les peuples (Hunn, 1993) et tous ses aspects évoluent dans le temps. Pour reprendre les mots de M. Roué, ils sont donc plus que des savoirs disciplinaires, ils questionnent le rapport entre les savoirs des populations locales et la science. Bien qu’il y ait des fondations communes entre les TEK et certains aspects de l’écologie scientifique notamment dans la forte tendance à reconnaître et nommer les espèces animales et végétales et une correspondance, possiblement importante, entre les catégories locales et celle des scientifiques, les TEK divergent de la science (Ibid). Leurs transmissions se font principalement de personne à personne souvent de manière orale. Leur construction est presque uniquement empirique, se démarquant ainsi de la science occidentale déductive, qui aspire à une portée mondiale et universelle. Ces systèmes sont fondés sur une observation quotidienne et intime à l’échelle locale et d’une de vie, comme l’illustre très bien les travaux sur les pêcheurs du lagon de Marovo des îles Salomon de l’anthropologue Robert Johannes (Johannes, 1981a; Ruddle, 2008). Ils sont donc un luxe, car acquérir cette connaissance exigerait aux scientifiques des observations prolongées et exhaustives incompatibles avec les moyens de la grande majorité des biologistes occidentaux professionnels. Ils doivent alors venir en complément plutôt que d’être remplacés (Hunn, 1999). Mais cette prise en compte a connu différentes optiques – de l’utilitarisme à la cogestion — obligeant les ethnobiologistes à se positionner éthiquement et nécessitant la mise en place de cadre règlementaire pour construire une association entre chercheur et autochtones. C’est la dernière phase de l’ethnobiologie selon Hunn (2007), centralisée sur les communautés autochtones, leurs revendications et l’engagement des chercheurs.

L’ethnobiologie et les populations autochtones

La phase IV de l’ethnobiologie, selon Eugène Hunn, « Indigenous ethnobiology », est centralisée sur les communautés autochtones et leurs revendications (Hunn, 2007). La mise en évidence des savoirs locaux et l’intérêt qu’ils soulèvent ont fait émerger de nouvelles réflexions épistémologiques et des enjeux sociétaux et moraux auxquels ont dû répondre une partie de la communauté scientifique. Parallèlement, les savoirs locaux deviennent un véritable instrument de pouvoir (Agrawal, 2002; Alphandéry & Fortier, 2006; Bromberger, 1986; Hunn, 1993; Roué, 2012) et amènent de nouvelles interrogations éthiques et autour des propriétés intellectuelles (Posey & Dutfield, 1997; Posey & Plenderleith, 2011). Un des facteurs a été la reconnaissance de la relation positive entre diversité culturelle, biodiversité et savoirs locaux, devenant un argument dans les revendications (territoriales,

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culturelle, etc.) des minorités face aux États (Roué, 2012). Un tournant majeur a été la Convention de la diversité biologique à Rio en 1992 et L’article 8j du texte produit, ratifié par 178 pays, qui a introduit la notion de savoirs locaux comme sujet de droit :

« Chaque partie contractante, dans la mesure du possible et selon qu’il conviendra : sous réserve des dispositions de sa législation nationale respecte, préserve et maintient les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique et en favorise l’application sur une plus grande échelle, avec l’accord et la participation des dépositaires de ces connaissances (…) et encourage le partage équitable des avantages découlant de l’utilisation de ces connaissances, innovations et pratiques. »

Ainsi, la communauté internationale reconnaît la grande importance de ces savoirs pour ceux qui en dépendent quotidiennement mais aussi pour l’Humanité, en tant que facteurs favorables à la conservation de la biodiversité. Ceci permet à ces acteurs, souvent écartés, de participer aux réflexions et aux débats sur les questions de préservation de la diversité naturelle et culturelle et d’intégrer les programmes de recherche et d’action (Bahuchet, 2009). Ces savoirs ne sont pas des solutions finies, mais liés à des modes de vie où les systèmes de connaissance évoluent et reflètent à la fois les qualités intrinsèques des objets naturels et les pratiques que ces objets naturels suscitent. C’est pour cela qu’ils présentent un intérêt pour la gestion de l’environnement. Ils prennent également en compte les conditions écologiques et sociales et leur évolution à long terme (Friedberg, 1997). Aujourd’hui, l’objectif est donc de conserver les pratiques locales, de réguler l’utilisation qui en est faite et de les valoriser.

2. L’ethnoécologie comme cadre d’analyse de la récolte des algues en Bretagne

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