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Discussions d’un couple de touristes de 65-70 ans, assis sur le banc près de moi (Rocher du Crapaud, entrée du port de Lanildut) :

F : « Tiens regarde encore un bateau avec plein d’algues qui rentre. » H : « c’est du goémon. »

F : « Ce n’est pas pareil, le goémon et les algues ? »

H : « Je ne crois pas. Je ne sais pas ce qu’ils font avec le goémon, mais ça ne doit pas être les algues pour manger. »

2.1. Goémon, varech et sart

Si comme l’affirme Paul Quentel « le mot algue est resté savant » (Quentel, 1960, p. 196), il semblerait que le goémon soit un équivalent d’algue pour la Bretagne comme le laisse penser la définition proposée par Antoine Le Furetière en 1690 : « ALGUE : s.f on l’appelle en Normandie Varech, en Bretagne Goesmond, et en Poitou Sar ». Au vu de cette définition, il semble que ces trois termes sont des synonymes d’algue employés dans différentes régions littorales françaises. Le géographe Jules Welsch décrit les ressources de la zone de balancement des marées dans le centre-ouest de la France : « on va ramasser le sart dit aussi goémon, varech ou vraicq » (Welsch, 1917, p. 347). Le biologiste Camille Sauvageau (Sauvageau, 1920, p. 29) écrit : « à l’ensemble des plantes marines et plus particulièrement à celles que rejette le flot ou que les riverains coupent pour leurs usages correspond un nom, qui varie avec les régions ; au 17e siècle on les appelait en Normandie varech ou vraicq, en Aunis, Saintonge et Poitou sar ou sart et en Bretagne gouesmon ». Cette différence de vocabulaire illustre l’existence d’un rapport à ces objets naturels de la Normandie au Poitou-Charentes. Selon Eugène Videment qui s’appuie sur le dictionnaire Larousse de 1875 et celui de l’Académie française, le terme « sar », ou « sart », proviendrait de l’essart. Ce terme agricole désigne l’herbe amassée dans les champs que l’on essarte ou sarcle. Le sart serait donc l’herbe marine sarclée, c’est-à-dire arrachée à la main ou à l’aide d’un outil (Videment, 1909).

Pour le terme « varech », les dictionnaires Ménage de 1650 et de l’Académie Française de 1798 (5e éd.) montrent qu’il n’est pas exclusif aux algues, mais désigne l’ensemble des débris venant s’échouer sur les côtes normandes. Il est emprunté au norrois57 « vagrek » et au gaélique « wrack » ou « wreck » signifiant échoué. Une évocation du « warec » est faite dans une enquête commandée par le roi d’Angleterre en 1181 sur le domaine archiépiscopal de Dol (entre Saint-Malo et le Mont-Saint-Michel). Si le varech est toujours associé à la Normandie, son sens a évolué au cours des siècles. Dans un premier temps, avant 1681, il s’agit de tout ce qui vient s’échouer, que la mer « jette à terre par tourmente et fortune de mer, ou qui arrive si près de terre qu’un homme à cheval puisse y toucher avec une lance sont considérées comme choses gayves58 et portent le nom de varech » (Desouches, 1972, p. 352). Il est associé au droit de varech, qui permet de s’emparer de tout ce qui est rejeté par la mer sur ses côtes, attribué par la coutume de Normandie aux seigneurs locaux (Desouches, 1972; Videment, 1909). À partir du 19e siècle, le terme varech se limite aux seules « plantes marines que la

57Nom de la langue scandinave médiévale parlée en Normandie. 58 Voir paragraphe suivant, définition de goémon.

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mer jette sur ses bords » et par extension aux autres débris végétaux (Videment, 1909). Puis au début du 20e siècle, selon C. Sauvageau (Sauvageau, 1920), le varech est associé par les botanistes aux Fucus ou aux phanérogames* marines comme Zostera marina qui était recherchée pour le commerce de crin végétal servant à garnir les matelas, les fauteuils ou pour la fabrication d’emballage.

La première évocation officielle de « goémon » est dans les Rôles d’Oléron59 coutumiers maritimes du 12e siècle (Videment, 1909). E. Videment propose une origine issue de « gaywon » qui viendrait de « gaive ou gayves », ces mots désignant ce qui est rejeté en mer (herbes marines, poissons, pierres précieuses, etc.) et n’appartenant à personne, devenait la propriété du premier arrivé. Contrairement à l’orthographe60, le sens a peu évolué à l’image de la définition proposée par Corneille en 1694 « Goémon. [s.m.] Terme de Marine. Certaines herbes qui croissent au fond de la mer, et qu’elle en arrache en de certains temps. On s’en sert à fumer les champs et les vignes quand elle les a poussées vers les costes ». La prévalence du terme breton sur le varech et le sart s’explique par son inscription dans les textes législatifs. En 1681, l’Ordonnance de la marine rédigée par Colbert emploie indistinctement les trois termes, puis au cours des différents textes juridiques, sart fut le premier à disparaître puis ce fut varech, goémon étant définitivement consacré au milieu du 19e siècle. Ainsi, la réglementation en inscrivant les termes et les définitions géographiques dans le code maritime et dans l’Ordonnance de la marine a uniformisé les définitions et les interprétations (Videment, 1909). Mais les personnes circulant d’autant plus sur la mer transportent avec eux leur langage et leurs représentations. Le varech, le sart et le goémon désignent des objets proches avec des éléments en commun, mais non identiques, dans des aires géographiques différentes. Ainsi, nous avons pu entendre des habitants depuis plusieurs générations de l’île de Ré en Charente-Maritime, parler de varech lors d’échouages massifs d’algues sur les côtes ou des pêcheurs bretons utiliser varech pour parler des Fucus.

Nous avons questionné dans le cadre des échanges menés sur le terrain, la définition du terme goémon. Il s’agit d’une catégorie qui fait sens pour un groupe de professionnels bretons pratiquant selon eux le métier de goémonier, c’est-à-dire ramasseur de goémon :

G1 : « Pour nous le goémon c’est les algues [il parle fort]. » CG : « Toutes ? »

G1 : « Toutes les algues confondues. Après dans le goémon, il y a la laminaire [fait des mouvements pour énumérer], l’hyperboréa, les algues de rive et d’autres. Mais pour nous, tout ce qui est algue, c’est goémon. Maintenant, c’est notre propre langage et chacun a sa version des choses. » (Un goémonier embarqué expérimenté)

Goémon constitue la seule grande catégorie englobante pour l’ensemble des algues. Toutefois, ce n’est pas une traduction littérale dans la langue bretonne du terme algue. Le terme correspondant à algue est « bezhin » et de nombreuses déclinaisons sont données dans la littérature.

59 Code nautique rédigé par Aliénor d’Aquitaine en 1152 qui a pour vocation de fixer les usages maritimes. 60Évolution de l’orthographe : gouesmon et goesmond (Ordonnance de la marine 1681), gouémon (Diderot & D’Alembert, 1765), gonesmon en 1772 (Jourdan, Decrusy, Isambert, & Taillandier, 1829), goëmon (Beaussant, 1840). Localement, dans les délibérations du conseil municipal de Lanildut l’orthographe est différente : goesmon (1833), goëmon (1883), goémon (1908). Cette dernière graphie, la plus courante aujourd’hui localement, que j’utiliserai.

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2.2. Le « bezhin » : l’autre nom breton de la littérature et ses déclinaisons

Dans sa formalisation des classifications, Claudine Friedberg montre que les dénominations sont constituées majoritairement par un terme de base qui peut être complété par un ou plusieurs déterminants (Friedberg, 1974, 1990). « Bezhin » est un terme de base très fréquent dans la littérature consacrée aux pratiques anciennes de récolte des algues bretonnes puisqu’une soixantaine de dénominations désignant une vingtaine d’espèces algues ont été comptabilisées. Si les déterminants révèlent des usages et des connaissances comme nous le verrons par la suite, l’analyse du terme de base et de son orthographe illustre à lui seul la variation géographique des mots. Pierre Trépos, universitaire français, spécialiste de la langue bretonne durant la première moitié du 20e siècle, a réalisé un travail sur les variations linguistiques du terme « bezhin » en Bretagne (Trepos, 1960) qu’il résume dans le schéma ci-dessous (cf. figure 10). S’il a essayé de localiser des termes obtenus, ce qui est remarquable, il en vient à se contredire lui-même. Par exemple pour plusieurs termes qu’il situe dans le nord du Léon (à l’île de Batz et Roscoff, secteur enquêté par E. Danois), il n’utilise pas « bizin » ou « bihin », les deux orthographes de la région mais l’écriture de la Bretagne sud « bezin ».

Figure 10. Variations du terme « bezhin » relevées par Pierre Trépos en Bretagne en 1960. Modifiée par C Garineaud. 2016

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Dans les différentes sources littéraires sur lesquelles se base notre travail, les orthographes de ce terme correspondent au propos de Pierre Trépos. Trois formes d’écritures apparaissent : « bizin », « bijin » et « bezhin ». Le premier mot, « bizin » est employé par Édouard Danois qui a enquêté en 1906 sur les noms des animaux et des végétaux à Roscoff. Le second, « bijin », est systématiquement utilisé par Pierre Arzel qui est originaire de la région des abers et travaillant particulièrement avec les goémoniers dans le secteur de Lanildut. Le troisième, « bezin », se retrouve notamment dans les travaux de Pierre Trépos qui a enquêté en basse Bretagne. Toutefois, la grande majorité des auteurs utilisent cette dernière orthographe « bezhin » qui correspond à l‘écriture unifiée bretonne61. Bien que certaines différences aient pu être observées lors des entretiens que nous avons réalisés, nous avons choisi de conserver l’écriture unifiée pour simplifier la lecture et la compréhension du texte. Lorsqu’il ne désigne pas la catégorie la plus englobante équivalente à goémon, « bezhin » est associée à un ou plusieurs déterminants afin de nommer un groupe d’espèces ou une espèce seule. L’analyse des déterminants est très riche, elle permet de saisir les éléments importants pour les personnes sur les algues. Les dénominations servent majoritairement à identifier l’objet naturel. Logiquement, les termes se référant à la morphologie ou à la couleur représentent plus de la moitié des déterminants. Par exemple, Fucus vesiculosus est appelé « bezhin klogor » (Quentel, 1960), klogor signifiant ampoule ou bulle en référence aux vésicules dont elle est couverte. Contrairement à l’ancienne classification scientifique (cf. chapitre 2) qui se basait sur les trois couleurs — brune, rouge et verte —, un plus large nuancier est employé dans les dénominations vernaculaires. Trois autres couleurs sont utilisées : noir, blanc et jaune.

L’adjectif rouge est le plus répandu. Il est utilisé pour les algues rouges avec l’expression « bezhin ruz », au sens scientifique, mais aussi pour Laminaria hyperborea lorsqu’elle est échouée sur la plage, puisqu’elle se teinte d’un rouge foncé. Une partie des algues est dite noire « bezhin dù » [algue noire], ce qui correspond dans la classification scientifique à la famille Fucaceae. Le vert est employé pour désigner les algues vertes « bezhin glas » [algue verte]. Cependant, cet adjectif a été utilisé pendant longtemps, au sens de « frais » alors que le terme breton est « frez » qui lui n’apparaît jamais dans les dénominations. Comme nous le verrons, les goémons de tout genre ont été séchés pendant des siècles, mais depuis 1978 « les algues sont livrées en vert », fraîches. La couleur blanche « bezhin gwen » [algue blanche] (Trepos, 1960) ou « goémon blanc » fait également référence à l’état dans lequel sont livrés les types d’algue de la catégorie « liken » « pioka » « petit goémon » « tapioka » « goémon blanc » (cf. figure 9, p. 90). Généralement, deux espèces scientifiques sont concernées Mastocarpus stellatus et Chondrus crispus. Ces algues font l’objet d’une transformation lors du séchage et elles sont vendues sous trois formes : « en rouge » c’est-à-dire juste sèches, « en vert » c’est-à-dire fraîches et juste collectées ou « en blanc ». Afin d’obtenir cette dernière couleur, les algues sont séchées puis réhumidifiées et à nouveau séchées. Ce processus complexe et long mobilise un ensemble de savoir et d’observations précises. Enfin, la couleur jaune « melen » (Trepos, 1960) est employée uniquement pour designer l’espèce Laminaria ochroleuca en raison de sa couleur naturelle.

Sporadiquement, certaines algues sont nommées par l’association du terme de base « bezhin » à un déterminant reprenant le nom d’une plante terrestre ou faisant référence à l’estran. Par exemple, Alaria esculanta est appelé « bejin raden » [algue fougère] ou « raden aod » [fougère de rive] (Leberre,

61 Il s’agit de l’orthographe dite Peurunvan, ou orthographie unifiée ou KLGT mise en place en 1941 pour faciliter l’apprentissage, l’écriture et l’enseignement.

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1968). Les dénominations s’appuient sur le processus de reconnaissance par association (Friedberg, 1974, 1990).

Plus rarement, une dizaine de dénominations font référence à des animaux ou des parties corporelles de ceux-ci. Ce sont principalement des animaux terrestres, liés à la ferme « bezhin moc'h » [algue cochon] ou à la vie quotidienne « pennou chas » [tête de chien] (Le Berre, 1968). Pelvetia caniculata est parfois appelée « bezhin pistis » [algue à vers de vase] (Ibid). Quelques éléments dans les entretiens laissent penser qu’elle servait à conserver vivants ces appâts recherchés. Dans la figure 9, apparaît le terme breton « chifretez », dont la traduction signifie crevette. La personne qui a utilisé cette dénomination n’a pas fourni d’explication.

Enfin, plusieurs auteurs notent les dénominations suivantes : « bezhin tan » [algue brûlée], « bezhin soud » [algue soude] (Trepos, 1960), ou « bezhin trempan » [algue engrais] (Nyberg & Ar Gall, 1996), en y associant de façon très variable plusieurs espèces d’algues. Il s’agit de catégories qui se réfèrent directement à l’usage ou à la transformation des algues. Plusieurs de ces catégories, mais aussi un grand nombre des déterminants cités précédemment, sont associées au terme de base « goémon ». Ainsi, les dénominations bretonnes qui ont fait l’objet d’une attention particulière et qui se retrouvent dans la littérature, révèlent ce qui a pu faire sens pour les personnes : comment elles ont été connues et reconnues et quels sont les usages faits des algues. Il est intéressant de constater que les dénominations et les regroupements des espèces d’algues dans la littérature se basent sur les usages. Bien que les anciens collecteurs interrogés aient connu ces pratiques et ces usages, ils ne sont que peu mentionnés directement.

Si la disparition des pratiques, la diminution des personnes bretonnantes, les objectifs et les méthodes d’enquêtes des différents auteurs sont des facteurs qui peuvent expliquer ces divergences, il semble qu’un ordonnancement se fasse au travers de catégories complexes et dynamiques. Analyser ces catégories va alors nous permettre de retracer l’histoire des usages des algues et des personnes.

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