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2. L’ethnoécologie comme cadre d’analyse de la récolte des algues en Bretagne aujourd’hui

3.2. Entretien et enquête ethnobiologique au cœur du corpus

Les entretiens sont le moyen privilégié et donc la plus importante part du corpus de données des ethnologues. Il existe une diversité de formes d’entretiens, de l’entretien directif à l’échange informel (Beaud & Weber, 2010). Afin d’être le plus précis sur nos méthodes, nous souhaitions rappeler seulement les propos de J.P Oliver de Sardan sur la distinction entre guide d’entretien et canevas d’entretien, ce dernier support étant celui que nous avons utilisé :

« Le guide d’entretien organise à l’avance les « questions qu’on pose », et peut dériver vers le questionnaire ou l’interrogatoire. Le canevas d’entretien, lui, relève du « pense-bête » personnel, qui permet, tout en respectant la dynamique propre d’une discussion, de ne pas oublier les thèmes importants. Il en reste aux « questions qu’on se pose », en laissant à l’improvisation et au « métier » le soin de les transformer au fil de l’entretien en questions qu’on pose. » (Olivier de Sardan, 1995, pp. 7–8)

Ce point nous permet d’introduire une caractéristique essentielle du terrain, parfois difficile de saisir pour des personnes extérieures à l’ethnologie : l’itération. L’enquête ne commence pas « par un bout de la rue ou de l’annuaire pour finir à l’autre » (Olivier de Sardan, 2008, p. 82). Les personnes ne sont pas choisies à l’avance par une quelconque méthode, les rencontres s’opèrent par « buissonnement » (Ibid), par recommandations ou par suggestions. Les entrevues sont le fruit d’opportunités et de disponibilités. Ce parcours, nous donne à voir les différents cercles et réseaux existants sur le terrain : « le chercheur va chez X, qui lui dit d’aller chez Y de l’autre côté du village ou de la cité, puis revient chez Z qui habite près de X […] De chaque entretien naissent de nouvelles pistes, de nouveaux interlocuteurs possibles, suggérés directement ou indirectement au cours de l’entretien. La dynamique de l’enquête suscite ainsi son propre cheminement, largement imprévisible au départ, illégitime pour un enquêteur de l’INSEE, mais où se reflètent cependant les réseaux « réels » du milieu étudié. » (Olivier de Sardan, 2008, pp. 82–83)

Cette itération influence également les questionnements, les données accumulées et leurs interprétations puisque de chaque interaction ou de chaque observation peuvent émerger de nouvelles réflexions. L’élaboration d’un canevas d’entretien permet d’ajuster plus facilement, nos questions et donc de favoriser cette itération.

Pour analyser la retranscription intégrale de nos échanges (entretiens et notes) et de nos observations, nous avons élaboré une grille d’analyse. Une cinquantaine de thématiques ont émergé et elles ont permis de construire la réflexion. Les entretiens ont alors été contextualisés au regard du profil de la personne, puis croisés avec les autres personnes des différents groupes. Toutes les observations et tous les échanges que nous avons consignés dans nos carnets de terrain ont été numérisés et intégrés au corpus de données dans la grille d’analyse thématiques.

Enfin, nous avons fait le choix de rendre anonymes les extraits d’entretiens présentés dans ce texte. Mais, il ne s’agit pas d’une simple opération technique (Zolesio, 2011). L’objectif est de fournir aux lecteurs des indices, plus importants que les noms de famille, pour la compréhension du contexte et des propos tenus. De plus, puisque la recherche a été menée dans un réseau restreint d’acteurs et que nous souhaitions que les professionnels puissent parler librement, il nous revient alors d’être vigilants et de garantir la confidentialité de leurs propos, comme le souligne l’anthropologue Emmanuelle Zolesio :

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« Le chercheur doit donc être particulièrement vigilant lorsque sa recherche s’adressera (au moins en partie) à la communauté restreinte dans laquelle il a pu enquêter. Il doit avoir à l’esprit que les enquêtés chercheront à voir dans la recherche une sorte de roman à clefs où ils pourront identifier leur cas et s’identifier les uns les autres » (Zolesio, 2011, p. 3)

… et ethnobiologique

Selon Serge Bahuchet, la méthodologie d’enquête ethnobiologique, « commence, ou mieux, est fondée sur un inventaire minutieux et précis de la nomenclature du monde : les éléments du milieu naturel sont reconnus, c’est-à-dire nommés, par les membres d’une ethnie » (Bahuchet, 1992, p. 513). Si les entretiens et les observations peuvent fournir des informations précises, il est fréquent en ethnobotanique de s’appuyer sur des planches d’herbiers, sur des spécimens frais ou des photographies (Martin, 1995; Thomas et al., 2007). Nous avons privilégié cette dernière méthode, parfois nommée technique du « contrast sets » (Fournier, 1971). Si elle ne peut se défaire de l’observation participante et des entretiens classiques, elle peut être comme d’autres « techniques ethnoscientifiques aussi applicables dans des sociétés où l’homogénéité culturelle est inexistante et/ou prolifère des taxonomies savantes » (Fournier, 1971, p. 479). Elle présente des avantages d’utilisations en raison de l’objet naturel qui nous intéresse. Il est difficile de constituer un alguier ou de transporter à chaque entrevue des algues fraîches.

Lors de vingt-trois entretiens (cf. tableau 1), nous avons présenté une série de trente-et-une photographies22 plastifiées de mêmes tailles (10*15 cm) montrant chacune une espèce d’algue, prise lors d’une grande marée par nos soins, ou issues de bases de données telles que Algaebase et World Regsiter of Marine Species23. Les ethnobotanistes Evert Thomas, Ina Vandebroek et Patrick Van Damme qui s’intéressent aux méthodes de terrain évoquent plusieurs inconvénients de cette technique (Thomas et al., 2007). La reconnaissance des plantes est strictement visuelle, il est alors impossible de mobiliser certains caractères de reconnaissance comme la rugosité, les odeurs, etc. Il est également difficile de montrer le contexte écologique dans lequel elles se trouvent. Ils conseillent d’éviter les spécimens stériles, de photographier à la fois l’individu entier tout en permettant de montrer des détails anatomiques. De plus, « ce que l’œil peut voir n’est pas ce que l’appareil peut enregistrer », l’image dépend donc des décisions prises par le photographe. Afin de pallier à ces biais, nous avons fait plusieurs choix.

Les espèces ont été sélectionnées en s’appuyant sur des guides naturalistes (Cabioc’h et al., 2006; Rio et al., 2001), sur des bases données, sur la connaissance et les informations acquises lors du précédent terrain ainsi que sur la liste des espèces récoltées fournie par la Direction Départementale des Territoires et de la Mer, l’organisme en charge de la partie administrative de la récolte des algues. Sauf pour Laminaria hyperborea, inaccessible à pied, toutes les espèces sont présentées telles qu’elles sont rencontrées dans leur milieu à marée basse. Nous n’avons fourni aucune échelle sur la photo, mais des éléments biologiques ou écologiques ont été apportés verbalement à la demande de l’informateur. C’est pour ces raisons que cette méthode ne peut se substituer à une enquête ethnographique.

22 Les photographies que nous avons présentées sont celles illustrant les fiches de chacune des espèces d’algues dans le chapitre 2.

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Lors de l’entretien, après un premier temps d’entrevue classique avec la personne, un second temps est dédié à la discussion autour des photographies. Celles-ci, mélangées au hasard sont présentées de façon aléatoire à la personne qui prend un moment pour toutes les observer. Tout d’abord, les espèces qui lui sont inconnues, jamais observées, sont écartées. Ensuite, les photographies sont reprises une à une avec l’informateur. Il est demandé alors à la personne les caractéristiques spécifiques qu’elle utilise pour l’identification de l’algue, les noms, les techniques de récolte, les savoirs biologiques et écologiques qu’ils détiennent et toutes les informations possibles sur sa récolte, ses usages et les éventuels enjeux autour de celle-ci.

Trois situations se sont présentées et ont été notifiées dans l’analyse :

 La personne a déjà vu quelquefois l’espèce, mais aucun nom ni information ne sont fournis,  La personne décrit le lieu où elle situe, des usages, etc., mais le nom est oublié,

 La personne donne au moins un nom et elle fournit un ensemble de connaissances sur celle- ci.

Enfin, il est demandé à l’informateur de regrouper l’ensemble des spécimens qu’il connaît selon ses préférences et ses critères, cela deux fois de suite.

Cette méthode peut être confrontée aux problèmes de la confusion ou de l’association de plusieurs espèces qui s’explique soit par l’usage des photographies, soit par la volonté de l’informateur de donner à tout prix un nom à l’espèce. Toutefois, il s’agit d’éléments très intéressants, car ces recoupements se font sur la base de trait morphologique et de critères écologiques (positionnement sur l’estran, proximité entre les algues, etc.). L’échange permet de comprendre au mieux comment se passe la reconnaissance des espèces et fait apparaître les savoirs naturalistes.

Ce travail n’a pas été mené uniquement avec les professionnels, mais aussi avec des chercheurs spécialisés dans les algues et des gestionnaires locaux, comme le préconise Claudine Friedberg (Friedberg, 2005). Ceci nous a permis de tester nos photographies, de vérifier les noms scientifiques et de collecter un ensemble de connaissances et de représentations sur ces espèces. Grâce à cette base commune, la mise en regard des engagements des acteurs professionnels et des scientifiques a été facilitée. Questionner les scientifiques et établir cette base, selon l’ethnobiologiste Eugène Hunn, favorise les échanges entre les différents protagonistes et l’ethnologue, discussions qui pourraient intervenir à la suite de ce travail (Hunn, 1993). C’est au travers de la connaissance scientifique sur la biologie, la phylogénie et l’écologie des algues que nous allons tenter de mieux circonscrire notre objet naturel et son milieu ainsi que les enjeux associés.

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Présentation du corpus de données issu de l’enquête

Présence sur le terrain : 11 mois et demi

Détails des entretiens

Nombre d’entretiens : 86

Nombre de personnes questionnées : 72

Nombre d’heures enregistrées : 101 heures Nombre d’entretiens non enregistrés : 4

Nombre d’entretien par catégories d’acteurs Nombre d’entretien avec la méthode des photographies

Goémoniers embarqués 21 6

Récoltants professionnels d’algues de rive 21 10

Anciens goémoniers 6 3

Chercheurs 7 2

Gestionnaires d’espaces et de ressources 4 1

Industriels 3 0

Membres d’instances administratives 4 0

Chargés de mission dans le patrimoine sur les algues 3 0

Pêcheurs professionnels 2 0

Agriculteur 1 0

Détails des observations participantes

Activité Nombre de

sorties Espèces récoltées lors des sorties

Nombre d’observation

Récolte à partir des

bateauxa 5

Laminaria digitata 2

Laminaria hyperborea 1

Praire en rade de Brest 1

Araignées de mer et poissons en

mer d’Iroise 1

Récolte sur la rive 17

Asparagopsis armata 1

Chondrus crispus et Mastocarpus

stellatus 3 Corallina 3 Fucales 2 Himanthalia elongata 2 Laminaria digitata 1 Laminaria ochroleuca 1 Palmaria palmata 4 Porphyra 2 Saccharina latissima 1 Ulva 1

Tableau 1. Présentation du corpus de données issu de l’enquête.

aLe nombre d’observations participantes est réduit en raison des contraintes qui sont imposées aux professionnels embarqués. Un seul bateau est titulaire d’une autorisation permanente pour accueillir des personnes à son bord. L’accompagnement s’est fait dans l’illégalité malgré des démarches administratives auprès des autorités. C Garineaud. 2017.

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De l’objet naturel à la ressource algale :

construction scientifique de la catégorie algue

La démarche ethnoscientifique, exposée dans la partie précédente, nous invite à observer un objet à la fois du point de vue des populations locales et de celui des scientifiques. Bien que le cœur de ce travail soit les dénominations et les catégories des collecteurs d’algues ainsi que les pratiques et savoirs associés, il est nécessaire de clarifier, dans un premier temps, un point essentiel pour permettre une meilleure compréhension de nos propos : qu’est-ce que l’objet algue du point de vue des scientifiques ?

Nous allons retracer l’histoire de cet objet naturel, au travers de la littérature scientifique sur la biologie et l’écologie des algues et nous appuyer sur des entretiens réalisés avec des phycologues. Ces données seront mises en regard, discutées, croisées, dans les chapitres suivants avec les propos des collecteurs d’algues. Nous souhaitons montrer que la représentation des scientifiques sur cet objet naturel a évolué parallèlement à l’accroissement des connaissances et de l’intérêt qui lui a été porté : d’un objet naturel ignoré à une ressource à exploiter puis à une biodiversité à conserver, à gérer

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