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4. Une pratique qui s’organise : cadre légal et administratif

4.2. Deux filières différentes

Il existe deux filières aujourd’hui. L’une se construit à partir des algues pêchées en mer par les professionnels embarqués, que nous présenterons dans un premier temps et l’autre l’est autour des algues de rive récoltées par les professionnels à pied, qui sera décrite dans un second temps.

La ressource algue en mer

La récolte des algues en Bretagne s’inscrit aujourd’hui dans une dimension industrielle notamment destinée à la production d’alginate. Sur la production annuelle d’environ 80 à 90 000 tonnes d’algues, près de 80% proviennent de la pêche par les navires de Laminaria digitata (environ 45 000 tonnes) et depuis 1995 de Laminaria hyperborea (environ 20 000 tonnes). Les estimations économiques avancent un chiffre d’affaires compris entre 1,7 et 2,7 millions d’euros. Les algues, une fois débarquées dans les différents ports, sont acheminées par des transporteurs privés ou par les professionnels eux-mêmes aux usines de transformations qui achètent les algues.

Deux usines achètent et transforment 90 % des Laminaires. Il s’agit de deux multinationales. La première, Cargill est située à Lannilis. Entreprise familiale fondée en 1865, Cargill emploie 139 000 personnes dans 65 pays, dans l’industrie agroalimentaire. Le site breton de production existe depuis 1968. Cargill l’a racheté en 2006 à l’entreprise allemande Degussa (cf. figure 19).

L’autre entreprise de transformation est située à Landerneau (environ 30 kilomètres les séparent). Cette dernière a été créée en 1962 par la Sobale (entrepreneur local) puis acquise par Danisco en 1982, qui en 2011, l’a revendue au géant de l’agro-chimie E.I. du Pont de Nemours et Compagnie. Les deux usines emploient une centaine de personnes localement.

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Cette filière duopole ou duopsone — situation dans laquelle la concurrence s’exerce entre deux acheteurs et une multitude de vendeurs – existe depuis la mise en place de l’extraction d’alginate. Jusqu’en 2008, les prix étaient fixés lors des « commissions algues au début de chaque saison ». Suite à une inspection de l’Office général de concurrence, de la consommation et de la fraude, remettant en cause ce fonctionnement en raison du non-respect du principe de la libre concurrence, un nouveau système a été mis en œuvre : chaque entreprise établit un contrat individuel et confidentiel avec chaque goémonier déterminant le tonnage, un calendrier de pêche, un agrément qualitatif et un prix. Ce changement a transformé à nouveau profondément la filière. Outre l’aspect confidentiel qu’il introduit, il modifie les interactions entre les acteurs traditionnels, en établissant un lien plus fort entre les goémoniers et les industriels au détriment de la commission algues. De nombreuses tensions entre les professionnels émergèrent en raison des difficultés de certains à honorer leurs contrats sur leurs zones historiques de travail, les obligeant à se déplacer pour assurer une récolte suffisante. Ainsi en 2014, pour faire face à cette situation, de nouvelles règles ont été élaborées en établissant des zones de récolte historiques pour chaque bateau et une obligation d’autorisation du groupe de travail pour le déplacement vers d’autres zones de récolte (Frangoudes & Garineaud, 2015). Si tous les acteurs reconnaissent que cela a été un « changement important », du côté des professionnels embarqués les avis sont partagés sur les bénéfices de transformation. Ainsi, les discours divergent parmi les goémoniers entre ceux qui privilégient la relation avec les acheteurs et ceux qui mettent en avant le prix des algues :

G1 : « Les contrats qu’ils nous font, il y a plus beaucoup de sentiments. On est un numéro. » G2 : «Oui au début on a eu du mal, on ne savait pas à quelle sauce on allait être mangé. On a essayé de remonter les prix […] Ce n’est pas si mal. Après ce n’est peut-être pas le point de vue de tous. »

Cette structuration de la filière fournit aux usines un pouvoir de décision important, ce que certains collecteurs soulignent. Pour eux, ils sont « dépendants des usines de toute manière » et « si demain elles prennent plus, on est à la rue ». Par ailleurs, ils estiment que leurs intérêts divergent de celui des industriels comme l’illustre le propos de ce goémonier : « On n’a pas les mêmes intérêts, ils peuvent dire que l’on est dans le même bateau, mais non c’est toujours les mêmes qui rament. »

Figure 19. La filière « algues en mer ».

Ce schéma n’est plus valable depuis janvier 2017. L’entreprise Cargill a vendu son site à l’entreprise Algaia. Nous évoquons ce changement dans le chapitre 9 C. Garineaud 2016

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Pour les industriels, les contrats facilitent la gestion des arrivages du point de vue de la logistique interne, de qualité de l’eau rejetée (critère écologique important) et de l’échange avec les goémoniers. Le discours des industriels se veut plus rassurant comme les propos de cet ancien directeur d’une des deux compagnies :

« Les goémoniers sont des fournisseurs importants, car nous sommes dépendants des algues locales, on a besoin d’algues de bonne qualité. Mais les goémoniers ont aussi besoin de nous, car il n’y a que deux usines qui prennent leurs algues. C’est donc un jeu entre les deux parties. » Un second argument plus technique est également avancé par les industriels concernant la volonté de se maintenir dans ce territoire. L’alginate est formé de deux ensembles : l’acide mannuronique et l’acide guluronique. Les proportions de ces deux éléments définissent les propriétés de l’alginate obtenu. Or, elles varient en fonction des différentes espèces d’algues brunes. Par exemple, à partir de Laminaria digitata est produit un alginate aux propriétés principalement épaississantes alors que l’alginate extrait de Laminaria hyperborea est adapté pour la fabrication de gélifiant et d’épaississant. Les algues récoltées au Chili, en Californie ou au Japon n’ont pas les mêmes propriétés et ont donc des débouchés différents. Actuellement, les industriels ont un discours plus rassurant puisque la demande de leurs acheteurs utilisant les alginates correspond aux alginates produits à partir des algues de Bretagne.

Tout comme le décrit l’ethnologue Jacques Bonniel dans le cadre d’une enquête dans le milieu viticole, les entreprises ne se contentent pas d’acheter et de transformer le produit récolté (Bonniel, 1983). Elles contribuent à l’évolution de la récolte et de la filière. Mais l’organisation de la filière est un aspect de vulnérabilité pour le cas des algues par le manque d’alternative et la spécialisation dans les débouchés.

La ressource algues de rive

Pour les algues de rive, la filière est nettement différente (cf. figure 20). Bien que restreinte en quantité, elle est très diversifiée tant par les produits récoltés que par les produits transformés. Une trentaine d’algues sont récoltées dans des proportions allant du kilogramme à plusieurs milliers de tonnes par an. Les prix influencent fortement les espèces ciblées par les récoltants et les pressions exercées sur les stocks. Le Chondrus crispus est acheté 1,90 euro le kilogramme sec par les industriels contre 5,5 euros le kilogramme sec pour Palmaria palmata. Il est complexe de savoir comment sont établis les prix, toutefois, il semble être le fruit d’une négociation parfois difficile entre le professionnel et l’acheteur.

Les algues sont soit séchées, soit conservées dans du sel, soit transformées ou vendues fraîches en fonction de l’algue, de sa destination et du récoltant. Plusieurs stratégies économiques coexistent chez les collecteurs d’algues à pied. Certains transforment et vendent directement leurs algues alors que d’autres revendent leur récolte à une seule ou plusieurs entreprises. L’échange n’est pas toujours formalisé par des contrats :

«Si le mec [une entreprise] a besoin de marchandise, tu proposes, tu vas les voir. Il n’y a rien de signé dans ce milieu-là […] C’est spécial comme profession, tout est verbal. » (Un récoltant d’algues de rive)

Un grand nombre de récoltants rencontrés ont évoqué la culture du « secret » qui émane des entreprises. Pour eux, les relations avec les entreprises sont un sujet sensible, cependant les avis sont unanimes, « dans l’algue, c’est toujours les industriels qui ont mené la barque ». Certains iront même

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jusqu’à parler « d’omerta » et de collusion entre les entreprises et les pouvoirs publics ou certains élus locaux. Nous avons pu constater la difficulté à enquêter auprès des acteurs industriels tant par les obstacles administratifs que par le nombre de refus.

La filière compte environ 90 entreprises qui s’approvisionnent en algues en faisant appel à des professionnels, des occasionnels ou à leurs employés (Mesnildrey et al., 2012). Elles sont extrêmement variées par les débouchés (cosmétiques, alimentaires, pharmaceutiques, engrais, molécules ou produits industriels) et par leur taille. Par exemple, certaines entreprises emploient une centaine de collecteurs saisonniers et ont une dizaine d’employés alors que certains professionnels assurent eux- mêmes la récolte, la transformation et la vente.

Si l’organisation des filières « algues en mer » et « algues de rive » est différente, un des points communs est la place centrale occupée par les entreprises de transformation.

Cette présentation des filières dans lesquelles s’inscrivent les collecteurs d’algues renforce la séparation entre les pratiques liées aux algues récoltées en mer et celles liées aux algues collectées sur la rive. Ainsi, les premières s’inscrivent dans une structure de filière très simple avec deux algues, deux entreprises et un débouché. Les secondes se positionnent dans une filière beaucoup plus diversifiée de la récolte aux débouchés.

Figure 20. La filière « algues de rive ».

134 Conclusion du chapitre 4

La vie locale s’est construite autour des différentes récoltes, à l’interface entre la terre, dans sa dimension agricole, et la mer, pour les algues et cela jusqu’au milieu du 20e siècle. Les grands changements sociétaux intervenus après la Seconde Guerre mondiale ont bouleversé ce mode de vie, affectant les pratiques, les paysages et les personnes. Les conséquences des évolutions sont multiples : elles concernent à la fois l’outillage, l’organisation de la profession, les compétences nécessaires, ainsi que les modes de vie des populations concernées (Arzel, 1987). Les dénominations des algues des anciens goémoniers (cf. figure 9, page 90) traduisent en partie cette évolution. L’intensification de la récolte grâce à la mécanisation et aux nouveaux débouchés des alginates introduit des distinctions entre ceux qui se tournent vers l’agriculture et les goémoniers de plus en plus spécialisés sur leurs bateaux, en mer.

De ce point de non-retour va émerger l’activité telle qu’elle existe aujourd’hui ; le métier se professionnalise, se structure autour la récolte des algues en bateau. Si Alain Corbin parlait du territoire du vide pour désigner la mer (Corbin, 1990), l’estran serait celui des oubliés sur lequel un groupe hétéroclite s’emploie dans la continuité du passé à récolter des algues de rive. Aujourd’hui, deux filières algues marines bien que modestes avec 80 000 tonnes, en comparaison avec les autres pays producteurs, ou par les emplois qu’elle génère, sont considérées comme des filières d’avenir avec un fort potentiel (Lerat, 2013; Mesnildrey et al., 2012). Cette description nous permet d’entrevoir les jeux d’acteurs au sein des institutions et des groupes de travail, tout comme le contexte dans lesquels se déroulent les activités de collecte.

Toutefois le regard de l’anthropologue sur le système pêche (Geistdoerfer, 2007) ne porte pas uniquement sur les cadres institutionnels et législatifs. L’insertion de l’activité et son influence sur un système social sont des éléments forts pour saisir la manière dont ces professionnels se pensent eux- mêmes. Ainsi questionner l’identité, c’est saisir en partie leurs rapports avec la mer.

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Collecteurs d’algues, des identités ?

La notion d’identité est au cœur du travail des sciences humaines, bien que sa définition et son appréhension ne soient pas des plus aisées (Pottier, Leservoisier, & Géraud, 2007). Elle reste incontournable, car elle est « omniprésente » (Dorais, 2004) s’appliquant « à l’individu comme à des groupes » (Chevallier & Morel, 1985, p. 1) et permettant « la compréhension des mutations sociales contemporaines » (Halpern & Ruano-Borbalan, 2004, p. 356). L’anthropologue Louis-Jacques Dorais propose de définir l’identité « comme la façon dont l’être humain construit son rapport personnel avec l’environnement [au sens large] » (Dorais, 2004, p. 2). Ainsi, elle est une construction qui évolue au cours du temps qui permet à un individu, à un groupe de se différencier ou de se rapprocher des autres individus et de se positionner dans son univers. Elle est alors plurielle, métisse ou hybride (Amselle, 1990) s’exprimant à différentes échelles – de l’individu à la nation – et dans différents contextes – urbain, professionnels, etc. Une identité est donc aussi collective par le réseau d’acteurs où les références culturelles dans lequel l’individu ou le groupe s’inscrit. Le métier peut être également un critère de définition à l’image de la culture ouvrière. Cette identité professionnelle tend à se recouper à l’identité locale, ancrée dans un territoire et dans un patrimoine culturel issue d’une histoire et d’expériences de la vie quotidienne. Comme le rappel l’ethnologue Denis Chevallier et le psychiatre Alain Morel, « la plupart des recherches sur l’identité locale montrent que se définir par rapport à un lieu c’est surtout faire référence à une manière d’être au monde et aux autres » (Chevallier & Morel, 1985, p. 2).

Questionner l’identité, c’est questionner toute la dynamique d’un groupe et son évolution dans le temps et donc un préalable à la réflexion sur l’engagement des collecteurs d’algues. La question : qui sont les collecteurs d’algues ? prend toute son importance dans le contexte actuel de la récolte des algues. Les transformations que nous avons décrites dans les chapitres précédents ont conduit à la disparition d’un mode de vie et à l’émergence d’un groupe de professionnels qui conservent la mémoire de cette époque et de ces pratiques s’inscrivant en partie dans cette histoire. Avec le développement des filières économiques et les enjeux autour de la ressource et des espaces, l’analyse des identités pourrait apporter des éléments sur la construction des savoirs et du rapport à la nature des professionnels, point essentiel à la réflexion sur la gestion.

Toutefois, contrairement aux collecteurs d’algues en bateau qui font l’objet d’études détaillées (Alban et al., 2011; Alban et al., 2001; Arzel, 1997; Frangoudes & Garineaud, 2015; Mesnildrey et al., 2012) et d’un suivi notamment par l’Ifremer, il existe peu d’informations sur l’identité des récoltants à pied d’algues de rive. Il ressort des rapports sur la filière (Mesnildrey et al., 2012), des entretiens et des discours des interlocuteurs que l’on se réfère toujours au mode de catégorisation administratif des professionnels, c’est-à-dire au « statut administratif » des personnes. Se posent alors plusieurs questions : comment ces personnes existent-elles dans le système administratif ? Est-ce ces statuts qui structurent le groupe de professionnel ? N’y a-t-il pas d’autres éléments qui nous permettraient d’établir différents profils de collecteurs d’algues et qui apporterait des informations sur l’engagement des collecteurs ?

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