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1. Objet naturel, objet des naturalistes

1.1. Histoire de la construction d’une catégorie scientifique

Longtemps, les herbes marines ou les végétaux marins ont été ignorés au profit des végétaux et des animaux terrestres. Les systématiciens Guillaume Lecointre et Hervé Guyader nous donnent les grands jalons historiques de l’intérêt pour ces éléments marins (Lecointre & Le Guyader, 2001). Théophraste (372-287 av. J.-C.) est le premier à s’y intéresser, avec un regard naturaliste. Pline l’ancien (23-79 apr. J.-C.) reprendra ses travaux dans les 37 volumes de Historia naturalis. Il faudra ensuite attendre plus de mille ans pour voir émerger un réel questionnement sur les végétaux aquatiques. Comme le résume le naturaliste René-Antoine Réaumur : « les [plantes] terrestres, plus commodes à considérer se sont attirées la principale attention des botanistes » (Réaumur, 1711, p. 282). Durant le 18e siècle, l’essor des naturalistes révèle la diversité qui existe au sein de la nature et, avec eux, émerge alors l’idée qu’il existe une classification naturelle, une unicité qui prouverait un ordre intrinsèque (Ibid). Les érudits de l’époque vont alors s’employer à reconnaître, nommer et classer les objets naturels, ce qui fait écho aux trois étapes du processus cognitif décrites par Claudine Friedberg au sujet des classifications vernaculaires (Friedberg, 1990). La science des classifications — constituée par la taxinomie et la systématique24 — qui a pour tâche d’identifier, de décrire et d’inventorier les êtres vivants dans la nature présente et passée a introduit un nouveau regard sur le monde naturel.

Si Carl von Linné a établi une base en codifiant les sept niveaux hiérarchiques que l’on connaît aujourd’hui sous une forme légèrement modifiée — règne, embranchement, classe, ordre, famille, genre, espèce — et le système de référence des dénominations — nom binomial genre et espèce —,

24 La systématique cherche à dénombrer les espèces et à reconstituer par un ensemble de méthodes leur phylogénie c’est-à-dire les relations évolutives entre les divers organismes. La taxinomie a pour objet de nommer et de décrire les différents caractères des groupements d’espèces ou d’une espèce appelés « taxon » (Lecointre & Le Guyader, 2001).

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il demeure vague concernant les végétaux marins. Le naturaliste suédois nomme Algae « les organismes fixés au substrat et vivants en milieu aquatique » (Lecointre & Le Guyader, 2001), une définition bien trop vaste puisqu’elle inclut les végétaux aquatiques, mais aussi les éponges, les coraux, etc. L’organisation de l’univers des algues va s’accélérer avec les travaux du naturaliste Jean Vincent Félix Lamouroux en 1813 qui milite pour que les botanistes s’intéressent aux « thalassiophytes articulées ; mine neuve et riche à exploiter [dans laquelle] ils ne peuvent qu’y faire des découvertes intéressantes » (Lamouroux, 1813, p. 25). En 1813, ce proche de Jean-Baptiste Lamarck va proposer une classification des algues d’après leur couleur. L’idée est reprise et affinée par la communauté scientifique spécialisée et quatre grands groupes sont établis : Melanospermae (brun noir), Rhodospermae (rouge), Chlorospermae (vert) et Diatomaceae (doré) (Lecointre & Le Guyader, 2001). La phycologie25, la science étudiant les algues va se développer au 19e siècle grâce à de nombreux travaux26 (Dirk De Wit & Baudière, 1992), en conservant cette classification basée sur un paramètre physique — la couleur — jusque dans les années 1970. À cette période, de grands changements vont intervenir dans la systématique avec l’apport des outils de la génétique (analyse des séquences d’ADN), et de l’informatique (modèles mathématiques et capacité de traitement des informations). Une nouvelle pensée d’organisation du vivant et de classification scientifique va émerger. Elle propose de retrouver les parentés évolutives entre les espèces en les rassemblant en groupes monophylétiques, c’est-à-dire avec un ancêtre commun et avec la totalité de ces descendants (de Reviers, 2002; Lecointre & Le Guyader, 2001). Les classifications scientifiques évoluent continuellement avec la découverte de nouvelles espèces et l’actualisation des connaissances. Nous nous baserons sur celle proposée par les systématiciens Sina Adl et ses collègues en 2012 (Adl et al., 2012). Dans leur classification, les algues sont réparties dans une dizaine de règnes. Comme l’illustre la figure 5, les macroalgues sont incluses dans les deux clades — un clade étant un groupe d’êtres vivants ayant un ancêtre commun — SAR27 et Archaeplastida, au sein des règnes Stramenopiles, Rhodophyceae, Chloroplastida et Glaucophyta. Les microalgues, très diversifiées sont incluses dans ces mêmes règnes, mais aussi dans d’autres comme Haptophyta, Telonema, Cryptophyta, etc. Les algues ne sont donc pas un groupe monophylétique puisque leur ancêtre commun (point de convergence des traits verts, rouge et gris sur la fig. 1) est partagé avec divers organismes vivants. Ainsi l’espèce verte Ulva, plus connue sous le nom de « laitue de mer », est biologiquement plus proche du chêne (Quercus spp.) que de Porphyra, le nori, une algue rouge qui lui ressemble du point de vue morphologique et vit à proximité (Pérez, 1997). Malgré tout, la catégorie algue a fait sens par le passé et survit tant dans la structuration des connaissances scientifiques que dans l’organisation institutionnelle de la recherche ; il s’agit d’une catégorie fonctionnelle. La meilleure preuve est qu’il existe des phycologues et de nombreux ouvrages et publications sur les algues (de Reviers, 2002; Pérez, 1997).

25 Parfois, le terme algologie est utilisé par erreur. L’algologie est une branche de la médecine qui se consacre au traitement de la douleur. La phycologie est la science étudiant les algues. Si le terme « algologue » apparaît dans de nombreux ouvrages, nous utiliserons celui de « phycologue » pour évoquer les personnes pratiquant la phycologie.

26 Notre but n’est pas de présenter l’histoire de la phycologie, mais uniquement de faire apparaître des éléments qui nourrissent notre réflexion. Pour cette histoire nous renvoyons aux ouvrages : (Chapman & Chapman, 1980; de Reviers, 2002; Lami, 1941).

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Figure 5. Classification des Eucaryotes proposée par (Adl et al., 2012).

La position des « algues » est indiquée par une étoile et pour les macroalgues que nous évoquerons, il est précisé dans quel règne elles sont situées.

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