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1. Regard historique et théorique sur l’ethnoécologie

1.2. Aux marges de l’anthropologie de la nature

L’intérêt des anthropologues et des ethnologues français pour les questions des rapports entre les sociétés et leurs univers n’est pas récent ni « vierge » (Demeulenaere, 2017) et si l’historiographie se concentre sur le courant majeur porté par Philippe Descola et le laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France, d’autres courants ont abordé ce thème comme l’expose l’anthropologue Élise Demeulenaere (Ibid). Dans les années 1960, les débats en anthropologie sont dominés par les controverses entre marxisme et structuralisme et la notoriété de Claude Lévi-Strauss occulte les travaux portés par l’anthropologue Maurice Godelier qui s’intéresse entre autres aux conditions de reproduction des systèmes sociaux.

Parallèlement au Muséum national d’histoire naturelle, l’intérêt pour l’ethnobotanique est porté par Auguste Chevalier puis André-Georges Haudricourt. L’histoire de ce Laboratoire aujourd’hui, nommé Eco-anthropologie et d’ethnobiologie, est détaillée par Serge Bahuchet et Bernadette Lizet en 2003 (Bahuchet & Lizet, 2003), et plus récemment par Carole Brousse (Brousse, 2014). La dynamique portée par l’ethnobotaniste Roland Portères amène à la création du Journal d’agronomie tropicale et de botanique appliquée (JATBA) qui deviendra la Revue d’ethnoécologie et à un renouvellement des recherches. Si Claude Lévi-Strauss s’est intéressé aux ethnosciences, Jacques Barrau puis Claudine Friedberg, sensibilisés aux travaux de H. Conklin, vont en intégrant le laboratoire de Roland Portères reconceptualiser la méthodologie et le champ thématique à l’image des travaux de Claudine Friedberg sur les classifications. Si H. Conklin est l’initiateur de la démarche — partir des catégories sémantiques des indigènes pour étudier la connaissance qu’une société a de son environnement —, Claudine Friedberg la réactualise en lui apportant une dimension supplémentaire :

« L’ethnoscience conjugue deux types d’analyses : selon l’une, il s’agit d’atteindre des catégories et des concepts implicites du point de vue de ceux qui les utilisent ; selon l’autre, on aborde les mêmes objets ou phénomènes à partir des catégories ou des concepts scientifiques. Pour distinguer ces deux approches, il semble préférable de parler d’analyse intérieure et extérieure n’impliquant aucune hypothèse à priori sur la nature de ce que l’on observe, plutôt que de se référer à l’opposition emic et etic ». (Friedberg, 1991a, p. 254). À partir des années 1980, plusieurs divergences apparaissent. L’ethnobotanique devient plus militante et associative, notamment emmenée par Pierre Lieutaghi qui va créer l’association Études Populaires et Initiatives (ÉPI) et mener une série d’enquêtes sur la médecine populaire par les plantes dans les Alpes-de-Haute-Provence. Il s’installe à Salagon, où il crée un musée et un séminaire dédiés à l’ethnobotanique. Carole Brousse (2014) en retraçant le parcours de ce dernier et son projet, souligne les divergences avec la discipline pratiquée au Muséum national d’histoire naturelle. L’école de Salagon va ouvrir ce champ aux amateurs passionnés, à d’autres institutions, mais aussi à d’autres

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thématiques délaissées par le MNHN. Ainsi, les définitions de l’ethnobotanique vont suivre dans le temps comme celle de P. Lieutaghi : « une ethnologie à velléités globales qui choisit de considérer les sociétés dans la plus large étendue possible de leurs relations avec le végétal et les milieux végétaux, dans la prise en compte des méthodes des sciences humaines aussi bien que des données naturalistes » (Lieutaghi, 200314, p. 42 citée par Brousse, 2014). Toutefois, il apparaît que l’ethnobotanique se veut très large et diversifiée allant d’une simple analyse de recettes à celle d’interactions bioculturelles, jusqu’à aujourd’hui, participer au développement des pays en promouvant de nouvelles espèces utiles tant alimentaires, matérielles, que pourvoyeuses de substances chimiques.

Parallèlement, au Collège de France, l’anthropologue Philippe Descola poursuit les travaux engagés par Maurice Godelier sur la dimension symbolique de la nature. Dès les années 1990, ses réflexions rejoignent les critiques sur la notion de nature et il formule alors des modèles analytiques des différents rapports entre les sociétés et leur environnement qu’il expose en 2005 dans son livre Par- delà nature et culture (Demeulenaere, 2017). Ces approches s’éloignent de celles issues de l’émulation de l’ethnoscience qui a conduit les recherches au sein du Muséum national d’histoire naturelle vers les questions de diversité bioculturelle et vers les politiques publiques et le développement durable (Ibid). D’autre part, le discours universaliste de P. Descola est un point fort de divergence à l’image de son approche autour de la catégorisation des objets naturels (Descola, 2005)

Catégorisation des objets naturels

Dans leurs travaux intitulés De quelques formes primitives de classification en 1903, le sociologue Emile Durkheim et l’anthropologue Marcel Mauss ont été les premiers à constater un découpage du monde en grandes catégories regroupant, les animaux, les plantes, les phénomènes naturels, mais aussi les hommes et leurs artefacts chez quelques ethnies australiennes (Durkheim & Mauss, 1903). Leur apport principal réside dans leur démonstration de l’existence d’une relation entre un système de classification et un système social. Ainsi, dans les sociétés étudiées, les systèmes de classification reflètent les systèmes de relations sociales dans lesquels ils sont (Friedberg, 1987). Les enquêtes sur les plantes et sur la perception de la couleur chez les Hanunóo (Conklin, 1955) sont considérées comme les plus marquantes pour l’ethnoscience. Dans ce dernier article, H. Conklin démontre que termes hanunóo des couleurs ne segmentent pas de la même manière le spectre de couleur que les termes de couleur en Occident. Ils intègrent des informations sensorielles supplémentaires, comme l’humidité et la sécheresse. En France, c’est Claude Lévi-Strauss qui n’utilisa jamais ce terme dans son ouvrage La pensée sauvage, mais qui s’en rapprocha le plus et qui aura une influence sur de nombreux travaux sur les classifications (Friedberg, 1987). En analysant les recherches menées par d’autres ethnologues, il montre l’étendue du savoir local que peuvent détenir les autochtones :

« Un seul informateur séminole identifie 250 espèces et variétés végétales. On a recensé 350 plantes connues par les Indiens hopi, plus de 500 chez les Navaho. Le lexique botanique des Subanun qui vivent dans le sud des Philippines dépasse largement les 1000 termes et celui des Hanunoo, près de 2 000. M. Sillans a récemment publié un répertoire ethno-botanique de

14 Lieutaghi P. (2003), « Entre naturalisme et sciences de l’homme, quel objet pour l’ethnobotanique ? Éléments pour une approche globale des relations plantes/sociétés », in Plantes, sociétés, savoirs, symboles. Matériaux pour

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8000 termes environ répartis entre les langues de 12 ou 13 tribus adjacentes. » (Levi-Strauss, 1962, p. 16)

Le second apport de la réflexion de C. Lévi-Strauss est de mettre à mal la vision utilitariste de ces savoirs. Il avance que :

« Les espèces animales et végétales ne sont pas connues, pour autant qu’elles sont utiles : elles sont décrétées utiles ou intéressantes, parce qu’elles sont d’abord connues. » (Levi-Strauss, 1962, p. 21)

Pour illustrer ses propos, il s’appuie notamment sur les travaux de Franck Speck qui a révélé chez Indiens du nord-est des États-Unis, une herpétologie15 d’une grande précision. Ils possèdent des termes distincts pour chaque genre de reptile et pour les espèces ou les variétés alors qu’ils n’offrent aucun intérêt économique, alimentaire et symbolique pour eux (Speck, 1923).

Dans les années 1960 et 1970, l’approche des classifications vernaculaires va connaître une nouvelle orientation qui va entraîner une scission dans la communauté de l’ethnoscience, avec d’un côté les universalistes et de l’autre les relativistes. Dans leur ouvrage Basic color termes, their universality and evolution, l’anthropologue Brent Berlin et le linguiste Paul Kay présentant leur étude sur les catégories de couleurs (Berlin & Kay, 1969) dessinent les tendances universalistes — la recherche d’universaux dans les systèmes classificatoires — qui vont animer l’ethnoscience. Quelques années après, Brent Berlin va poursuivre son travail sur les principes vernaculaires de classification botanique et zoologique à partir des travaux chez les Tzeltals du Chiapas au Mexique (Berlin, 1992; Berlin et al., 1973). Pour les universalistes, les classifications vernaculaires des objets naturels possèdent des caractéristiques propres et notamment une structure hiérarchisée en six niveaux : unique beginner (englobant), life form (forme de vie), intermediate (intermédiaire), generic (générique), specific (spécifique), et varietal (variétal), finalement analogue de celle des taxinomies scientifiques. Ces approches sont celles privilégiées par P. Descola (Descola, 2005). À l’opposé, les relativistes considèrent que les classifications vernaculaires ont un intérêt uniquement dans leur contexte socioécologique et qu’elles permettent d’appréhender les pratiques, les savoirs et les représentations. Ce courant a été défendu par l’ethnobiologiste Ralph Bulmer qui effectua un très long travail avec les Kalam en Papouasie- Nouvelle-Guinée (Bulmer, 1967) et en Nouvelle-Zélande puis par l’ethnobiologiste Peter Dwyer (Dwyer, 2005). Si leurs débats marquèrent la phase II de l’ethnoscience (Hunn, 2007), encore aujourd’hui des différences se retrouvent dans la communauté scientifique. Comme le reconnaît Eugène Hunn qui a travaillé avec Brent Berlin, le travail de ce dernier est critiquable, mais il a eu le mérite de standardiser l’analyse du vocabulaire et d’apporter une base théorique. Se rapprochant plus des travaux de H. Conklin et de R. Bulmer, Claudine Friedberg apporta une vision complémentaire sur laquelle nous reviendrons en décomposant le processus classificatoire en trois aspects distincts : l’identification, la nomenclature et l’insertion dans un système de référence. Avec l’étude des systèmes de catégorisations et parallèlement l’émergence de l’écologie, les études sur les relations société- environnement vont s’orienter sur les savoirs détenus par les populations locales et les systèmes de gestion des ressources.

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1.3. L’ethnoécologie et les savoirs locaux pour un renouvellement

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