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Un gradient qui ne couvre pas l’ensemble des collecteurs d’algues

Lorsque nous avons construit ces profils, bien qu’émergeant des données collectées et reposant sur la connaissance précise du terrain, s’est posée alors une question : y aurait-il des personnes exclues ou oubliées dans cette présentation ?

Les cinq profils élaborés réunissent la majeure partie des collecteurs d’algues, il existe cependant d’autres individus qui pratiquent cette activité sur lesquels nous n’avons pas ou pas pu enquêter, faute de temps et en raison de leur très faible visibilité. Parmi eux, les amateurs qui pourraient être inclus dans le profil de récoltant-non professionnel. Il s’agit des personnes qui pratiquent la collecte des algues pour leur propre usage de consommation ou de collection notamment pour la fabrication d’alguier, cela sans but lucratif. Nous avons pu observer sur le terrain, mais aussi au travers de la presse, l’engouement autour des algues en Bretagne. Cette dynamique fait émerger tout un groupe d’acteurs issus de trois domaines : la gastronomie, le tourisme et le naturalisme. Avec des optiques légèrement différentes selon leurs origines, ces personnes proposent aux touristes et aux locaux, des sorties découvertes sur l’estran autour des algues. Pendant celle-ci, l’organisateur présente à l’auditoire la biologie et l’écologie des algues, les moyens de reconnaissances, les méthodes de collectes et les usages passés et actuels. Il est nécessaire de signaler que certains éléments ne coïncident pas avec les préconisations faites dans le cadre des bonnes pratiques de collecte des algues de rive (Philippe, 2012).

Enfin, ces profils n’incluent pas les salariés des entreprises de transformation qui récoltent les algues et ceux collectant les algues pour des entreprises dans un autre but, comme nourrir les ormeaux (Haliotis tuberculata) par exemple l’entreprise France Haliotis. Il nous apparaît que ce groupe devrait faire l’objet d’une plus grande attention en raison des demandes croissantes en algues.

Convergences, divergences et dynamiques entre les profils

La catégorisation que nous proposons est logiquement temporellement située. Ainsi, en retraçant le parcours professionnel des collecteurs d’algues, nous avons constaté que le profil de récoltants- occasionnels était une étape temporaire pour de nombreux goémoniers embarqués, récoltants- héritiers et récoltants-entrepreneurs. Toutefois, face à la limitation des licences, les futurs professionnels ou ceux tout juste arrivés dans la profession sont contraints de garder ce profil plus longtemps ou d’élaborer d’autres stratégies par la signature de CDD avec des entreprises de transformation ou de pratiquer de manière illégale la récolte des algues de rive.

Nous observons des convergences entre les différents profils. La dimension familiale, aspect fondamental des goémoniers embarqués et récoltants-héritiers, émerge chez les autres profils et en particulier avec la participation des compagnes ou des enfants dans la récolte des algues. Mais dans les rares cas observés, il n’y a pas nécessairement un changement de formes d’engagements. Par exemple, un fils d’un récoltant-entrepreneur évoquera l’importance de son père dans l’initiation à la récolte, mais son apprentissage, ses expériences professionnelles et sa pratique de récolte et de transformation sont ceux du récoltant-entrepreneur, le distinguant alors d’un récoltant-héritier. Par ailleurs, certains modifient leurs activités de transformation suite à des désaccords avec d’autres professionnels ou des industriels, à l’image de Jean récoltant-héritier, pris en exemple qui décide de

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transformer et vendre lui-même ses algues. S’il ne partage pas toutes les formes d’engagements (techniques, rapport à l’espace, etc.) des récoltants-alternatifs, il se rapproche d’eux par la volonté d’autonomisation vis-à-vis de « l’emprise économique du champ dominant de l’agro-industrie » (Leroux, 2011, p. 224). Cette indignation morale et les expressions de colère vis-à-vis des industriels transparaissent à plusieurs reprises dans les discours de plusieurs professionnels issus de profils variés. Toutefois, des divergences subsistent entre les collecteurs d’algues des différents profils et en particulier via une gradation dans la définition de l’identité. Goémoniers embarqués, récoltants- occasionnels et récoltants-héritiers associent principalement à cette activité une fonction rémunératrice tout en l’inscrivant pour certains dans une continuité avec des pratiques passées et familiales. Les récoltants-entrepreneurs définissent leur identité professionnelle autrement ; ils s’inscrivent dans une démarche entrepreneuriale de niche, axés sur une forte valorisation dans des filières médicales ou de pointe de leurs algues. En revanche, les récoltants-alternatifs considèrent la récolte des algues comme une part essentielle de leur mode de vie ; c’est un levier pour bousculer certains codes et fonctionnements de la société actuelle.

Les méthodes de récolte, le rapport au territoire et des aspects plus techniques divergent également entre les récoltants d’algues des différents profils. Le séchage offre un bon exemple. Pour les récoltants-occasionnels et héritiers s’inscrivant dans une continuité et dans la transmission d’une mémoire collective, leurs pratiques sont identiques entre eux et similaires à celles de leurs parents. Une partie des collecteurs effectue le séchage à l’air libre sur la dune ou sur la pelouse ou sur des bâches, et plus rarement sur des poteaux, des fils ou des murets comme depuis le 19e siècle. Une autre partie fournit ses algues à un courtier, souvent un récoltant-héritier qui s’occupe du séchage. Toutefois, certains récoltants-occasionnels fournissent directement les algues humides à l’entreprise qui se charge de les sécher par des techniques industrielles. Les récoltants-entrepreneurs en raison de leur stratégie de vente dans une niche de marché et à « la propension à l’accumulation d’un capital matériel, qu’il soit économique ou technique » (Leroux, 2011, p. 187), se distinguent des autres professionnels par l’innovation technique. Ils possèdent des séchoirs, inspirés des modèles agricoles ou industriels :

« J’ai monté des installations intérieures de séchage. Parce que les gens qui bossent ici, dès qu’il pleut, ils ne peuvent plus bosser alors que moi je dois travailler toute l’année. […] Après, il faut trouver les bonnes techniques de séchage, tu as des trucs que tu peux mettre sur bâche ou dans des structures sous serre, il faut trouver le bon truc. C’est du temps. […] j’ai fait des essais, avec des ventilateurs, et puis des déshydrateurs, déshumidificateurs professionnels et ça marche bien. Elles sont sèches en 24 h, dans une pièce sombre. [Exemple de séchage de Porphyra] Quand, il y avait du sable, je la mettais en petite quantité dans des sacs que je lavais à l’eau de mer. Puis je faisais pré-sécher sur les rochers, pendant la récolte. Après je la mettais en « machine à laver » [fait le signe de guillemets avec ses mains], sans lessive bien sûr [rigole]. Une grosse essoreuse quoi, pour accélérer le séchage, car elle se gorge vraiment de beaucoup d’eau. Après quand elle sèche, il ne faut pas qu’elle soit en paquet sinon elle fait du sel comme une moisissure. La mienne quand elle sèche elle est noire, brillante, elle est belle quoi [rigole]. » (Un récoltant-entrepreneur) Nous pouvons voir toute la recherche et la méthodologie rigoureuses mises en place afin d’optimiser son travail et de fournir un produit de qualité. Pour les récoltants-alternatifs, la technique de séchage est empruntée à l’agriculture ou à la production de spiruline, tout se fait sous des serres opaques afin de répondre à leurs attentes du point de vue de la qualité :

« On ne sèche pas au soleil, car tu perds les propriétés organoleptiques, tu n’as pas le vrai goût, la vraie couleur. Ça dénature une algue. Tu n’as pas le droit à la flamme, au four, comment dire…

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pas de méthodes bourrines. Une algue de qualité c’est une algue bien séchée, cueillie à terme avec de belles couleurs. Pas une algue passée, qui a décoloré. Il faut que ce soit cueilli, séché et stocké à l’abri de la lumière. » (Un récoltant-alternatif)

Bien qu’il partage certains critères de qualité avec le récoltant-entrepreneur cité précédemment, ce n’est pas l’optimisation de son travail qui est au centre de son attention, mais bien l’algue et ses propriétés. Ainsi, cette diversité de professionnels engendre des dynamiques au sein du groupe des collecteurs d’algues et contribue à la richesse de leur identité.

172 Conclusion du chapitre 5

Le chapitre 5 avait pour objectif de répondre à la question : qui sont les collecteurs d’algues aujourd’hui? Si l’activité goémonière a été pratiquée par une grande partie de la population du littoral du Finistère, elle est aujourd’hui un métier de professionnels. Nous avons porté notre attention sur la continuité de la dimension institutionnelle. Du cadre administratif a émergé plusieurs groupes de professionnels en fonction de leurs « statuts administratifs ». Ces statuts sont structurants dans la profession puisqu’ils inscrivent les collecteurs d’algues dans une réglementation conditionnant l’accès et les modalités de récolte. Ces statuts sont également utilisés par les professionnels comme moyens de reconnaissance entre eux. Objet de négociation avec les acteurs professionnels, administratifs et industriels, les différents statuts et les droits associés confirment l’existence de deux groupes, l’un en bateau et l’autre à pied, aux frontières poreuses.

Pour construire son identité, chaque individu ou groupe d’individus doit se différencier des autres au travers de marqueurs irréfutables d’objets ou de pratiques et ainsi construire une frontière (Pottier et al., 2007). Les statuts administratifs sont un type de marqueur repris par les collecteurs d’algues pour tenter de justifier une certaine légitimité des pratiques et d’accès à la ressource. Toutefois, il apparaît que ce mode de catégorisation des individus n’est pas satisfaisant pour interroger la complexité et la diversité des collecteurs et comprendre les enjeux autour de la récolte des algues. Nous avons fait émerger des données cinq profils : un pour les professionnels en bateau puisqu’ils constituent un groupe relativement homogène et quatre pour les professionnels à pied. Ces profils viennent préciser ces marqueurs et mettent en évidence d’autres critères comme l’attachement historique et familial, les sources de savoirs mobilisés, ou encore les représentations de l’activité – simple activité rémunératrice ou mode de vie –. Ils permettent de comprendre les modalités de construction, l’ancrage et l’évolution des formes d’engagements que nous allons détailler par la suite.

Cette réflexion sur l’identité questionne l’évolution synchronique entre l’espace terrestre et marin. Les goémoniers embarqués se sont éloignés de l’univers agricole et s’inscrivent dans l’univers maritime et dans la pêche artisanale par le statut des marins ENIM, la reproduction des schémas familiaux, l’apprentissage du métier, les outils utilisés et les différents métiers. Quant aux récoltants d’algues de rive seraient-ils des acteurs d’interstices ? Cette question est celle que pose la sociologue Florence Pinton et ses collègues pour les producteurs-cueilleurs lorsqu’ils analysaient leurs places dans le monde agricole aujourd’hui (Pinton et al., 2015). Comme ils le rappelaient, les activités de cueillette s’inscrivaient dans une dynamique historique liée au monde agricole. Relativement minimes, voire marginales dans la dimension économique de l’exploitation familiale, les activités de cueillettes étaient dans certains secteurs isolés un surplus saisonnier important voire un pan entier de la culture locale (Meilleur, 1982; Musset, 1982; Pinton et al., 2015). La mutation du monde agricole et de la société en général, engagée au cours des années 1960 ont modifié ces pratiques. C’est dans un premier temps un abandon par les populations locales en raison du manque de comptabilité avec les professions et des revenus faibles engendrés. Puis ces activités ont connu un regain d’intérêt avec une réappropriation dans les usages populaires, une professionnalisation et une insertion dans des filières artisanales (Ibid). Ces éléments font écho à nos propos sur les récoltants des algues. Après une période de survivance précaire, un renouvellement des débouchés et de l’intérêt portées aux algues, avec entre autres les usages alimentaires, entraînent une nouvelle dynamique. Celle-ci conduit à une professionnalisation – avec des statuts administratifs issus du monde agricole — et un développement dans des filières

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artisanales et industrielles. Les similitudes avec les catégories élaborées par Benoit Leroux lors de sa recherche sur les agriculteurs biologiques renforcent la proximité entre ces activités et le monde agricole terrestre.

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Pratiques manuelles ou mécanisées : la part de

la main dans les perceptions sensorielles et dans les

savoirs écologiques.

L’engagement, c’est être en contact avec les algues et le milieu dans lequel elles évoluent. Il faut voir, toucher, sentir, etc. Si « le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme » (Mauss, 1950, p. 10), pour évoluer et interagir dans et avec l’environnement, il semble que les mains jouent un rôle majeur. Directement en contact avec l’algue ou au travers des outils qu’elles actionnent, elles sont l’interface entre l’homme et l’objet. Nous aborderons ici les pratiques de récolte et les savoirs écologiques qui sont associés aux perceptions sensorielles mobilisées et déployées par les professionnels97.

En Bretagne, la récolte des algues se pratique depuis plusieurs siècles (Arzel, 1987) et elle connaît aujourd’hui un renouveau. Elle se déroule à la fois sur la rive où l’homme, à pied, se fait cueilleur et en pleine mer où l’extraction se fait à partir de bateaux. Bien que les techniques de récolte soient très différentes, la main est apparue comme un point de départ séduisant pour notre réflexion. Si les données issues des entretiens sont primordiales, l’observation participante a été particulièrement mobilisée et s’est avérée très enrichissante. Une présence prolongée, la participation à la récolte dans une position d’apprenti confronté à un nouvel outil et l’usage de vidéos nous ont permis d’aborder au mieux ces questions de perception. Toutes ces méthodes visent à pallier la verbalisation des perceptions tactiles difficile en contexte de travail, car elles relèvent d’automatismes (Gentaz, 2009) et sont incorporées dans les pratiques professionnelles et dans les savoirs (Martin, 2007; Sola, 2007). Si la main est très présente pour les récoltants à pied, en tant que partie du corps au contact direct avec l’objet récolté, l’algue, elle semble disparaître pour les goémoniers dans la récolte en mer, au profit de l’outil mécanisé introduisant une distance entre le sujet-récoltant et l’objet récolté. Qu’en est-il vraiment ?

Lorsque l’on s’intéresse à la main, il apparaît très vite qu’elle a permis à l’homme d’acquérir la capacité de connaître et de penser grâce à sa dimension cognitive liée à la communication non verbale (langages des signes, geste de pointage) et grâce à ses deux fonctions : la préhension et la sensibilité (Wolff, 1952). La préhension — trait évolutif de l’histoire des hominidés — transforme la main en un outil privilégié. Les modifications anatomiques des os aux bases du pouce, de l’index et de l’annulaire permettent à Homo sapiens de réaliser une multitude de prises et notamment d’enserrer efficacement et précisément (Gibbons, 2015). Mais la main n’est pas qu’un simple instrument à prendre, elle est dotée d’une dimension cognitive importante grâce à un sens : le toucher. Toutefois, pour mieux comprendre la place de la main, il est nécessaire de porter le regard au-delà du plan anatomique ou fonctionnel. Il s’agit de se focaliser sur l’organisation, l’interprétation et la signification qui est faite des stimuli sensoriels pour un groupe de personnes (Howes, 1990). L’historienne Constance Classen propose d’examiner le modèle sensoriel, c’est-à-dire les valeurs, les significations symboliques

97Ce chapitre est issu d’un article publié dans la revue Ethnographique.org pour dans un numéro consacré à la part de la main, en décembre 2015. Garineaud, C. (2015). Pratiques manuelles ou mécanisées : la part de la main dans les perceptions sensorielles et dans les savoirs écologiques. Exemple des récoltants d’algues en Bretagne.

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données aux perceptions sensorielles par les membres d’une même société (Classen, 1997). Dans des travaux portant sur des professionnels — les tailleurs de pierre (Martin, 2007, 2010), les menuisiers- ébénistes et les stylistes-modélistes-couturiers (Sola, 2007) —, il a été mis en évidence la place essentielle des perceptions sensorielles car elles sont partagées socialement et elles génèrent des savoirs. La main est un élément indispensable, mais quelle est sa part dans le modèle sensoriel des collecteurs d’algues et dans l’élaboration d’un savoir partagé ? L’introduction d’une interface, par exemple avec la mécanisation de la récolte, a-t-elle des incidences sur ce modèle et ce savoir ? Contrairement aux menuisiers-ébénistes et aux stylistes-modélistes-couturiers, les collecteurs d’algues en Bretagne, transforment rarement cet objet naturel et n’opèrent pas dans un atelier contrôlé, ils agissent dans un environnement naturel changeant. Par l’examen de la part de la main dans la pratique des collecteurs dans leur diversité, nous chercherons à savoir si elle n’est qu’un outil mécanique ou sensible, ou si elle est plus encore, le révélateur de relations multiples entre le sujet- récoltant et l’environnement, au-delà du seul objet récolté, en interrogeant les liens possibles entre perceptions sensorielles et savoirs écologiques.

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