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1. Du paysan-goémonier

1.1. Un mode de vie à la croisée des mondes terrestre et maritime

Voici, parmi tant d’autres, un témoignage dont le contenu nous laisse entrevoir un mode vie répandu sur ce littoral du Nord-Finistère dans la première moitié du 20e siècle. Le paysage se composait de petites fermes tenues par une famille qui reposaient sur un système économique mixte avec quelques animaux, de petites parcelles cultivées et l’activité de récolte des algues :

« Avant, il n’y avait pas des maisons partout. Il y avait mes parents ici et les voisins, après il fallait faire quelques kilomètres pour trouver d’autres petites fermes. Mes parents, ils étaient comme tous les gens sur les côtes, ici, avec une petite ferme, 2 ou 3 vaches et un cheval. Mais les gens étaient tournés vers la mer, ils récoltaient les algues l’été et après, ils travaillaient un peu de terre. Dans ce temps-là, tout était vendu aux industriels c’était brûlé dans les fours à goémon pour faire des pains de soude pour retirer de l’iode. Chaque famille avait son four sur la dune. Aussi sinon il en mettait un peu sur la terre […] Dans le Finistère sud [il souffle], il y avait un peu moins, mais surtout du Conquet jusqu’à Plouguerneau et même après. Ici, à Lampaul Plouarzel [commune au nord du Conquet], c’était là que ça se passait le plus. Il y avait une des plus grosses usines qui travaillait les algues. Après [il montre de l’autre côté de l’aber Ildut], il y en avait une autre. Aussi, les gens partaient sur les îles en saison, ils vivaient là-bas, ils séchaient et les algues étaient ramenées en gabare au Conquet ou ici. Il y avait toute une économie. Ah oui, mais en ce temps il y avait des milliers de tonnes. Maintenant, ce n’est rien par rapport à l’époque. » (Un récoltant d’algues de rive expérimenté)

Charles Robert-Muller, qui dressait un portrait socio-économique des pêches et des pêcheurs de Bretagne en 1944, estimait qu’il y avait entre 3 000 à 4 000 goémoniers et 12 000 à 15 000 individus en comptant leur famille, qui vivaient du travail de la terre et de la récolte des algues. Deux tiers de ces personnes étaient installés sur la côte léonarde, du Conquet à Roscoff (Robert-Muller, 1944). Au Conquet, l’apogée de la flottille des goémoniers est atteint en 1925 où 193 bateaux sont en activité. En 1937, seulement 150 bateaux sont en activité et cette diminution ne fait que s’accélérer après la Seconde Guerre mondiale. La vie passée sur les côtes du Nord-Finistère se fait au croisement entre terre et mer : « il s’agit avant tout d’un peuple de paysans [mais] c’est aussi un peuple de marins »74 (Arzel, 1987, p. 17). Toutefois, il n’existe pas de communauté de pêcheurs comme dans le sud

74Au début du 20e siècle, selon Pierre Arzel (1987), 60 % des personnes sont paysans. Sur les 35 000 pêcheurs du Finistère, environ 9000 sont basés sur la côte nord.

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Bretagne, puisque la pêche se limite à la petite pêche côtière disséminée dans des petits ports75 sur tout le long de la côte. Il est également fréquent pour les hommes de partir dans la marine marchande, ou dans les activités d’extractions de matériaux très présentes dans la région (sable, maerl76, etc.). Comme nous avons pu le souligner dans les points précédents, au travers des outils, des calendriers, des dénominations, le lien au monde agricole est très fort. Le goémonier est aussi paysan au sens proposé par le sociologue Henri Mendras : un exploitant agricole travaillant sur une petite propriété, à l’activité faiblement mécanisée (Mendras, 1988, 1992). Il souligne quelques spécificités que nous retrouvons dans les témoignages des anciens goémoniers et dans littérature dans sa réflexion sur les collectivités paysannes dont nous pouvons dresser un rapide portrait.

Le fonctionnement se fait dans le cadre du groupe domestique. Ainsi, les choix et les activités sont menés dans une logique d’entre soi, au sein de la famille. Les techniques et les zones de cultures se transmettent de génération en génération comme l’habitation dans laquelle cohabitent plusieurs générations. La maison n’est pas seulement un lieu de vie, c’est le centre de l’exploitation. La consommation s’inscrit aussi dans le cadre de ce groupe domestique qui vit en relative autarcie et dans une logique de subsistance, seuls les surplus sont commercialisés. La récolte des algues, la vente de services (travaux agricoles, transport de marchandises) ou de quelques bêtes (cochon, veau et poulain) permettent un apport financier. Cet argent sert à payer les taxes, les locations des parcelles de séchages, les fours à goémon, etc. Les liens de proximité sont forts entre les personnes vivant dans les petites communes, produisant une relative homogénéité culturelle (Ibid).

Résumer la population de la côte du Nord-Finistère au portrait du paysan-goémonier serait cependant réducteur. Un grand nombre de personnes vivent dans cet univers de confluence entre la terre nourricière et la mer dont les algues sont sources de richesse ou de compléments de revenus. D’autres groupes, soit tournés uniquement vers la mer, soit tournés vers la terre, sont également présents, mais ils sont plus diffus ou plus éloignés de la côte. L’existence de diverses communautés aux pratiques similaires liées aux activités exercées – pêcheurs, agriculteurs, paysans-goémoniers – ou liées aux lieux de résidence – dans le bourg ou à l’extérieur – entraîne des phénomènes d’exclusions et de hiérarchisations dans les collectivités locales. De nombreux témoignages montrent que les paysans- goémoniers ne sont pas très bien perçus par les autres groupes. Un goémonier expérimenté évoque le regard des pêcheurs et des autres personnes sur ceux collectant les algues :

« Avant les pêcheurs, ils prenaient les goémoniers pour des nuls. À l’ancienne époque, mon père, il me disait qu’un gosse qui n’était pas bon à l’école on lui disait : « toi, tu feras le goémon » pour le rabaisser encore plus. »

Un ancien goémonier raconte quant à lui, l’esprit de groupe qui a pu exister entre les paysans- goémoniers et le sentiment d’exclusion que certains ont pu ressentir :

« Entre nous [goémoniers], ça allait, mais dès que tu allais dans le bourg, les gens cravatés pensaient que l’on était des bons à rien. Dans le bourg, c’était les gens bien [ironie]. À l’école, on se bagarrait souvent avec ceux du bourg. »

75 Il existe différents niveaux d’aménagement des zones de replis. Certaines sont dépourvues d’infrastructure, des arbres sont plantés pour attacher les bateaux et quelques ports sont aménagés.

76 Il s’agit d’habitats marins formés par l’accumulation d’algues calcaires du genre Corallina, non fixées sur le fond. Les bancs qu’elles forment ont été exploités par l’industrie sablière jusqu’en 2010 en Bretagne pour la production d’engrais.

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Dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, le mode vie de paysan-goémonier commence à vaciller. En 1951, la géographe Marie-Louise Vautrain se questionne sur l’avenir de l’activité :

« Malheureusement, l’exploitation goémonière est en voie de disparaître, la production française de l’iode n’étant plus rentable depuis 1930. L’extraction industrielle de l’algine et la fabrication de papier, où la partie végétale des algues remplacerait la cellulose, donneront- elles un nouvel essor à la pêche goémonière décadente ? Les prévisions ne sont pas optimistes, mais il est encore trop tôt pour conclure. » (Vautrain, 1951, p. 174).

Si elle propose l’attrait exercé sur les jeunes gens de la côte par des travaux moins pénibles comme une « cause profonde », ce n’est pas selon elle, l’unique explication. Ce changement ne s’est pas opéré dans une stricte intimité de l’univers goémonier. Il est indissociablement lié au contexte global de modernisation d’après-guerre, en particulier dans l’agriculture.

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