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Le travail de la pensée ne rêve pas

A « Le travail du rêve ne pense pas »

B. Le travail de la pensée ne rêve pas

Comme nous l’avons vu plus haut, c’est Artaud qui permet à Deleuze de sortir de l’impasse de la dramatisation et d’en finir réellement avec la représentation classique. Dans L’image-temps, Deleuze s’inspire des réflexions d’Artaud sur le cinéma et de la distinction qu’il explicite entre pensée et rêve. Citons deux de ces propositions, que nous réinvestirons plus amplement dans un prochain chapitre :

« Le cinéma arrive à un tournant de la pensée humaine, à ce moment précis où le langage usé perd son pouvoir de symbole, où l’esprit est las du jeu des représentations. … Si le cinéma n’est pas fait pour traduire les rêves ou tout ce qui dans la vie éveillée s’apparente au domaine des rêves, le cinéma n’existe pas. Rien ne le différencie du théâtre. Mais le cinéma, langage direct et rapide, n’a justement pas besoin de cette logique lente et lourde pour vivre et prospérer. Le cinéma se rapprochera de plus en plus du fantastique, ce fantastique dont on s’aperçoit toujours plus qu’il est en réalité tout le réel, ou alors il ne vivra pas. … Il n’y aura pas d’un

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côté le cinéma qui représente la vie, et de l’autre celui qui représente le fonctionnement de la pensée ».28

« C’est dire à quel point ce scénario peut ressembler à la mécanique d’un rêve sans être vraiment un rêve lui-même. C’est dire à quel point il restitue le travail pur de la pensée ».29

Ainsi contrairement au théâtre qui demeurait dans l’ordre de la représentation, de la figuration, le cinéma propose une nouvelle approche du temps et de la pensée, offrant la possibilité de présenter non pas le rêve mais l’événement pur, en dehors de tout jugement, pris dans ce que Deleuze nommait l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire :

« … ce n’est pas la pensée qui se confronte au refoulement, à l’inconscient, au rêve, à la sexualité ou à la mort, comme dans l’expressionnisme (et aussi dans le surréalisme), ce sont toutes ces déterminations qui se confrontent à la pensée comme plus haut « problème », ou qui entre en rapport avec l’indéterminable, l’inévocable. L’ombilic, ou la momie, n’est pas le noyau irréductible du rêve auquel la pensée se heurte, c’est au contraire le noyau de la pensée, « l’envers des pensées », auquel même les rêves se heurtent, et rebondissent, se cassent. … Artaud fait subir au rêve un traitement diurne » (IT, 21).

Grâce à Artaud, Deleuze parvient à se défaire de Freud, en offrant une nouvelle conception de l’Inconscient, et tout en rejetant les catégories du rêve et du fantasme, il précise de plus en plus sa définition de l’acte de penser. Ainsi, l’expression « pensées du rêve » apparaît comme inadéquate. Le rêve psychologique ne représente pas même le non-pensé, l’impensé, qui provoquerait la pensée, conditionnant sa genèse, mais continue à s’inscrire dans l’ordre réglé que lui a offert la psychanalyse, au même titre que l’unité qui lui avait été octroyée à l’époque classique. Un scientisme réducteur, incapable de saisir la singularité des phénomènes subjectifs :

« Les groupes qui s’intéressent tant au rêve, psychanalyse ou surréalisme, sont prompts aussi dans la réalité à former des tribunaux qui jugent et qui punissent : dégoûtante manie, fréquente chez les rêveurs. Dans ses réserves sur le surréalisme, Artaud fait valoir que la pensée ne se heurte

28 Artaud, Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, 1970, p. 84-85. 29 Ibid., p. 91.

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pas à un noyau du rêve, mais que les rêves plutôt rebondissent sur un noyau de la pensée qui leur échappe » (CC, 162-163).

Nous ne voudrions pas nous égarer. Il s’agissait simplement de noter la dualité entre rêve et pensée, qui fera l’objet d’un traitement indépendant lors d’un autre chapitre.

La parenté du concept de « dramatisation » ne peut être attribué à Freud, bien que celui-ci soit, quand même, « passé par là », et que l’on ne peut plus se passer du nouveau paradigme qu’il met en place. Aussi, Deleuze s’est avant tout inspiré de Kant et de Nietzsche dans cette nécessité de rendre à la pensée son mouvement et sa temporalité, et de renverser le platonisme. L’abandon du concept de dramatisation de l’Idée, se fait dans la nécessité de rompre radicalement avec les pensées de la représentation, avec un certain subjectivisme, personnologisme, qui réduisait tant les concepts de désir, de rêve et que celui de pensée. Toutefois, l’idée d’un drame qui se jouerait derrière l’Idée, dans sa synthèse, ne quitte pas Deleuze pour autant. Il lui donnera d’autres dénominations – l’« individuation » simondienne notamment - qui permettent de s’éloigner d’un vocable trop connoté « théâtre ». Il gardera toutefois la notion de personnage, que l’on retrouve dans Qu’est-ce que la philosophie ? avec « les personnages conceptuels », qui sont toutefois d’une autre nature que des personnages de théâtre. « Même l’histoire de la philosophie est tout à fait inintéressante si elle ne propose pas de réveiller un concept endormi, de jouer sur une nouvelle scène, fût-ce au prix de le tourner contre lui-même » (Qph ?, 81). En fin de compte, quelque chose de plus profond se joue en deçà de tout onirisme, et c’est bien une autre définition de l’Inconscient qui doit être élaborée, contribuant, dans son rapport avec son dehors, à la genèse de nouveaux concepts. Et n’est-ce pas à une sphère plus ontologique que psychologique, que voudrait se référer Deleuze — faisant de Freud un pieux kantien30 − étant donné que, cette fois-ci, c’est Bergson qui est passé

par là ?

30 Voir sur ce rapprochement entre Freud et Kant, le livre de Monique David-Ménard, Deleuze et

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