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Bartleby – L’Original ou l’homme de l’avenir

B pour une image organique du monde – « l’heureux moment »

B. Bartleby – L’Original ou l’homme de l’avenir

Dans le texte sur Bartleby, en effet, Deleuze expose l’autre visage du rêve américain, celui que la littérature américaine, à travers son expérimentation propre, avait « envisagée ». Aussi, identifie-t-il le rêve américain selon trois critères ; trait d’expression, zone d’indistinction et fonction d’universelle fraternité. Citons ce passage essentiel afin de mieux saisir la différence de ce rêve avec celui que l’image-action présupposait précédemment :

« C’est bien encore − précise Deleuze − un processus d’identification, mais il est devenu psychotique au lieu de suivre les aventures de la névrose. Un peu de schizophrénie s’échappe de la névrose du vieux monde. Nous pouvons regrouper trois caractères distinctifs. En premier lieu, le trait d’expression informel s’oppose à l’image ou à la forme exprimée. En second lieu, il n’y a plus un sujet qui s’élève jusqu’à l’image, en réunissant ou en échouant. On dirait plutôt qu’une zone d’indistinction, d’indiscernabilité, d’ambiguïté, s’établit entre deux termes, comme s’ils avaient atteint le point qui précède immédiatement leur différenciation respective : non pas une similitude, mais un glissement, un voisinage extrême, une contiguïté absolue ; non pas une filiation naturelle, mais une alliance contre-nature. … C’est qu’en troisième lieu la psychose poursuit son rêve, asseoir une fonction d’universelle fraternité qui ne passe plus par le père, qui se construit sur les ruines de la fonction paternelle, suppose la dissolution de toute image de père, suivant une ligne autonome d’alliance ou de voisinage qui fait de la femme une sœur, de l’autre homme, un frère, telle la terrible « corde à singe » unissant Ismaël et Queequeg comme des mariés. Ce sont les trois caractères du rêve américain, composant la nouvelle identification, le nouveau monde : la Trait, la Zone et la Fonction » (CC, 100-101).

La description ici nous semble bien différente de celle faite du rêve américain de la représentation organique, dont nous rappelons le double critère : creuset de toutes les

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nations (Englobant, synsigne) et formation d’individus égaux à toutes les situations – l’homme idéal qui se révèle à travers les duels (Binôme).

Deux visages du même rêve ou deux rêves différents ? Il nous semble que le cinéma d’image-action avait pour ambition d’actualiser, de réaliser ce que la littérature avait expérimenté. Un même rêve donc. Cependant, comme le dit Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ? l’une des caractéristiques du rêve est justement qu’il n’est qu’un rêve, « quelque chose qui ne se réalise pas ou qui ne se réalise qu’en se trahissant » (Qph ? 96). Ceci ne discrédite toutefois pas la conception du rêve prônée par Melville ou Whitman. Ces écrivains ont pu, à leur échelle, animer un processus créatif, un devenir, qui ouvrait sur de nouveaux modes d’existence, de nouveaux mondes possibles ; l’utopie d’immanence à laquelle Deleuze semblait croire.

Revenons à l’analyse de Bartleby et de la définition du rêve américain qui semble en découler. Tout d’abord, par sa description du « sujet », il s’éloigne radicalement d’une figure de l’homme « supérieur », volontaire qui actualise une puissance qu’il détenait initialement selon un schéma aristotélicien. Tout à l’opposé est l’homme que nous présente Melville, « l’homme sans références, sans possessions, sans propriétés, sans qualités, sans particularités » (CC, 96), celui qui ne peut plus agir, et plus encore, qui ne peut plus « possibiliser », qui décline toute préférence, toute possibilité de choix, la catégorie du possible, comme alternative et projet, ayant tout simplement disparue. Il est à l’opposé de l’homme d’action que nous présente les films d’image-action.

Et pourtant, ne nous détrompons pas, le plus actif des deux n’est peut-être pas celui qu’on pense. L’homme d’action, selon l’enchaînement sensori-moteur, ne fait qu’obéir à un Tout. Il est, sous un certain angle, passif. Il a une mission, un projet à réaliser, il est dans l’ordre du possible. Tandis que Bartleby et les personnages du devenir, paraissent passifs, mais ils ne le sont que sous l’angle de la représentation : « Fuir, ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite » … Ils sont actifs à leur manière, d’autant plus actifs qu’ils affirment leur singularité pré-individuelle ; les événements qu’ils provoquent ne sont pas bruyants, mais silencieux, comme dirait Nietzsche. Tout se transforme autour d’eux, puisque par le refus d’agir, ils bouleversent les repères actuels

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du monde. Ils ont un pouvoir qui dépasse l’action, ils sont capable d’un véritable acte de voyance.

Comme l’explique François Zourabichvili, dans son texte sur « Deleuze et le possible », « le voyant saisit dans la situation sa part inactualisable, l’élément qui déborde l’actualité de la situation : le « possible comme tel » … Le virtuel effectif (réel) prend la relève du possible (imaginaire) à réaliser »39. Le rêve américain de l’image-action serait du

côté de l’imaginaire, tandis que celui de Melville40, entre autres, du côté de

l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire. Le rêve est le virtuel, non plus l’horizon vers lequel on tend ou le tout transcendant qui structure et informe les parties, mais ce qui échappe à toute totalisation :

« Car au sein même de son échec − explique Deleuze − la révolution américaine continue à relancer ses fragments, toujours faire fuir quelque chose sur la ligne d’horizon, même s’envoyer dans la Lune, essayer de percer le mur, reprendre l’expérimentation, trouver une fraternité dans cette entreprise, une sœur dans ce devenir, une musique dans la langue qui bégaie, un son pur et des accords inconnus dans tout le langage » (CC, 114).

Il s’agit donc bien d’une révolution, au sens d’un devenir-révolutionnaire, qu’anime la littérature américaine, qui agit, en ce sens, telle une médecine, une clinique : « Bartleby n’est pas le malade, mais le médecin d’une Amérique malade, le Medicine-man, le nouveau Christ ou notre frère à tous », conclut Deleuze.

Medicine-Man ou Confidence-man, selon le titre du dernier roman de Melville. Car, en effet, il s’agit, derrière tout rêve, d’une question de croyance, question récurrente dans la philosophie empiriste et pragmatiste, dont, à sa manière, se revendique Deleuze : les

39 François Zourabichvili, op. cit., p. 343.

40 Sur ce point, voir le très bel article de Viola Sachs, « Le mythe de l’Amérique et Moby Dick de

Melville », in Annales. Economies, sociétés, civilisations, 25e année, n°6, 1970, pp. 1574-1565 − Ainsi

débute l’article : « Les circonstances de la colonisation et l’héritage puritain se sont conjugués pour faire du mythe de l’Amérique − recherche de la Nouvelle Terre Promise, rêve d’un Eden nouveau de pionniers − une idée clef de la civilisation américaine. Sur le plan littéraire, elle constitue, depuis le XIXe siècle, comme un point de repère auquel les écrivains confrontent incessamment la réalité, y voyant d’abord la réalisation du rêve, puis, de plus en plus souvent, son effondrement » (p. 1547).

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relations sont extérieures à leurs termes, et se forment à travers un processus de subjectivation animée par une croyance, qui n’est plus celle en un monde des idées, ni celui, transcendantal, des catégories, mais en ce monde-ci, une confiance en ce monde- ci, Erewhon, au sens d’un ici-maintenant (un now here)41, car « il faut aussi que le sujet

connaissant, l’unique propriétaire, cède la place à une communauté d’explorateurs, précisément les frères de l’archipel, qui remplacent la connaissance par la croyance, ou plutôt pas la « confiance » : non pas croyance en un autre monde, mais confiance en ce monde-ci, et en l’homme autant qu’à Dieu (« je vais tenter l’ascension d’Ofo avec l’espérance, non avec la foi … j’irai par mon chemin … ») » (CC, 111). Le rêve est devenu utopie.