• Aucun résultat trouvé

Séparation et immaculée conception

Chapitre V Une pensée insulaire

A. Séparation et immaculée conception

Plus que le désert, l’île jouit d’un statut très étrange : même habitée et habitable elle demeure philosophiquement déserte.

« Aussi bien, qu’une île soit déserte doit nous paraître philosophiquement normal. … l’homme ne peut vivre sur une île qu’en oubliant ce qu’elle représente. Les îles sont d’avant l’homme, ou pour après » (ID, 11-12).

1 Texte important puisque Deleuze l’a bien intégré à sa bibliographie sous la rubrique

« Différence et Répétition », comme le mentionne David Lapoujade en note, in ID, 11.

2 Pensons également à l’importance de Melville dans l’œuvre deleuzienne. Sur la dimension

insulaire de l’écriture de Melville, voir le bel article de Jean Laude, Les îles Fortunées, in L’Arc-

181

Nuance encore ; elle n’est pas simplement déserte du fait qu’elle n’est pas habitable, elle est « désertée plus qu’elle n’est un désert » :

« Déserte, elle peut être un désert, mais ce n’est pas nécessaire. Si le vrai désert est inhabité, c’est dans la mesure où il ne présente pas les conditions de droit qui rendraient la vie possible, vie végétale, animale ou humaine. Au contraire, que l’île déserte soit inhabitée reste un pur fait qui tient aux circonstances, c’est-à-dire aux alentours. L’île est ce que la mer entoure, et ce dont on fait le tour, elle est comme un œuf. Œuf de la mer, elle est ronde. Tout se passe comme si son désert, elle l’avait mis autour d’elle, hors d’elle. Ce qui est désert, c’est l’océan tout autour. … Elle est désertée plus qu’elle n’est un désert » (ID, 14).

Revenons au début du texte. Deleuze fait d’abord un parallèle entre deux manières d’appréhender la réalité physique qu’est l’île : géographique ou scientifique, d’une part ; imaginaire ou mythologique, de l’autre : « Les géographes disent qu’il y a deux sortes d’îles. C’est un renseignement précieux pour l’imagination parce qu’elle y trouver une confirmation de ce qu’elle savait d’autre part. Ce n’est pas le seul cas où la science rend la mythologie plus matérielle, et la mythologie, la science plus animée » (ID, 11).

La géographie, en effet, identifie deux sortes d’îles : accidentelles ou dérivées et océaniques ou originaires, qui préfigurent le combat de l’eau et de la terre. Or l’imagination, pour son compte, avait déjà dramatisé ces deux variations de l’île, ces deux modalités de la terre et des eaux, et ce, partant justement du fait que l’île est par essence déserte et désertée :

« Mais tout ce que la géographie nous disait sur deux sortes d’îles − poursuit Deleuze − l’imagination le savait déjà pour son compte et d’une autre façon. L’élan de l’homme qui l’entraîne vers les îles reprend le double mouvement qui produit les îles en elles-mêmes. Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence nous soulignons. Il y avait des îles dérivées, mais l’île, c’est aussi ce vers quoi on dérive, et il y avait des îles originaires, mais l’île, c’est aussi l’origine, l’origine radicale et absolue. Séparation et recréation ne s’excluent pas sans doute, il faut bien s’occuper lorsqu’on est séparé, il vaut mieux se séparer quand on veut recréer, reste qu’une des deux tendances domine toujours. Ainsi le mouvement de l’imagination des îles reprends le mouvement de leur production, mais il n’a pas le même objet. C’est le même mouvement, mais pas le même mobile. Ce n’est plus l’île

182

qui est séparée du continent, c’est l’homme qui se trouve séparé du monde en étant sur l’île. … toute île est et reste théoriquement déserte » (ID, 12).

Ce qui intéresse donc Deleuze dans la figure de l’île est ce double mouvement de séparation et de renaissance, deux mouvements complémentaires qui conditionne toute re-création.

« L’île serait seulement le rêve de l’homme, et l’homme la pure conscience de l’île. Pour tout cela, encore une fois, une seule condition : il faudrait que l’homme se ramène au mouvement qui l’amène sur l’île, mouvement qui prolonge et reprend l’élan qui produisait l’île. Alors la géographie ne ferait plus qu’un avec l’imaginaire » (ID, 13)

Mais paradoxalement c’est l’homme, le fait que l’homme y est « naufragé », un vrai « naufragé » ou un vrai « rêveur », c’est dans cette mesure seulement que l’île prend pleinement conscience de son désert. Les robinsonnades échouent toutefois à dresser ce personnage singulier « absolument séparé, absolument créateur », « un grand Amnésique, un pur Artiste, conscience de la Terre et de l’Océan, un énorme cyclone, une belle sorcière, une statue de l’île de Pâques » ; « l’homme qui se précède lui-même » ou « l’île déserte elle-même en tant qu’elle s’imagine et se réfléchit dans son mouvement premier » (ID, 13). Et Deleuze de convoquer les romans de Defoe − Robinson Crusoé − et de Giraudoux − Suzanne et le pacifique −, le premier échouant dans sa tentative de « recommencement », le second dans la condition première de « séparation » − littérature qui « ne sait plus … rêver ni … reproduire les mythes » (ID, 15)3.

3 Deleuze est plutôt sévère vis-à-vis de Defoe, mais peut-être est-ce parce que, comme Freud

dans sa tentative propre, il ne va pas jusqu’au bout, et succombe à la « piété » : « On imagine mal un roman davantage ennuyeux – écrit-il − c’est une tristesse de voir encore des enfants le lire. La vision du monde de Robinson réside exclusivement dans la propriété, jamais on n’a vu de propriétaire aussi moralisant. La recréation mythique du monde à partir de l’île déserte a fait place à la recomposition de la vie quotidienne bourgeoise à partir d’un capital. Tout est tiré du bateau, rien n’est inventé, tout est appliqué péniblement sur l’île » ; et d’ajouter plus loin, faisant référence implicitement à Max Weber, « Tout lecteur sain rêverait de … voir Vendredi enfin manger Robinson. Ce roman représente la meilleure illustration de la thèse affirmant le lien du capitalisme et du protestantisme. Robinson Crusoé développe la faillite et la mort de la mythologie dans le

183

Il s’agit de retrouver la vie mythologique de l’île déserte. Pourtant, dans la faillite même, Robinson nous donne une indication : il lui fallait d’abord un capital. Quant à Suzanne, elle était avant tout séparée. Et ni l’un ni l’autre enfin ne pouvait être l’élément d’un couple. Ces trois indications − poursuit Deleuze − il faut les restituer dans leur pureté mythologique, et revenir au mouvement de l’imagination qui fait de l’île déserte un modèle, un prototype de l’âme collective » (ID, 16)

C’est le statut même de la répétition qui est ici en jeu : la répétition pour elle-même ; puisqu’il ne s’agit pas, explique Deleuze d’opérer la création en elle-même, mais « la re- création, non pas le commencement mais le re-commencement » (ID, 16) ; l’île est en ce sens l’origine seconde. Par ailleurs, « il ne suffit pas que tout recommence, il faut que tout se répète, une fois achevé le cycle des combinaisons possible …. La seconde origine est donc plus essentielle − poursuit Deleuze − que la première, parce qu’elle nous donne la loi de la série, la loi de la répétition dont la première nous donnait seulement les moments » (ID, 17). C’est la troisième répétition qui est ici décrite, celle de l’éternel

puritanisme » (ID, 15). Ceci doit donc être mis en relation avec notre précédent chapitre sur le rêve américain. Il s’agit bien, ici, de deux rêves, tout à fait antinomiques – rêve du grand Amnésique, à la fois dionysiaque et apollinien, d’une part, et fiction judéo-chrétienne, de l’autre. L’avènement de la fiction monothéiste et véridique sera analysé plus loin au chapitre XIV. Voir également le « paradoxe de Robinson », exposé à la huitième série de Logique du sens : « il est évident que Robinson sur son île déserte ne peut reconstruire un analogue de société qu’en se donnant d’un coup toutes les règles et lois qui s’impliquent réciproquement, même quand elles n’ont pas encore d’objets. Au contraire, la conquête de la nature est progressive, partielle, de partie en partie. … C’est pourquoi la loi pèse de tout son poids, avant même qu’on sache quel est son objet, et sans qu’on puisse jamais le savoir exactement. C’est ce déséquilibre qui rend les révolutions possibles ; … le révolutionnaire vit dans l’écart qui sépare la progression technique et la totalité

sociale, y inscrivant son rêve de révolution permanente. Or ce rêve est par lui-même action, réalité, menace effective sur tout ordre établi, et rend possible ce dont il rêve » (LS, 64, nous soulignons). Passage fondamental sur

l’écart entre la loi et la nature, manière de contourner le Deux ex Machina du kantisme, un kantisme encore trop pieux, et d’affirmer le rêve comme processus révolutionnaire, justement comme surgissement du temps créateur au sein du déséquilibre inhérent au rapport de l’esthétique et de la dialectique, de la vie et de la pensée.

184

retour, celle d’une Mémoire-monde4, ou « Cosmodrame »5, que l’on ne doit pas

confondre avec la mémoire psychologique du moi. Car, comme explique Deleuze dans Superpositions, « les gens rêvent souvent de commencer ou recommencer à zéro ; et aussi ils ont peur de là où ils vont arriver, de leur point de chute. Ils pensent en termes d’avenir ou de passé, mais le passé et même l’avenir, c’est l’histoire. Ce qui compte au contraire, c’est le devenir » (Sp, 95). Le devenir pour son compte n’est pas histoire ni culture, mais bien ce qui présuppose toute dualité culture-nature, avant et après l’homme. C’est pour cette raison qu’il n’est pas question ici de rêves psychologiques, personnels − tourisme

4 « Alors que la mémoire fait cercle avec le vécu pour devenir transcendantale, l’avenir rompt

avec tout vécu, avec tout passé personnel ou collectif, et témoigne ainsi d’un nouveau transcendantal. L’avenir devient réserve d’évènements, non pas au sens de projet, mais au contraire au sens où l’on dit que l’on ne sait pas ce que réserve l’avenir, engageant déjà la pensée vers une pensée-monde qui déborde les régularités du cosmos. S’il s’agit encore d’une mémoire, elle n’a plus rien de personnel et devient la mémoire impersonnelle d’une mémoire monde ou d’une mémoire-cosmos, telle que Deleuze la rencontre déjà chez Bergson (lequel échappe ainsi à son propre platonisme) » (MA, 78).

5 Jean François Dumoncel, dans un article consacré à la question onirique – L’onirique. Quelle est

l’étoffe des songes ? – explique que c’est l’homogénéité entre l’étoffe du monde et l’étoffe des songes

qui est attestée dans les textes de Deleuze traitant de l’île déserte : « la dualité commune au Réel et au Rêve » ou encore « la répercussion de l’ontologique sur l’onirique » (p. 13). Nous suivons l’analyse de l’auteur, car le rêve semble dépasser le cadre strict du moi, des petites histoires individuelles et souvenirs d’enfance. Il prend une autre dimension, cosmique. Il ajoute, « dans le vocabulaire de Bachelard, on dira que le rêve est un Cosmodrame. Cela signifie que le rêve n’est pas condamné à une réalité purement intérieur », le rêve « n’est pas condamné à une réalité purement intérieure, il témoigne en nous de tendances qui sont hors de nous. Deleuze a découvert une affinité du rêve avec la Nature » (p. 13-14). L’auteur parle d’une « répercussion de l’ontologique dans l’onirique » (p.13). Cosmodrame est donc un terme bachelardien. Le parallèle avec Bachelard et sa conception de l’imagination et de la rêverie peut être intéressant, en effet. Certes, Deleuze ne se réfère que peu à celui-ci – notamment lui empruntant l’expression d’« images mutuelles » en ce qui concerne la formation du cristal de temps – mais il pourrait s’avérer fructueux de confronter les deux auteurs autour de la question de la rêverie et de son rapport avec la Pensée et la Nature. Mais il n’est pas sûr, comme l’exprime Jean-François Dumoncel, que la distinction entre rêverie et rêve soit opératoire chez Deleuze, et ce n’est pas sûr non plus qu’il ait plus d’affinité, comme Bachelard, avec le rêve éveillé, du fait que le Cogito y est toujours « éveillé » justement. D’autant plus que nous verrons, que c’est le sommeil profond, les petites perceptions et poussières qui s’y insinuent qui intéressent Deleuze, et ce, à l’instar de Bergson. Nous ne nous attarderons toutefois pas davantage sur cette question, qui pourra faire l’objet d’une étude ultérieure.

185

insulaire − mais bien de l’île comme « âme collective » : « Mais ce thème, plus encore que dans nos rêveries, se manifeste dans toutes les mythologies » (ID, 17).

Deleuze ne s’est jamais intéressé aux petites histoires personnelles, trop anthropomorphiques, bien que tant l’individuel que le collectif ont chez lui, nous le verrons, une importance capitale mais sous une détermination tout à fait inédite. Ce qui compte, c’est l’impersonnel, le pré-individuel, le singulier, qui s’exprime sous les formes et les strates – humaines, animales, minérales etc. Ce qui compte, c’est la manière dont se produisent ces formes et ces strates – immaculée conception6 −, individuation plutôt que

principe d’individuation, et la manière dont elles se transforment, libèrent le potentiel virtuel non actualisé, et ce, pour un re-commencement à l’infini. Tel est le sens de la figure de l’île conçu comme un œuf :

« Après tout − conclut Deleuze − le commencement partait de Dieu et d’un couple, mais non le recommencement, qui part de l’œuf, la maternité mythologique est souvent une parthénogenèse » (ID, 17)

Mais encore faut-il, comme le remarque Vanessa Brito, entamer cette purification, traverser la catastrophe : « La communauté à venir – la communauté fraternelle − est donc puisée dans les légendes de l’île de Pâques et dans les mythes d’une seconde naissance : dans le mythe du déluge, dans la légende de l’œuf centre du monde, bref, dans

6 Sur l’immaculée conception, voir le chapitre III de DPP, où est exposé le paradoxe de

l’immaculée conception. Pierre Montebello se réfère à la dix-septième série « De la genèse statique ontologique » − qui s’avèrera importante pour nous, notamment en ce qui concerne Leibniz. L’auteur de DPP développe une problématique essentielle dans la philosophie de Deleuze, qui concerne directement le processus d’individuation qui se déroule à la fois grâce à la neutralité et à la productivité propre au champ transcendantal, qui fait advenir les états de corps : « Le champ transcendantal est plus riche et plus large que ce qu’il produit, individuation ontologique ou propositions logiques, corps et cogito. L’opération de la double genèse statique, ontologique et logique, avait pour ambition de réussir à nouer d’une autre façon neutralité et productivité. … Doublure, envers et endroit, le statut producteur du sens, physique et métaphysique, ontologique et logique, a permis de coudre ensemble ce qui arrive aux corps et ce qui insiste dans les propositions … L’immaculée conception met fin au partage qui répartit la production tantôt sur les corps tantôt sur les Idées » (DPP, 125-126). Cette immaculée conception pourra ainsi être rapprochée de la parthénogenèse, concernant l’île comme œuf irradiant, seconde naissance, Idée d’île, autofécondation. C’est pour cette raison que nous avons fait référence à ce chapitre de DDP qui nous paraît essentiel.

186

l’idée d’une « parthénogenèse » où la filiation paternelle ne joue plus de rôle. Demeure la difficulté de la désertification de l’île. »7

Ce sera l’enjeu de la perversion comme neutralisation et « autruicide », qui fait de Vendredi et les limbes du pacifique, une robinsonnade digne de ce nom.