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Deleuze au sein de la querelle cartésienne

Descartes et l’image dogmatique de la pensée Est-ce que « Je » rêve ?

B. Deleuze au sein de la querelle cartésienne

La première raison qui nous pousse, croyons-nous légitimement, à imaginer ce qu’aurait été la position de Deleuze quant à la querelle cartésienne, est sa propre critique de l’image dogmatique de la pensée dans Différence et répétition – déjà développée dans Proust et les signes et dans Nietzsche et la philosophie – qui repose entre autres, à l’âge classique, sur l’émergence du concept de Cogito chez Descartes, avec la présupposition d’un temps sclérosé. Il n’aurait donc pas pu s’excentrer d’un débat qui touche profondément aux problématiques de la philosophie moderne, sachant que le rêve joue au sein de la question même du Cogito un rôle essentiel. Et comme le remarque Michel Foucault lui-même, et ce, au moment de penser à nouveau la question de la subjectivité et la notion de « Soi » :

« Explicitement ou en sourdine, la question du rêve a couru tout au long de l’histoire des rapports entre subjectivité et vérité, avec des moments particulièrement forts, les moments où ces rapports entre subjectivité et vérité se réorganisaient et modifiaient leur dispositif d’ensemble »40.

Aussi un de ces moments forts est-il, indubitablement, le moment cartésien :

s’incarne dans les signifiés de l’imaginaire − Œdipe comme métaphore universelle » (p. 368). Le rêve entretient d’ailleurs un relation spécifique avec la notion de piété : « Ainsi considéré, la piété, la « vie en Dieu », apparaîtrait comme le dernier et le plus subtil produit de la peur de la vérité : dévotion et ivresse d’artiste en présence de la plus systématique de toutes les falsifications, volonté d’inverser le vrai, de voir à tout prix le non-vrai. Peut-être la piété a-t-elle été jusqu’ici le moyen le plus efficace d’embellir l’homme : ) travers elle, il peut si bien devenir art, surface, harmonie, bonté, qu’on ne souffre plus de son aspect. −» (Nietzsche, Par-delà bien et mal, in Œuvres philosophiques complètes VII, Paris, Gallimard, 1971, §59, p. 74).

40 Foucault, « Subjectivité et vérité », cours du 21 janvier 1981, in Cours du Collège de France 1980-

1981, Paris, Gallimard, 2014, p. 51. Ce texte important montre que Foucault, au moment d’aborder la question des rapports entre Soi et la vérité, commence également par un « argument du rêve » − le texte d’Artémidore − qui constituera le prélude du dernier tome de L’histoire de la sexualité, Le souci de soi.

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« Pour que le sujet en tant qu’il est capable de penser la vérité, puisse devenir l’élément fondamental dans le développement du savoir, pour que le sujet puisse être sujet d’une mathêsis (une mathêsis qui peut valoir partout, pour tout le monde, une mâthesis universelle), faut-il encore qu’il soit affranchi du rêve. Problème qui n’était pas simplement le problème de Descartes, mais dont Descartes donne l’expression la plus radicale au XVIIe siècle »41.

Première raison présupposée donc par la deuxième raison qui repose sur une assertion rapide mais efficace, assertion que nous avions évoquée plus haut, où Deleuze écrit que « Dans le rêve les jugements s’élancent comme dans le vide, sans rencontrer de résistance d’un milieu qui les soumettrait aux exigences de la connaissance et de l’expérience ; c’est pourquoi la question du jugement est d’abord celle de savoir si l’on rêve » (nous soulignons) ; aussi, pensons-nous, que cette dernière phrase est directement dirigée contre Descartes et le processus du doute méthodique, qui intègre le processus onirique pour mieux l’évincer.

La troisième raison, enfin, qui va nous occuper ici brièvement, prend appui sur une remarque de George Comtesse, lors d’une séance sur Spinoza traitant de l’équilibre du XVIIe siècle, concernant l’homogénéisation du rêve par l’espace optique pur, qui

préfigure tout un renouvellement du concept même de vérité. Comtesse énonce ainsi sa précieuse remarque :

« C’est que pour tout ce qui parle d’espace optique, il ne faut pas oublier non plus, par exemple Descartes, c’est l’espace optique qui lui permet, c’est l’espace optique pur, d’homogénéiser le rêve à cet espace. C’est à dire, par exemple Descartes est en train de créer une science, qu’il fait trois rêves incroyables qui ressurgissent en lui. Et c’est pour autant qu’il interprète lui-même ces rêves, c’est-à-dire il les fait passer dans cet espace pur que l’homogénéisation du monde nocturne du rêve avec l’espace permet l’équilibre entre la science et la métaphysique. Et donc ... permet de continuer la science physique en refoulant encore pour trois siècles la science des rêves possibles »42.

41 Foucault, Ibid. p. 50.

42 Et Deleuze de poursuivre : « Très juste, quel bonheur ! très juste, très juste ! Parce que je me

dis même dans mon souci de prolonger ce parallèle philosophie-peinture, je me dis en effet alors tout comme je parlais, j’invoquais les intérieurs des églises tout à l’heure, le thème du rêve dans

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L’homogénéisation du rêve, c’est-à-dire son intégration complète au sein de la structure du monde véridique, se fait ainsi avec la découverte de la lumière, indépendante des formes et des ombres qu’elles suscitent. Plus rien ne peut échapper au mode lumineux de la vérité, pas même le rêve, puisque celui-ci, au contraire, ne cesse de confirmer la vérité dans son essence même.

Aussi, comme explique Jean Wahl dans son Tableau de la philosophie française, « pour parler de Descartes, il faudrait d’abord voir le Descartes de 24 ans, celui qui entrevit en novembre 1619 et 1620 le fondement d’une invention admirable et qui vit dans un songe des étincelles de feu, le dictionnaire des sciences humaines et le recueil des poètes. Il jugeait que son songe signifiait que les poètes ont des sentences plus chargées de sens que celles que nous trouvons dans les écrits des philosophes et que l’enthousiasme et la force de l’imagination font sortir d’eux des semences de sagesse avec beaucoup plus de facilité et de brillant même que ne peut le faire la raison des philosophes. Descartes est prêt à recevoir et reçoit les expériences mystiques. C’est précisément au milieu de telles expériences qu’il eut sa révélation, sa nuit, son rêve ; mais cette nuit et ce rêve devaient apporter la clarté. Il y a une unité de la science. »43

L’équilibre de la science et de la métaphysique au XVIIe siècle se fait ainsi au détour

d’un rêve, d’une illumination, d’une prémonition, d’un signe. Ce que confirme Pierre Carrique également dans son étude sur Descartes et le rêve : « Possibilité d’être, articulation de la vérité selon ses modes vigile et onirique, inauguration de l’acte même de philosopher : la solidarité problématique de ces trois dimensions est si clairement éprouvée par Descartes qu’elle décide du tour de sa pensée et oriente explicitement son développement jusqu’à la nécessité de la présupposition de l’existence de Dieu »44.

la peinture, il faut voir comment il le traite au XVIIe siècle, le personnage du rêve, le thème du

sommeil, de la méditation etc. Justement par rapport à la lumière, ça change constamment. Le méditant du XVIIe siècle ce n’est pas du tout la même chose que le méditant du XVIe, ni du XVe

etc., oui mais ta remarque est très juste. Voilà pourquoi ils n’avaient pas de psychanalyse quoi, voyez. Ah bien quel équilibre ils avaient atteint eux ! Quelle honte pour nous ! Bon. » (Cours Spinoza du 27/01/1981).

43 Jean Wahl, Tableau de la philosophie française, Paris, Fontaine, 1946, p. 10-11. 44 Pierre Carrique, op. cit., p. 23.

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C’est la découverte d’un espace optique pur, qui pour Deleuze, caractérise le siècle classique, ouvrant sur une définition inédite de la vérité. La vérité est lumière, pure lumière, indépendamment des formes. Ce n’est donc plus la forme organique qui détermine l’essence, comme chez Aristote, mais bien la lumière comme manifestation du vrai, et intégrant les différents ordres d’infinis :

« Merleau-Ponty a bien marqué ce qui nous paraît aujourd’hui le plus difficile à comprendre dans les philosophies du XVIIe siècle : l’idée de l’infini positif comme « secret du grand rationalisme », « une manière innocente de penser à partir de l’infini », qui trouve sa perfection dans le spinozisme » (SPE, 22).

Sa perfection se trouvera, en effet, dans le spinozisme, puisque celui-ci aura atteint réellement la lumière, l’adéquat et la béatitude. Descartes, quant à lui, en ayant cristallisé la conscience dans un Moi substantiel, ne pourra éviter le danger d’une fiction, fiction plus dangereuse et redoutable que tout rêve, celle d’un subjectivisme et d’un psychologisme imparables.

Et pourtant, la posture du méditant qu’il construit n’est pas si étrangère, en elle- même, de la posture deleuzienne. Il y a chez Deleuze, comme chez Descartes, l’affirmation de la nécessaire solitude du penseur. Et en effet, « le penseur est alors voué, comme ce fut le cas pour Nietzsche, à une nécessaire solitude. Il n’y a là aucun pathos, mais un effet du problème, une conséquence du combat puisque c’est ce qui fait qu’on ne peut plus faire cause commune dans un combat préexistant (sinon de solitude en solitude, d’où, peut-être, la proximité de tous les solitaires avec Nietzsche). … Peut- être est-ce cela que veut dire Deleuze lorsqu’il invoque le solipsisme nécessaire du penseur » (MA, 17).

Mais justement, cette posture du penseur n’a pas l’apparence paisible du méditant cartésien au coin de son feu. Il s’agit d’un combat, combat entre le penseur et lui-même ; si bien que la solitude ne peut être qu’intensément « peuplée », non de rêves ou de fantasmes, comme explique Deleuze, mais de rencontres : « Quand on travaille, on est forcément dans une solitude absolue. On ne peut pas faire école, ni faire partie d’une école. Il n’y a de travail que noir, et clandestin. Seulement, c’est une solitude extrêmement

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peuplée. Non pas peuplée de rêves, de fantasmes ni de projets, mais de rencontres » (D, 13, nous soulignons).

C’est une nouvelle conception de la « subjectivité » du penseur que Deleuze invente, et à laquelle il nous convie, celle non pas de feindre le doute, mais de douter réellement, d’aller jusqu’au bout du doute, de feindre justement de feindre le doute … opération perverse.

II.

La fiction du cogito et la subjectivité psychologique:

la toute-puissance de la conscience