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L’effond(r)ement du sous-sol pré-onirique Une question de force

Le véritable rêveur est donc celui qui va « vérifier » dans la réalité ce qu’il a aperçu en rêve − il sait que ce n’est pas juste un rêve, et que la distinction en percevoir et imaginer n’est pas si radicale. Il n’hésite pas un instant, car il ne feint pas le doute, il plonge dans les profondeurs, dans un « sans-fond » qui n’est pourtant pas un chaos … et ce, au risque de ne pas en revenir.

Théâtre de la cruauté contre théâtre de la représentation, il s’agira ainsi de confronter, dans ce second temps, le rêve à l’épreuve de la pensée – car c’est ce premier qui, en fin de compte, se cogne au noyau indéfectible de la pensée et de l’impensé −, en pénétrant plus en avant au sein des dynamismes spatio-temporels qui président la genèse des Idées et la synthèse du sensible. Car, jusque-là, avons-nous simplement frôlé ces espaces-temps oniriques – en un nouveau sens qu’il nous faudra préciser − qui conditionnent justement le rêve organique du Dieu, du Je et de la conscience psychologique, rêve du monde de la représentation et sensori-moteur. Et pour ce faire, il nous faudra dès maintenant mettre l’accent non plus sur le concept de vérité, mais bien sur les processus créatifs de la pensée et du temps qui les anime. Nous faut-il passer ainsi de l’Englobant comme Forme aux lignes d’univers comme rapports de forces : le Tout, comme dit Bergson, n’étant pas donné d’avance …

En effet, est-ce justement l’intrusion du temps à travers la fêlure qui fissure le moi, devenu passif, celle qu’avait entre-aperçue Freud, mais dont il n’a pourtant pas tenu compte jusqu’au bout − l’Inconscient étant conçu par lui comme atemporel ; fêlure que Kant permit d’introduire au sein de la pensée, en dévoilant la passivité essentielle du Moi – « Je est un autre » −, mais la recouvrant, pourtant, du voile rigide de la représentation encore dogmatique ; est-ce justement l’intrusion de ce temps autonome, autochtone et déchaîné – « hors de ses gonds » − qui permettra à Deleuze d’atteindre ces mouvements aberrants qui traversent effectivement la vie et la pensée.

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Il nous faudra ainsi, dans un premier temps, caractériser plus amplement ces dynamismes spatio-temporels, ces non-lieux où s’épanouit le pronom indéfini, ne manquant pourtant pas de détermination1, pour pouvoir observer ensuite leur efficace

via des expériences-limites tant esthétiques – Kafka et le cinéma2 – que philosophiques –

Foucault et Leibniz − ouvrant sur une nouvelle définition du rêve, en rapport avec le travail de la pensée − le pathos comme disposition de la pensée3 − « état céleste qui ne

garde plus rien de personnel ni de rationnel » :

« L’art aussi atteint à cet état céleste qui ne garde plus rien de personnel ni de rationnel. A sa manière, l’art dit ce que disent les enfants. Il est fait de trajets et de devenirs, aussi fait-il des cartes, extensives et intensives. … Et comme les trajets ne sont pas plus réels que les devenirs ne sont imaginaires, il y a dans leur réunion quelque chose d’unique qui n’appartient qu’à l’art. … processus impersonnel où l’œuvre se compose un peu comme un cairn, avec les pierres apportées par différents voyageurs et devenants (plutôt que revenants) qui dépendent ou non d’un même auteur. C’est seulement une telle conception qui peut arracher l’art au procès personnel de la mémoire et à l’idéal collectif de la commémoration. A l’art-archéologie qui s’enfonce dans les millénaires pour atteindre à l’immémorial s’oppose un art-cartographie qui repose sur « les choses d’oubli et les lieux de passage » » (CC, 86-87).

On comprend, dès lors, pourquoi la nuit des sommeils sans rêves est-elle plus importante, plus intéressante, plus remarquable pour Deleuze que la clarté des jours – le distinct et l’obscur, plutôt que le clair et le confus. Et bien qu’il prône la lumière pure, l’apparaître en soi, la perception dans les choses, ce n’est point le soleil et ses reflets qui nourrissent sa pensée, mais bien l’indiscernabilité de la veille et du sommeil, des nuits et des jours, cette indiscernabilité d’où peut jaillir l’éclair, l’image pure, « juste une image », ou ce qui ne peut être que rêvé.

1 « Pourtant l’indéfini ne manque de rien, et surtout pas de détermination. Il est la détermination

du devenir, sa puissance propre, la puissance d’un impersonnel qui n’est pas une généralité, mais une singularité au plus haut point » (CC, 86).

2 « …, ce sont toutes les dramatisations d’espaces-temps répertoriées dans Cinéma 1 et Cinéma

2, comme une tentative de classification naturaliste des mouvements aberrants qui échappent

aux constructions narratives imposés par l’industrialisation du cinéma » (MA, 10)

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C’est l’immobilisme paradoxalement actif des voyages sur place, nomadisme de la pensée, qu’il s’agira de décrire ici, à l’instar de « l’expérience dramatique » de Jöe Bousquet, à laquelle Robbe-Grillet donne la description qui suit, description préludant ainsi le deuxième mouvement de notre étude :

« Le monde sensible qui l’entoure n’est plus, comme le rêve ou le souvenir, que la matière à laquelle il doit prêter son imagination pour la sauver du néant. Il est prisonnier dans sa chambre, il est condamné à l’inaction par la balle qu’il a reçue, mais c’est lui en fin de compte qui rachète au hasard et au chaos cette balle perdue qui l’a brisé. Il n’est plus ici question d’insuffler après coup une conscience à des phénomènes ayant déjà leur vie propre : sans cette création, la matière ne saurait avoir aucune forme ; Bousquet découvre enfin qu’il s’est lui-même infligé sa mutilation »4.

4 Alain Robbe-Grillet, « Jöe Bousquet, le rêveur », in Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963,

Chapitre V