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Rêve œdipien et rêve schizophrénique : rêver, délirer, désirer

Theatrum philosophicum de Deleuze

B. Rêve œdipien et rêve schizophrénique : rêver, délirer, désirer

Dès lors, un nouveau palier est franchi, et la notion de dramatisation ne saurait faire l’affaire, tandis que les notions de rêve, de fantasme, de mythe et de tragédie se trouvent virulemment récusés comme facteurs de reterritorialisation subjectifs et objectifs : « Mythe, tragédie, rêve, fantasme − et le mythe et la tragédie réinterprétées en fonction du rêve et du fantasme −, voilà la série représentative que la psychanalyse substitue à la ligne de production, production sociale et désirante. Série de théâtre, au lieu de la série de production » (AOe, 366).

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C’est cet aspect précis qui nous intéresse et qui rappelle le titre du chapitre. Pourquoi un « au-delà » de l’interprétation des rêves ? − Ne faudrait-il pas plutôt, au risque d’inventer une nouvelle herméneutique de l’herméneutique elle-même, parler d’un en-deçà de l’interprétation ? − Ceci dans la mesure où Freud, bien que voulant doter l’onirique d’un sens, semble l’avoir, au contraire, enfermé, notamment au niveau de la pratique thérapeutique effective − dans un système du jugement, de signifiance, encore plus répressif que s’il était demeuré une simple fonction physiologique contribuant à l’équilibre organique, dont le contenu importe peu.

Aussi ne semble-t-il presque plus possible de penser sérieusement le rêve sans « vagabonder trop loin de Freud »19. Le rêve n’est pourtant pas seulement l’écran sur lequel

sont projetés, dramatisés, déguisés nos désirs inconscients. Il n’est pas réductible à une « voie », un lieu de passage, un carrefour, où se mettraient en scène nos différentes pulsions. Il n’est pas la rampe où se jouent et se déjouent intrigues et conflits seulement idéaux et idéalisés, sans autre rapport avec le réel que d’être son dehors, intolérable et indésirable désir justement, accentuant plus fortement la césure entre la pensée et la vie. Le rêve, − reprenons l’expression de Freud lui-même −, travaille, c’est-à-dire qu’il produit bien quelque chose. En effet, « au sein du rêve lui-même, comme du fantasme et du délire, des machines fonctionnent en tant qu’indices de déterritorialisation. Dans le rêve il y a toujours des machines douées de l’étrange propriété de passer de main en main, de fuir et de faire couler, d’emporter et d’être emportées. » (AOe, 473)

C’est ce que reprochait très justement Roger Dadoun − dont l’analyse est reprise dans l’appendice de L’Anti-œdipe − à la conception freudienne du rêve. Il remarquait que « l’interprétation des rêves n’est jamais qu’interprétation de récits de rêves, avec tout ce que les structures culturelles et techniques du récit introduisent de valeurs vigiles – nomination, composition, articulations, personnages, intrigues, situations, toute une « dramaturgie »

19 Foucault, « Introduction à la vie non fasciste », in Le magazine littéraire n°257, Septembre 1988,

p.49 : « Il fallait être à tu et à toi avec Marx, ne pas laisser ses rêves vagabonder trop loin de Freud, et traiter les systèmes de signes – le signifiant – avec le plus grand respect. Telles étaient les trois conditions qui rendent acceptable cette singulière occupation qu’est le fait d’écrire et d’énoncer une part de vérité sur soi-même et sur son époque » (nous soulignons).

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dont on peut se demander si elle ne dénature pas l’activité onirique »20. Finalement on

décalque le rêve sur une logique qui lui est extrinsèque, sans vraiment considérer sa différence, sa spécificité :

« Il faut alors que la représentation se gonfle de tout le pouvoir du mythe et de la tragédie, il faut qu’elle donne de la famille une présentation mythique et tragique (et du mythe et de la tragédie, une présentation familiale), pour qu’elle morde effectivement sur les zones de production. Le mythe et la tragédie ne sont-ils pas pourtant, eux aussi, des productions, des formes de production ? Sûrement pas ; ils ne le sont que rapportés à la production sociale réelle, à la production désirante réelle. Sinon, ce sont des formes idéologiques, qui ont pris la place des unités de production » − le rêve devient « mythe de l’humanité » » (AOe, 366, nous soulignons)21.

Mais subsiste la dimension moléculaire du rêve, le double du rêve œdipien, le rêve schizo, rêve des multiplicités qu’évoquent Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, à propos du rêve de l’homme aux loups22. Il existe donc un machinisme proprement

onirique, qui ne se laisse pas réduire aux catégories du discours et de la représentation. Un lien intime se noue entre schizophrénie et onirisme comme le remarque Roger Dadoun, citant Marcel Duchamp et Antonin Artaud. Aussi rapproche-t-il, comme le fera également Deleuze dans son « Pour en finir avec le jugement »23, cet autre rêve de l’ivresse

dionysiaque : « si les systèmes vigiles, la conscience, le monde et l’objet maintiennent leur emprise sur le corps-territoire onirique, le corps du rêve secoue le joug en faisant éclater ses parties – le rêve est insurrection, qui à chaque aube plante dans le cœur du monde le

20Dadoun Roger, « Les ombilics du rêve », in L’espace du rêve, Gallimard, Paris, 1972, p. 396. 21 Sur la relation ambivalente de Freud avec la mythologie, voir Didier Anzieu, « Freud et la

mythologie » in Incidences de la psychanalyse, Nouvelle revue de psychanalyse, numéro 1, printemps 1970, pp. 114-144.

22 « C’est un très bon rêve schizo. Etre en plein dans la foule, et en même temps complètement

en dehors, très loin : bordure, promenade à la Virginia Woolf (« jamais plus je ne dirai je suis ceci, je suis cela ») … Un des caractères essentiels du rêve de multiplicité est que chaque élément ne cesse pas de varier et de modifier sa distance par rapport aux autre », in « Un seul ou plusieurs loups ? », MP, 42-43.

23 « Le rêve élève les murs, se nourrit de la mort et suscite les ombres, ombres de toutes choses

et du monde, ombres de nous-mêmes. Mais dès que nous quittons les rives du jugement, c’est le rêve aussi que nous répudions au profit d’une « ivresse » comme d’une plus haute marée », CC, 162.

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désir régénéré. Ce sont les artistes – les démoniaques, les dionysiaques, les « schizos », pas les apolliniens – qui reçoivent le mieux, apparemment, l’appel insurrectionnel – et pas évasif – de l’onirique ». Aussi est-ce Artaud qui aurait « fait exploser maints ombilics du rêve, et L’ombilic des limbes, parmi d’autres, nous fait entendre le bruissement des machines du rêve »24.

Voici donc ce qui nous pousse vers d’autres contrées, loin du Freud de L’interprétation des rêves. Car si pour Freud, le terme de « travail » semble seulement métaphorique, il faut le considérer, d’un autre point de vue, de manière littérale. Le rêve est à la fois l’œuvre et l’activité qu’elle sous-tend.

Toutefois, cela n’empêche pas le fait que la distinction entre le travail du rêve et celui de la pensée doit être radicalisée. Ils ne sont pas de même nature. C’est ici qu’intervient Artaud plus profondément. Il permet à Deleuze de pousser le renversement du platonisme à son paroxysme, en se délivrant de toute conception représentative de la pensée – abandon de toute référence théâtrale et intérêt accru pour le cinéma, qui semble plus adapté à une conception génétique de la pensée, et, qui, grâce aux outils conceptuels bergsoniens permet de renouveler la définition de l’inconscient comme conscience en droit ontologique.

III. Penser ce n’est pas rêver

A.

« Le travail du rêve ne pense pas »

L’image onirique n’est pas de même nature que le récit de rêve. Et c’est, en effet, ce que confirme Jean-François Lyotard dans son livre consacré à la relation entre l’image et le texte, Discours, figure25. Aussi, « le travail du rêve ne pense pas, ne calcule pas, en règle

générale ne juge pas, il se borne à transformer » (IR) et ce, bien que Freud définit les

24 Dadoun Roger, op. cit. , p. 411.

25 Lyotard Jean-François, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 2002, « Le travail du rêve ne pense