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Le rêve américain et la vision organique du monde L’image-action ou l’action passive

« Je ne vois pas le rêve américain, seulement le cauchemar américain »

Malcolm X Nous nous concentrerons à présent sur la théorisation du « rêve américain » chez Gilles Deleuze, à partir de la classification des images et des signes qu’il construit dans L’image-mouvement. Peut-être ceci pourrait paraître en porte-à-faux avec le début de notre propos, mais il semble, au contraire, qu’il y ait une continuité tangible entre la naissance de la métaphysique et sa sublimation dans une image cinématographique anthropomorphique, et ce, dans la mesure où le cinéma d’image-action permet de consolider la conception organique du monde véridique, au sein de laquelle l’homme – de par sa volonté et son héroïsme potentiel – se représente comme le centre.

Nous savons, par ailleurs, que Deleuze admirait fortement la littérature anglo- américaine, apte, selon lui, à créer de nouveaux moyens d’expression, à ouvrir sur des horizons insoupçonnés, défiant les lois de la stylistique et de la linguistique1. Plus qu’une

question de style, toutefois, il s’agissait d’ouvrir sur de nouveaux modes d’existence, le style n’étant nullement, bien au contraire, séparé de la vie – « la littérature et la vie »2. Il

prenait appui pour démontrer cette inventivité sur les écrits de Melville, Whitman, Lawrence … Ceux pour qui « fuir, ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif que la fuite. C’est le contraire de l’imaginaire ».3

1 Cf. D, « De la supériorité de la littérature anglo-américaine », 47-91.

2 Cf. CC, « La littérature et la vie », 11 : « Ecrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable et vécue. C’est un processus, c’est-à-dire un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu ».

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Pourtant, dans ses écrits sur le cinéma américain4, et notamment sur l’image-action,

il décrit, nous semble-t-il, l’autre versant du processus, ou plutôt sa trahison. Le processus créatif se fige, durcit, s’arrête, prend l’allure d’une prophétie et adopte la forme d’un rêve. Et pourtant, le cinéma américain, à ses débuts, ne s’identifiait-il pas à la tendance réaliste ? Aussi nous semble-t-il paradoxal qu’un rêve puisse émerger d’une image qui se dit réaliste, l’image-action, la « Grande Forme »5.

Qu’en est-il donc de cette image particulière qui loin de libérer l’existence, l’enferme, la cloisonne, et prend pour condition la croyance en un rêve ? Quelle nouvelle définition du rêve cela permet-il de dégager ? Quel rapport avec l’homme, l’histoire et la vérité entretient-elle ?

Il semble, en effet, qu’il y ait chez Deleuze deux visages du rêve américain, celui, d’une part, qu’on trouve développé dans ses écrits sur la littérature américaine, notamment sur Whitman et Melville6, à travers « la société des camarades », « la fonction

4 Cf. L’article de Paola Marrati, « Deleuze et Hollywood », in Revue d’esthétique, Paris, Jean Michel

Laplace, 2004, p. 99-108. L’auteur de l’article remarque avec pertinence le peu d’intérêt que l’on porte pour l’intérêt, justement, de Deleuze pour le cinéma américain. Elle explique cette omission notamment par le fait que « ce qui frappe d’abord … c’est le grand schéma qui articule les deux livres autour de la distinction entre les images-mouvement et les images-temps et le regard se tourne vers cette thèse, aussi puissante que problématique, d’un cinéma du temps. Hollywood s’éloigne dans une préhistoire où la vérité du cinéma comme présentation direct du temps n’aurait été, au mieux, que pressentie » (p. 99). Rappelons, toutefois, ce qu’on essaiera de mettre en exergue dans la deuxième partie, le rôle décisif que joue la comédie musicale américaine dans l’émergence des espaces optiques et sonores pures.

5 « Grande forme », notion que Deleuze emprunte à Noël Burch dans son analyse de « M le maudit » de Fritz Lang, dont la structure se rapproche fortement du cinéma d’image-action : « Incontestable chef-d’œuvre de son auteur, M (1931) nous offre, après Potemkine et Vampyr, l’un des tout premiers exemples d’une forme composite, incorporant à la fois tous les aspects d’un groupe de paramètres cinématographiques et tous les instants du film dans une combinatoire totalement cohérente. Après les expériences essentiellement parcellaires des films précédents, comparables, toutes proportions gardées, aux expériences en miniature d’un Webern, nous voici parvenu, dans l’œuvre d’un seul et même cinéaste, à la Grande Forme du premier Boulez » (Noël Burch, « De « Mabuse » à « M » : le travail de Fritz Lang », in Cinéma. Théorie, lectures, Paris, Klincksieck, 1973, p. 233). Burch repère ainsi neuf parties constituant la cohérence de cette Grande Forme : L’assassinat de la petite fille ; La psychose qui se répand dans la ville ; Impuissance de la police ; Intervention de la pègre ; Les deux enquêtes s’engagent parallèlement ; Aboutissement des enquêtes ; M démasqué par la pègre ; Intervention de la police ; Les deux procès.

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d’universelle fraternité », bref, le versant révolutionnaire, et d’autre part, la conception « actualisée » et donc déçue de ce même rêve, à travers le cinéma de Griffith, de Ford ou encore d’Elia Kazan. Le cinéma, semble-t-il, n’a pu incarner ce que la littérature avait promu, et ce malgré le statut du cinéma, qui semble être apte à faire le vrai mouvement. Nous nous focaliserons d’abord, sur l’image-action, sa technique spécifique et sur la représentation organique qu’elle sous-tend dans le cinéma américain d’avant-guerre. Puis, nous tenterons, à l’instar de Deleuze, d’en dégager les présupposés, l’image de la pensée sous-jacente, la conception historique impliquée, sa métaphysique implicite, d’où émane, enfin, un certain rapport de l’homme et du monde, une certaine figure du héros, fonctionnant tant avec les modalités de la prophétie et du messianisme, qu’avec les catégories de l’utopie.

Le rêve semble ainsi prendre différentes formes, dans cette interaction avec l’action, la vision organique de l’histoire et du monde, sa définition se trouvant ainsi pleinement renouvelée.

I.

Avènement de la représentation organique au cinéma

C’est au tout début de L’image-mouvement, après avoir exposé les trois thèses sur le mouvement de Bergson, qu’il applique au cinéma, ainsi que les deux premières opérations fondamentales de la technique cinématographique – cadre et plan –, que Deleuze s’attaque à ce qu’il considère, dans le cadre spécifique de l’image-mouvement, comme la matrice de tout film, à savoir le montage. Ce dernier est défini comme l’opération « qui porte sur les images-mouvement pour en dégager le tout, l’idée, c’est-à-dire l’image du temps », le tout ou l’idée étant le fondement de toute réalisation filmique, ce qui vient en premier dans l’ordre des raisons, les différents plans exprimant le tout et le tout s’exprimant dans chaque plan.

Ainsi les trois niveaux dégagés par Deleuze : « la détermination des systèmes clos », « le mouvement qui s’établit entre les parties du système » et « le tout changeant qui s’exprime dans le mouvement ». C’est donc une conception systématique du mouvement et du temps qui lui est subordonné. Se dessine, dès lors, un monde clos sensé englober

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les différentes parties qui le compose selon un ordre idéel prédéterminé. Deleuze décline ensuite cette conception du montage selon quatre modalités « nationales » : la soviétique – composition dialectique, organique ou matériel –, la française – composition quantitative-psychique, l’allemande – composition intensive-spirituel, et enfin, l’américaine, qualifiée d’organique-active et empiriste.

Aussi, le grand représentant et inaugurateur de cette dernière tendance n’est nul autre que l’inventeur même du montage dit parallèle, à savoir Griffith. C’est ce dernier qui pose les fondements de cette esthétique, qui suppose et supporte toute une vision du réel, qui serait organisé selon des lois immuables, capables de l’expliquer et de le justifier, et retranscriptibles grâce à la composition cinématographique, fondements qui, pendant longtemps, influenceront le cinéma américain :

« La composition des images-mouvement, Griffith l’a conçu comme une organisation, un organisme, une grande unité organique » (IM, 47).

A.

Une technique spécifique …

En quoi consiste ainsi la technique de Griffith ? Quelles sont ses particularités ? Quelle image originale permet-elle d’invoquer, de composer et de dresser ?

Comme nous l’avons précisé plus haut, cette technique repose avant tout sur la primauté du montage – peut-être est-ce les moyens de l’époque qui imposaient une telle priorité de la composition, la caméra étant fixe –, un montage organique qui suit un rythme binaire, exposant de manière alternée différents aspects du réel, souvent des réalités opposées, des extrêmes tant géographiques, qu’historiques ou sociologiques.

« L’organique − explique − Deleuze, est d’abord une unité dans le divers, c’est-à-dire un ensemble de parties différenciées : il y a les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, le Nord et le Sud, les intérieurs et les extérieurs, etc. … » (IM, 47).

On part ainsi d’un constat des différences et dualités dans le réel qu’il s’agit moins de nier que de justifier et d’harmoniser selon un Tout, précisément grâce au montage organique. Et c’est un montage particulier qui permet cela, le montage alterné parallèle,

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« structure faite d’opposition, de contraires et de complémentarités »7 qui se maintiennent

tout au long du film, depuis une situation initiale jusqu’à la situation finale, modifiée ou rétablie, après la détonation d’une action salvatrice. C’est la formule de l’image-action, SAS’, que Deleuze introduit et développe au neuvième chapitre de L’image-mouvement, que nous aborderons en détail plus tard.

Ce qu’il faut retenir, dans ce cinéma, est que l’unité organique semble toujours menacée du dehors, qu’elle ne tient que dans cette lutte constante pour maintenir son intégrité organique. Cette idée sous-tend tout le cinéma d’avant-guerre, chez les « héritiers » de Griffith, tel que King Vidor qui avait « compris que l’harmonie est toujours un état provisoire, fragile, constamment menacé »8. D’où l’importance du duel

(A), que compose un autre montage alterné, non plus parallèle, mais convergent, concourant et accéléré, ainsi que le rôle du gros plan qui « dote l’ensemble objectif d’une subjectivité qui l’égale ou même la dépasse » (IM, 48), figurant l’implication des différentes dimensions de l’image. Car, nous explique Deleuze, « il faut encore que les parties agissent et réagissent les unes sur les autres, à la fois pour montrer comment elles entrent en conflit et menacent l’unité de l’ensemble organique, et comment elles surmontent le conflit ou restaurent l’unité » (IM, 48).

C’est ainsi le conflit entre parties antagonistes, compromettant l’harmonie initiale, mais la rétablissant grâce à l’action du héros – les forces du bien contre les forces destructrices –, qui conforte l’ensemble organique. Autrement dit, c’est le duel qui renforce l’unité, démontre la puissance de celle-ci et la justifie, faisant ainsi partie intégrante de l’ensemble. C’est en ce sens que Deleuze qualifie ce montage d’organico- actif, où le duel joue un rôle de composition essentiel, et où l’action consiste moins à changer fondamentalement la situation, qu’à en consolider l’organicité, et ce, même si la situation se trouve apparemment modifiée – c’est une action paradoxalement passive qui contraste avec la fuite active mentionnée plus haut.

7 Robert Lang, Le mélodrame américain, Griffith, Vidor, Minnelli, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 74. 8 Ibid., p. 101.

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Dans cette conception technique, la forme semble dépendre d’un fond métaphysique prédéterminé par l’auteur, elle est pensée en fonction d’une Idée préalable qui en justifie l’usage : « Griffith a écrit de nombreux articles et aucun ne traite des questions de forme, mais uniquement des idées. Pour lui, la technique n’était qu’un moyen d’atteindre un but. C’était le contenu des films qui déterminait la technique »9. Ce

n’est pourtant pas dire que n’importe quelle forme peut incarner et porter la même idée, que la forme est contingente ou gratuite, bien au contraire. Comme l’explique Deleuze, dans la conférence donnée à la FEMIS, « Qu’est-ce que l’acte de création ? », les idées, « il faut les traiter comme des potentiels déjà engagés dans tel ou tel mode d’expression, si bien que je ne peux pas dire que j’ai une idée en général. En fonction des techniques que je connais je peux avoir une idée dans tel domaine, une idée en cinéma ou bien une idée en philosophie » (DRF, 291). La conception organique de Griffith semble donc inséparable des moyens techniques qui l’expriment, bien qu’elle soit première. Sans le cinéma, et le montage alterné et analogique, elle n’aurait pu atteindre à la dimension sublime et grandiose que nous lui connaissons.

Dimension qui découle d’un certain rapport du mouvement et du temps, le temps comme tout, d’une part, et le temps comme intervalle d’autre part, « l’oiseau qui plane et ne cesse d’agrandir son cercle », d’une part, « le battement de l’aile devenant de plus en plus petit », d’autre part (IM, 50). Tout ceci renvoie donc à une métaphysique du temps spiralique comme nombre du mouvement, à la représentation organique, et à la conception de l’Idée comme image indirecte du temps.

B.

… pour une image organique du monde – « l’heureux