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La distinction des deux sujets ou la toute-puissance de la conscience

Descartes et l’image dogmatique de la pensée Est-ce que « Je » rêve ?

B. La distinction des deux sujets ou la toute-puissance de la conscience

propre emploi, et ne se conçoit que suivant une ligne de déterritorialisation représentée par le doute méthodique ; le sujet d’énoncé, l’union de l’âme et du corps ou du sentiment, qui seront garantis de façon complexe par le cogito, et qui opèrent les reterritorialisations nécessaires. Le cogito, toujours à recommencer comme un procès, avec la possibilité de trahison qui le hante. Dieu trompeur et malin Génie. Et quand Descartes dit : je peux inférer « je pense donc je suis », alors que je ne peux pas pour « je me promène donc je suis », il lance la distinction des deux sujets » (MP, 160).

B.

La distinction des deux sujets ou la toute-puissance de la

conscience

La distinction des deux sujets, dont Kafka renversera magistralement le procès, est ce qui caractérise au plus haut point le processus onirique. Ici encore la raison cartésienne confirme son affinité avec le rêve. La conscience dédoublée est une conscience rêveuse et préfigure totalement ce que nos auteurs qualifient de « délire passionnel », qui se retrouve chez les prophètes, les hommes de l’imagination et de la trahison :

« Le délire passionnel est un véritable cogito …. De même le cogito suit un procès temporel linéaire qui doit être recommencé. L’histoire des Juifs était scandée de catastrophes où chaque fois subsistaient juste assez de survivants pour recommencer un nouveau procès. L’ensemble d’un procès est souvent marqué par ceci : le pluriel est employé tant qu’il y a un mouvement linéaire, mais apparaît une recollection dans le Singulier dès qu’un repos, un arrêt fixent la fin d’un mouvement, avant qu’un autre

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ne recommence. … La ligne passionnelle du régime post-signifiant trouve son origine dans le point de subjectivation … : le double détournement, la trahison, l’existence en sursis. … Ce qui est important, ce qui fait donc la ligne passionnelle post-signifiante une ligne de subjectivation ou d’assujettissement, c’est la constitution, le dédoublement des deux sujets, et le rabattement de l’un sur l’autre, du sujet d’énonciation sur le sujet d’énoncé. … la substance est devenue sujet. Le sujet d’énonciation se rabat sur le sujet d’énoncé, quitte à ce que celui-ci fournisse à son tour du sujet d’énonciation pour un autre procès. … Il n’y a même plus besoin d’un centre transcendant de pouvoir, mais plutôt d’un pouvoir immanent qui se confond avec le « réel », et qui procède par normalisation. Il y a là une étrange invention : comme si le sujet dédoublé était, sous une de ses formes, cause des énoncés ont il fait lui-même partie sous l’autre de ses formes. C’est le paradoxe du législateur-sujet, qui remplace le despote signifiant : plus tu obéis aux énoncés de la réalité dominante, plus tu commandes comme sujet d’énonciation dans la réalité mentale, car finalement tu n’obéis qu’à toi- même, c’est à toi que tu obéis ! C’est quand même toi qui commandes, en tant qu’être raisonnable… On a inventé une nouvelle forme d’esclavage, être esclave de soi-même, ou la pure « raison », le Cogito. Y-a-t-il rien de plus passionnel que la raison pure ? Y-a-t-il une passion plus froide et plus extrême, plus intéressée que le Cogito ? » (MP, 162, nous soulignons).

Et d’ajouter plus loin, confirmant le lien entre conscience, dédoublement et trahison : « Le régime passionnel, la ligne de subjectivation, a aussi deux axes,

syntagmatique et paradigmatique : le premier …, c’est la conscience. La conscience comme passion est précisément ce dédoublement des deux sujets, en sujet d’énonciation et sujet d’énoncé, et le rabattement de l’un sur l’autre. Mais la deuxième forme de subjectivation, c’est l’amour comme passion, l’amour-passion, un autre type de double, de dédoublement et de rabattement. … Richard III le traître finit dans la conscience que lui apporte le rêve, mais il est passé par l’étrange face-à- face avec lady Anne, de deux visages qui se dérobent en sachant qu’ils sont promis l’un à l’autre suivant la même ligne qui va pourtant les séparer. … Quel amour ne sera pas trahi ? Quel cogito n’a pas son malin génie, le traître dont il ne se débarrasse pas ? … : le cri des deux sujets monte ainsi toute l’échelle des intensités, jusqu’à atteindre au sommet d’une conscience étouffante, tandis que le navire suit la ligne des eaux, de la mort et de l’inconscient, de la trahison, la ligne de mélodie continue. L’amour passionnel est un cogito à deux, comme le cogito une passion pour soi tout seul. … La ligne de subjectivation est donc tout entière occupée par le Double, mais elle a deux figures comme il y a deux sortes de double : la figure syntagmatique de la conscience ou le double conscientiel qui concerne la forme (Moi = Moi) ; la figure paradigmatique du couple ou le

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double passionnel qui concerne la substance (Homme = femme, le double étant immédiatement la différence des sexes) » (MP, 164).

Cette analyse brillante de la subjectivation, qui aboutit à la constitution du Moi, de sa différenciation avec l’Autre, et qui se perpétue avec le sujet transcendantal kantien, montre bien que si la ligne de fuite initiée pour échapper au régime despotique signifiant ouvre effectivement sur une déterritorialisation absolue – ce qui fait que l’événement arrive vraiment – il n’en demeure pas moins qu’elle se rabat, très vite, sur une strate – la lumière est captée par la transcendance d’un Dieu ou d’un Moi, elle s’élève au-dessus de la terre, de la Nature et des corps :

« La subjectivation affecte la ligne de fuite d’un signe positif, elle porte la déterritorialisation à l’absolu, l’intensité au plus haut degré, la redondance à une forme réfléchie, etc. Mais, sans retomber dans le régime précédent, elle a sa manière à elle de renier la positivité qu’elle libère, ou de relativiser l’absolu qu’elle atteint. L’absolu de la conscience est l’absolu de l’impuissance, et l’intensité de la passion, la chaleur du vide, dans cette redondance sans résonance. C’est que la subjectivation continue essentiellement des procès linéaires finis, tels que l’un se termine avant qu’un autre ne commence : ainsi pour un cogito toujours recommencé, pour une passion ou une revendication toujours reprises. Chaque conscience poursuit sa propre mort, chaque amour-passion poursuit sa propre fin, attirés par un trou noir, et tous les trous noirs résonnant ensemble. Par là, la subjectivation impose à la ligne de fuite une segmentarité qui ne cesse de la renier, et à la déterritorialisation un point d’abolition qui ne cesse de la barrer, de la détourner … ; la subjectivation n’est pas moins une strate que la signifiance » (MP, 166).

C’est pour cette raison que Descartes ne pousse pas assez loin la puissance propre de la pensée − « il va trop vite » − la ligne de fuite qui a été effectivement ouverte – tel Grégoire dans La métamorphose, il finit par se rabattre sur un Moi et sur un Dieu. Et c’est Spinoza qui effectuera rigoureusement l’opération, en demeurant au niveau d’un plan d’immanence pur, en ouvrant une nouvelle fonction diagrammatique :

« Que la conscience cesse d’être son propre double, et la passion le double de l’un pour l’autre. Faire de la conscience une expérimentation de vie, et de la passion un champ d’intensités continues, une émission de signes- particules. Faire le corps sans organes de la conscience et de l’amour. Se

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servir de l’amour et de la conscience pour abolir la subjectivation : « pour devenir le grand amant, le magnétiseur et le catalyseur, il faut d’abord vivre la sagesse de n’être que le dernier des idiots ». Se servir du Je pense pour un devenir-animal, et de l’amour pour un devenir-femme de l’homme. Désubjectiver la conscience et la passion » (MP, 164).

Dès lors, la critique de la conscience spinoziste s’insère dans le projet moderne, celle qui érige le nouvel Idiot. Car, chez lui, « on ne fera nulle différence entre le sage et l’insensé, le raisonnable et le dément, le fort et le faible. Sans doute diffèrent-ils par le genre d’affections qui déterminent leur effort à persévérer dans l’existence. Mais l’un et l’autre s’efforce également de se conserver, ont autant de droit que de puissance, en fonction des affections qui remplissent actuellement leur pouvoir d’être affecté. L’insensé lui-même est de la nature, et n’en trouble aucunement l’ordre » (SPE, 237, nous soulignons).

Spinoza, un russe dans l’âme, qui sait réellement faire l’Idiot sans le feindre, ce qu’il a su, au fond, retrouver d’essentiel chez Descartes lui-même, sa force active du rêve, sa manière proprement moderne, cette fois-ci, de fabuler pour philosopher :

« Y a-t-il autre chose, dans le cas de Descartes, que le cogito créé et l’image présupposée de la pensée ? Il y a effectivement autre chose, un peu mystérieux, qui apparaît par moments, ou qui transparaît, et qui semble avoir une existence floue, intermédiaire entre le concept et le plan pré- conceptuel, allant de l’un à l’autre. Pour le moment, c’est l’Idiot : c’est lui qui dit Je, c’est qui lance le cogito, mais c’est lui aussi qui tient les présupposés subjectifs ou qui trace le plan. L’idiot, c’est le penseur privé par opposition au professeur public (le scolastique) : … le penseur privé forme un concept avec des forces innées que chacun possède en droit pour son compte (je pense). Voilà un type très étrange de personnage, celui qui veut et qui pense par lui-même, par la « lumière naturelle ». … L’idiot réapparaîtra dans une autre époque, dans un autre contexte, encore chrétien, mais russe. En devenant slave, l’idiot est resté le singulier ou le penseur privé, mais il a changé de singularité. … L’ancien idiot voulait des évidences auxquelles il arriverait par lui-même : en attendant il douterait de tout, même de 3+2=5 ; il mettrait en doute toutes les vérités de la Nature. Le nouvel idiot ne veut pas du tout d’évidences, il ne se « résignera » jamais à ce que 3+2=5, il veut l’absurde – ce n’est pas la même image de la pensée. L’ancien idiot voulait le vrai, mais le nouveau veut faire de l’absurde la plus haute puissance de la pensée, c’est-à-dire créer. L’ancien idiot voulait ne rendre des comptes qu’à la raison, mais le nouvel idiot, plus proche de Job que de Socrate, veut qu’on lui rende compte de « chaque victime de l’Histoire », ce ne sont pas les mêmes concepts. Il n’acceptera jamais les vérités de l’Histoire. L’ancien idiot

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voulait se rendre compte par lui-même de ce qui était compréhensible ou non, raisonnable ou non, perdu ou sauvé, mais le nouvel idiot veut qu’on lui redonne le perdu, l’incompréhensible, l’absurde. Assurément, ce n’est pas le même personnage, il y a eu mutation. Et pourtant un fil ténu unit les deux idiots, comme s’il fallait que le premier perde la raison pour que la seconde retrouve ce que l’autre avait d’avance perdu en la gagnant. Descartes en Russie devenu fou ? » (Qph ?, 61).

N’est-ce pas justement Spinoza, ce « Descartes en Russie devenu fou » ? « Un homme de sous-sol, qui ne se reconnaît pas plus dans les présupposés subjectifs d’une pensée naturelle que dans les présupposés objectifs d’une culture du temps, et qui ne dispose pas de compas pour faire un cercle. Il est l’intempestif, ni temporel ni éternel. Ah Chestov, et les questions qu’il sait poser, la mauvaise volonté qu’il sait montrer, l’impuissance à penser qu’il met dans la pensée, la double dimension qu’il développe dans ces questions exigeantes, à la fois concernant le commencement le plus radical et la répétition la plus entêtée » (DR, 171).

Aussi Foucault ne se trompait-il pas lorsqu’il assignait la critique radicale du Cogito à un postkantisme ? N’est-ce pas Spinoza qui initia réellement la critique, critique radicale d’une substance pensante, d’une conscience superpuissante qui aurait évincé sa condition même, son impensé qui la pousse justement à penser ? Citons le passage à la fois sublime et humoristique des Mots et des choses, où la critique du cartésianisme ouvre sur la pensée moderne d’un Je fêlé et d’un Moi dissous :

« Ce double mouvement propre au cogito moderne explique pourquoi le « Je pense » n’y conduit pas à l’évidence du « Je suis » ; aussitôt, en effet, que le « Je pense » s’est montré engagé dans toute un épaisseur où il est quasi présent, qu’il anime mais sur le mode ambigu d’une veille sommeillante, il n’est plus possible d’en faire suivre l’affirmation que « Je suis » : puis-je dire, en effet, que je suis ce langage que je parle et où ma pensée se glisse au point de trouver en lui le système de toutes ses possibilités propres, mais qui n’existe pourtant que dans la lourdeur de sédimentations qu’elle ne sera jamais capable d’actualiser entièrement ? Puis-je dire que je suis ce travail que je fais de mes mains, mais qui m’échappe non seulement lorsque je l’ai fini, mais avant même que je l’aie entamé ? Puis-je dire que je suis cette vie que je sens au fond de moi, mais qui m’enveloppe à la fois par le temps formidable qu’elle pousse avec soi et qui me juche un instant sur sa crête, mais aussi par le temps imminent qui me prescrit ma mort ? Je peux dire aussi bien que je suis et que je ne suis pas tout cela ; le cogito ne conduit pas à une affirmation d’être, mais

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il ouvre justement sur toute une série d’interrogations où il est question de l’être : que faut-il que je sois, moi qui pense et qui suis ma pensée, pour que je sois ce que je ne pense pas, pour que ma pensée soit ce que je ne suis pas ? Qu’est-ce donc que cet être qui scintille et pour ainsi dire clignote dans l’ouverture du cogito mais n’est pas donné souverainement en lui et par lui ? Quel est donc le rapport et la difficile appartenance de l’être et de la pensée ? Qu’est-ce que l’être de l’homme, et comme peut-il se fait que cet être, qu’on pourrait si aisément caractériser par le fait qu’« il a de la pensée » et que peut-être à lui seul il la détient, a un rapport ineffaçable et fondamental à l’impensé ? Une forme de réflexion s’instaure fort éloignée du cartésianisme et de l’analyse kantienne, où il est question pour la première fois de l’être de l’homme dans cette dimension selon laquelle la pensée s’adresse à l’impensé et s’articule sur lui »45.

Spinoza aura été moderne avant l’heure, intempestif, internel, actuel. Son anti- cartésianisme dénote justement de sa profonde modernité, comme nous essayerons de le montrer dans la dernière partie. Et sa modernité s’énonce-t-elle d’abord dans son projet de démystification, contre toute illusion, et ce, même l’illusion saine qui permet l’action « passive » : pacte de la vérité avec le rêve.

Chapitre III

Le rêve américain et la vision organique du monde