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Nous nous proposons, dans ce premier temps, de conter une histoire ; histoire d’une trahison dont les protagonistes ne sont autres que le rêve et la vérité. Aussi s’agira-t-il de mettre la vérité à l’épreuve du rêve – de scruter le ciel post-onirique d’où émerge l’image dogmatique de la pensée − épreuve qui ne peut se dérouler sans envelopper son envers, un autre duel, et confronter simultanément le rêve à la vérité comme idéalisme onirique. Le rêve apparaît en effet sous un visage ambivalent, paradoxal, visage du traître qui se dévisage, devient celui d’un véritable tricheur1. Aussi est-

il à la fois la puissance du faux à l’origine de la scission du monde, mais aussi, à partir de cet « heureux moment », est-il à la source de son propre emprisonnement formel et fictionnel au sein de la logique rationnelle, essentialiste, psychologique, représentative et anthropocentriste du monde véridique, qui en fait une simple apparence dont la consistance serait justement de ne pas en avoir.

Nous essayerons d’expliciter ici ce double mouvement, à travers quatre directions de recherche, correspondant aux quatre chapitres de cette première partie. La question du rêve – celle de savoir si l’on rêve – devient la question propre au système du jugement et à la pensée analogique.

Comment en est-on arrivé là ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Le rêve apparaît chez Deleuze, d’abord comme une perversion, perversion qui devient, au détour d’une méprise, une véritable conversion, un idéalisme, la projection d’un autre monde « prévisible » et simplifié − et ce, face à l’instabilité et la complexité du monde en devenir et de la finitude inhérente au vivant. L’on passera, dès lors, d’une volonté animant le rêve, qui cherche à ne pas être trompée, à une volonté du sujet

1 Nous développerons plus bas la différence de nature entre trahison et tricherie, voir notamment

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constitué justement par le rêve et le dédoublement qu’il implique, et qui, par le retournement de la mauvaise conscience, cherchera à ne pas se tromper.

« En fait, la volonté de vérité a dû se former « malgré le danger et l’inutilité de la vérité à tout prix ». … je veux la vérité signifie je ne veux pas tromper, et « je ne veux pas tromper comprend comme cas particulier, je ne veux pas me tromper moi-même ». − Si quelqu’un veut la vérité, ce n’est pas au nom de ce qu’est le monde, mais au nom de ce que le monde n’est pas. … il fait de la vie « une erreur », de ce monde une « apparence » » (NP, 109)2

Et n’est-ce pas Deleuze qui donnait cette définition, que l’on pourrait qualifier, à premier abord, de « nominale », dans Qu’est-ce que la philosophie ? celle d’un phénomène illusoire, irréel, dont l’essence même est de se trahir ou, tout simplement, de ne pas être : « quelque chose qui ne se réalise pas ou qui ne se réalise qu’en se trahissant » (96, nous soulignons). Encore faut-il voir que derrière les notions même de trahison et de réalisation, se trouvent impliqués des problèmes qui donnent au rêve une dimension presque méconnaissable.

De Platon à Descartes, c’est l’enracinement d’une illusion tenace, dans la pratique même de la philosophie, qui se cristallisera en image, image dogmatique de la pensée, sous-tendant le monde de la représentation et le système du jugement qui le présuppose. La « saine illusion » – la force du rêve en tant justement qu’il se sait n’être qu’un rêve – se perpétuera jusqu’au sein du cinéma d’image-action, chantre de la perception « naturelle », cinématographique, en un sens bergsonien péjoratif, dont elle semble être le fondement structurant, « l’Englobant », encourageant une action paradoxalement passive, prise dans les mailles du schème sensori-moteur, de la recognition et de l’habitude – au sein du « quadrilatère de la représentation » (DPP, 64). Aussi, l’ambition freudienne elle-même, celle de remuer les Enfers, s’intègre-t-elle parfaitement et paradoxalement au sein de cette

2 Cf. Cours Cinéma-Pensée du 13 novembre 1984, où Deleuze synthétise l’évolution de l’image

dogmatique de la pensée, de Platon à Kant, avec le rétablissement de la transcendance à chaque tentative de renouvellement. Etre trompé – Se Tromper – Tromper, tels sont les cris – chronotopes – qui animent foncièrement cette image de la pensée, qui font qu’elle est justement philosophique, et que Platon, Descartes, Kant sont de grands philosophes.

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image dogmatique, scientiste − res cognoscendi − l’image-pulsion étant toujours une image- mouvement, médiatisée, domptée par une conception préétablie de la vérité et la subordination de ce qui pourrait la mettre en crise – le temps – au mouvement circulaire ou spiralique – éternel retour au sens antique de « retour du Même ».

Le rêve chez Deleuze nous apparaîtra ainsi, dans un premier temps, sous une forme dépréciée, puisqu’il semble jouer un rôle décisif et décisoire, véritable inflexion ou hasard, dans la formation du monde véridique et de l’image de la pensée qui lui correspond. L’homme véridique lui-même semble être un rêveur, utilisant la force active du rêve pour la retourner contre soi, feignant le doute pour faire fi du rêve, et poursuivre le chemin tracé par la « méthode », imperturbable res cognoscendi – véritable fil d’Ariane dans le labyrinthe temporel, pas si prévisible en fin de compte, de la res essendi.

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Chapitre I