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La critique de l’interprétation et de la représentation

Theatrum philosophicum de Deleuze

A. La critique de l’interprétation et de la représentation

Si le théâtre philosophique que décrit Foucault dans sa lecture de l’œuvre « naissante » de Deleuze, a bien mis en évidence la singularité de sa pratique philosophique, c’est toutefois la lecture qu’en fera Félix Guattari en 1969 dans sa recension commandée par Lacan, « Machine et structure », qui lui offrira une opportunité de faire de la philosophie un événement et une expérimentation : « J’ai commencé à faire deux livres en ce sens très vague Différence et répétition, Logique du sens. Je ne me fais pas d’illusion : c’est encore plein d’un appareil universitaire, c’est lourd …. Et puis il y a eu ma rencontre avec Félix Guattari, la manière dont nous nous sommes entendus, complétés, dépersonnalisés l’un dans l’autre, singularisés l’un pour l’autre, bref aimés »13.

Aussi n’est-ce pas étonnant que la notion de dramatisation disparaît à ce moment décisif, avec un rejet du théâtre, de la psychanalyse et donc du psychodrame. « La lecture, ou plutôt, la relecture d’Artaud permet une articulation, une « ré-articulation », de la « critique » et de la « clinique » qui exclut le modèle théâtral »14. En effet, le contexte

socio-économique et politique – Mai 68 − a révélé les relations de réciprocité entre deux ordres : la psychanalyse et le capitalisme – « Le Rêve comme Capital … »15 :

13 Pp, 16.

14 Jude Ismaël, op. cit., p. 215.

15 « Faire survivre les croyances même après répudiation ! faire croire encore à ceux qui ne croient

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« Nous reprochons donc à la psychanalyse d'avoir écrasé cet ordre de la production, de l'avoir reversé dans la représentation. Loin d'être l'audace de la psychanalyse, l'idée de représentation inconsciente marque dès le début sa faillite ou son renoncement : un inconscient qui ne produit plus, mais qui se contente de croire » (AOe, 356).

C’est bien un certain ordre métaphysique sous-jacent qui est visé, celui qui promeut les catégories de la représentation, de la vérité, prise dans les mailles de la structure immanente, que réintègre, de manière exemplaire, le travail interprétatif analytique. C’est ce que remarque Roger Dadoun dans son analyse fort pertinente, « Les ombilics du rêve ». Il explique en effet que l’investigation sur le phénomène du rêve par Freud, ouvrait certes vers une dimension moléculaire, « qui travaille dans une direction inverse, vers la division, la décomposition, les micro-assemblages, les connexions fines, les ramifications, les « radicelles » comme dirait Artaud, les dispositifs de montage et les mécanismes de production, sans que même les problèmes de sens et de but puissent être posés », mais prenait néanmoins la voie inverse, celle d’une approche molaire, reprenant le fameux quadruple carcan de la représentation – le même, le semblable, l’analogue, l’opposé ; « c’est la direction « par neurone et quantité », dessinée dans le Projet de 1895, et qui va être de plus en plus écartée pour laisser le champ complètement libre à une vision molaire qui atteindra son expression superlative dans la monumentale opposition de Thanatos et d’Eros, les deux superpuissances qui partagent l’univers, « puissances célestes » … qui s’affrontent dans une lutte éternelle »16. La psychanalyse s’enfonce donc dans le monde

capital disait Freud…). C’est pourquoi la schizo-analyse inversement doit se livrer de toutes ses forces aux destructions nécessaires. Détruire croyances et représentations, scènes de théâtre. Et jamais pour cette tâche elle n’aura d’activité trop malveillante. Faire sauter Œdipe et la castration, intervenir brutalement, chaque fois qu’un sujet entonne le chant du mythe ou les vers de la tragédie, le ramener toujours à l’usine. Comme dit Charlus, « mais on s’en fiche bien, de sa vieille grand-mère, hein, petite fripouille ! » » (AOe, 378).

16 Dadoun Roger, « Les ombilics du rêve », in L’espace du rêve, Gallimard, Paris, 1972, p. 400.

L’auteur de cet article s’inspire en effet de la dualité deleuzo-guattarienne, entre molaire et moléculaire, pour décrire les différentes voies empruntées par Freud. Cette étude nous saura fort utile pour tenter de reconsidérer le rêve sous un nouvel angle. Par ailleurs, notons que Deleuze et Guattari citent également l’article de Dadoun dans leur appendice sur les machines désirantes (AOe, 473-474). Ce texte est aussi décisif pour notre investigation sur le rêve, puisqu’il rend possible un dialogue entre la psychanalyse et la schizo-analyse, autour de la question onirique, contrairement à ce que semble attester Charles Ramond dans son article « Rêve et interprétation

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de la représentation et de l’essence, en convoquant des figures mythologiques, qui deviennent, en un sens, « immanentes » à la formation de la subjectivité.

« La méthode psychanalytique est tout autre : au lieu de rapporter la représentation symbolique à des objectités déterminées et à des conditions sociales objectives, elle les rapporte à l’essence subjective et universelle du désir comme libido. Ainsi, l’opération de décodage dans la psychanalyse ne peut plus signifier ce qu’elle signifie dans les sciences de l’homme à savoir découvrir le secret de tel ou tel code, mais défaire les codes pour atteindre à des flux quantitatifs et qualitatifs de libido qui traversent le rêve, le fantasme, les formations pathologiques aussi bien que le mythe, la tragédie et les formations sociales. L’interprétation psychanalytique ne consiste pas à rivaliser de code, à ajouter un code aux codes déjà connus, mais à décoder de manière absolue, à dégager quelque chose d’incodable en vertu de son polymorphisme et de sa polyvocité. Il apparaît alors que l'intérêt de la psychanalyse pour le mythe (ou la tragédie) est un intérêt essentiellement critique, puisque la spécificité du mythe, objectivement compris, doit fondre au soleil subjectif de la libido : c’est bien le monde de la représentation qui s’écroule, ou tend à s'écrouler. » (AOe, 366)

Pourtant, il ne s’écroule pas ; en tout cas, pas de l’intérieur. Le monde de la représentation est d’autant plus renforcé par le principe de l’interprétation17.

Au moment où il abandonne la notion de dramatisation, Deleuze rejette simultanément celle d’interprétation. Il ne s’agit plus d’interpréter, mais d’expérimenter et de produire. L’Inconscient n’est donc plus un théâtre, où se joue un drame qu’il faut déchiffrer selon une grille de lecture herméneutique et totalisante – un tout fermé ou une structure −, mais une usine où travaillent des machines désirantes en constante « transaction » avec des machines sociales. Le problème que posent Deleuze et Guattari

dans L’Anti-Œdipe », in Atelier sur l’Anti-Œdipe, 2005. En effet, ce dernier ne fait aucune mention de l’appendice de l’Anti-Œdipe, où la question du rêve est traitée pour elle-même. Notons, par ailleurs, que dans le corps même de L’Anti-Œdipe, les occurrences du mot « rêve » sont multiples, et font l’objet d’une critique pertinente et rigoureuse, dans le cadre de la critique plus générale de la psychanalyse et du capitalisme. Nous ne pouvons toutefois nous attarder sur la lecture de Charles Ramond, toute notre thèse montre bien que Deleuze propose une autre conception du rêve, qui va de paire avec le renouvellement des notions d’inconscient, d’image et de pensée elle- même.

17 Cf. Sauvagnargues Anne, L’empirisme transcendantal, PUF, Paris, 2009, voir notamment le

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touche ainsi à la définition du désir, qui ne peut plus être confondu avec sa propre réalisation − avec « l’objet du désir ». Il est une expérience positive, virtuelle, qui ne manque de rien, et ne peut plus être « rejeté du côté du rêve, du fantasme, de la représentation ». Ainsi devient-il lui-même machine : « voici que le désir est ramené du côté de la production, que son modèle n’est plus le théâtre – l’éternelle représentation de l’histoire d’Œdipe – mais l’usine, et que « si le désir produit, il produit du réel… l’être objectif du désir est le Réel lui-même ». Le désir n’est pas la représentation d’un objet absent ou manquant, mais une activité de production, une expérimentation incessante, un montage expérimental »18.

Cette conception du désir, non soumise aux impératifs de la relation sujet/objet, nous rappelle ainsi la définition que donne Deleuze dans son analyse originale du masochisme. Le désir est un processus infini – sans fin au double sens du terme − et le plaisir ne vient pas le réaliser, mais au contraire il l’interrompt. Peut-on de la même manière considérer le rêve non pas comme une réalisation du désir, mais comme l’espace de sa perpétuation. Aussi est-ce le récit qui en est fait et son interprétation, qui finalement arrêtent le processus en cours.

B.

Rêve œdipien et rêve schizophrénique : rêver, délirer,