• Aucun résultat trouvé

L’esthétique du phantasme contre la psychologie du fantasme

− Du P hantasme au F antasme

C. L’esthétique du phantasme contre la psychologie du fantasme

En effet, comme remarque Catarina Pombo-Nabais, Deleuze rompra le lien nécessaire entre masochisme et art du phantasme : « Une dizaine d’années après la publication de Présentation de Sacher-Masoch, Deleuze reprendra le thème du masochisme, mais pour le définir contre une théorie de l’imagination. Tel fut le cas dans Mille plateaux (1980). Le concept de masochisme y passe précisément par l’abandon de cette équivalence suspension-imagination-phantasme »36. La dépréciation de ces concepts en

effet est sans précédent. Et c’est la catégorie de réel qui prévaut avant tout. Peut-être n’est-ce pas l’imagination en soit qui est visée, mais un certain usage qui la soumet aux prérogatives de la représentation.

David Lapoujade explique en effet qu’un tournant se produit lors de la rencontre avec Guattari ; ou, plus exactement, Deleuze cherchait, grâce à Guattari, à pousser son expérimentation philosophique jusqu’à sa dernière limite : « On peut s’en tenir à deux opérations essentielles dont découlent toutes les autres − expose David Lapoujade. La première consiste évidemment dans la liquidation, non pas du sens, mais de son primat … La schizo-analyse renonce à toute interprétation, parce qu’elle renonce délibérément

57

à découvrir un matériel inconscient : l’inconscient ne veut rien dire. … C’est la nouvelle loi : n’est tenu pour Réel que ce qui ne veut rien dire, la pure productivité machinique de l’Être … Partout une vaste destitution du primat du sens au profit d’un fonctionnalisme et d’un pragmatisme généralisés » (MA, 135). La seconde opération consiste, quant à elle, « à introduire un corps sans organes au cœur du système … on ne distingue même plus entre surface et profondeur pour la simple raison qu’il n’y a plus de profondeur » (MA, 136- 137).

Aussi est-il notable que le schéma masochiste soit justement repris au sein du plateau intitulé : « Comment se faire un CsO ? », dans Mille Plateaux, où la dépréciation de la notion de rêve et de fantasme semble aussi prégnante que dans l’Anti-Œdipe. Même plus, il semble que Deleuze et Guattari révoquent jusqu’à la notion d’instinct de mort, alors même qu’elle semblait jouer un rôle déterminant dans Présentation et dans Différence et répétition. Ainsi écrivent-ils conjointement avec Guattari :

« La figure la plus récente du prêtre est la psychanalyse avec ses trois principes, Plaisir, Mort et Réalité. … elle avait même trouvé de nouveau moyen pour inscrire dans le désir la loi négative du manque, la règle extérieure du plaisir, l’idéal transcendant du fantasme. Soit l’interprétation du masochisme37 : quand on n’invoque pas la ridicule pulsion de mort, on prétend que le

masochiste, comme tout le monde, cherche le plaisir, mais ne peut y arriver que par des douleurs et des humiliations fantasmatiques qui auraient pour fonction d’apaiser ou de conjurer une angoisse profonde. Ce n’est pas exact ; la souffrance du masochiste est le prix qu’il faut qu’il paie, non pas pour parvenir au plaisir, mais pour dénouer le pseudo-lien du désir avec le plaisir comme mesure extrinsèque. Le plaisir n’est nullement ce qui pourrait être atteint que par le détour de la souffrance, mais ce qui doit être retardé au maximum comme interrompant le procès continu du désir positif. C’est qu’il y a une joie immanente au désir, comme s’il se remplissait de soi-même et de ses contemplations, et qui n’implique aucun manque, aucune impossibilité, qui ne se mesure pas davantage au plaisir, puisque c’est cette joie qui distribuera les intensités de plaisir et les empêchera d’être pénétrées d’angoisse, de honte, de culpabilité. Bref, le masochiste se sert de la souffrance comme d’un moyen pour constituer un corps sans organes et dégager un plan de consistance du désir » (MP, 192, nous soulignons).

37 De même le rêve sera retenu comme exemple dans AOe, 381 − « Soit l’exemple du rêve » −

comme nous verrons plus loin au moment d’aborder Freud, d’une part, et l’onirisme kafkaïen, de l’autre.

58

L’imagination, le rêve et le phantasme ne semblent plus aussi décisifs dans l’agencement masochiste, qui justement ne peut plus être fantasmé, mais se doit d’être programmé, telle une machine38 : « Ce n’est pas un fantasme, c’est un programme :

différence essentielle entre l’interprétation psychanalytique du phantasme et l’expérimentation antipsychanalytique du programme. Entre le fantasme, interprétation elle- même à interpréter, et le programme moteur de l’expérimentation » (MP, 114). Le schizo, avec ses machines, envahit le pervers et ses fantasmes.

Toutefois si l’on reprend Critique et Clinique et l’analyse que propose Deleuze de Masoch, on voit bien que le ton change encore et que ce qui prime c’est bien le rapport aux signes et la production du sens, et ce, en vue d’un avenir. Le rêve reprendra ses droits, avec un nouveau visage, puissance du faux, cristal, fabulation. Du Phantasme au fantasme pour revenir à la puissance de création du temps contenu dans la zone d’indiscernabilité, d’indécidabilité, qui sépare le réel de l’imaginaire, le vrai du faux, incarnations du possible dans l’art, la vraie suspension esthétique et éthique. L’on retrouve, dès lors, Platon contre le platonisme, la perversion comme rêve contre l’idéalisme du rêve, dérive idéaliste qu’il nous faudra, dès maintenant, analyser plus profondément.

II.

Le rêve au fondement de la scission du monde –

L’idéal ascétique

Si, par sa méthode de division et de sélection, Platon dévoilait l’essence perverse de la pratique philosophique − le fait justement qu’elle rêve et dramatise la vérité, plutôt qu’elle ne s’y soumet −, il semble que les motivations profondes qui animait la méthode se soient elles-mêmes travesties derrière les effets produits, pour ériger une image de la pensée, encore plus puissante que le rêve dont elle participe. Ce rêve commençait, dès lors, à se prendre pour la seule réalité, et ce, en composant une fiction des plus redoutables, d’autant plus redoutable qu’elle récuse en soi toute autre type de fabulation. Aussi, est-ce

59

Nietzsche, à la suite de Lucrèce, qui dénoncera la fiction théologique, « le paralogisme », qui sous-tend toute métaphysique, inaugurant la vraie critique, et ce, en élaborant, pour son compte, une méthode allant jusqu’à remettre la prétention de la vérité elle-même à s’ériger comme valeur des valeurs.

Mais pour l’heure, intéressons-nous à l’origine de la scission du monde, que l’on détecte au sein d’une confrontation de l’homme avec sa propre finitude, et avec le rêve qui en révèle paradoxalement l’ambiguïté ; car se demander si l’on rêve ou pas est d’emblée supposer que le monde est divisé, c’est d’emblée supposer sa scission.

Mais justement, de quel droit affirmons-nous cela ?

La théorie de l’immortalité de l’âme, que Platon découvre – semble-t-il − chez les pythagoriciens39, couplée à un contexte politique instable et faillible40, où s’élèvent à

l’infini des « prétentions » et s’exercent librement d’innombrables rivalités − « la malédiction du devenir », le spectre d’Héraclite − ; ainsi que la rencontre déterminante avec Socrate, fit naître la théorie des Idées, qui pour son compte, aura perverti la perversion inhérente à la méthode de division − perversion devenue conversion − la transformant en un véritable tribunal, une loterie, un « cadeau empoisonné ».