• Aucun résultat trouvé

Rêve et transcendance − Le cadeau empoisonné

− Du P hantasme au F antasme

B. Rêve et transcendance − Le cadeau empoisonné

Ce détour par la philosophie naturaliste des épicuriens, qui renouent, en un certain sens, avec la philosophie présocratique – affirmation d’un pluralisme essentiel de ce monde-ci − permet, en effet, de détecter la faille − le « faux infini » − qui a justement fait faillir le projet platonicien, ayant succombé à l’illusion de la transcendance :

« Le premier philosophe est naturaliste, écrit Deleuze, il discourt sur la nature, au lieu de discourir sur les dieux. … Les dieux actifs sont le mythe de la religion, comme le destin le mythe de la fausse physique, et l’Être, l’Un, le Tout, le mythe d’une fausse philosophie, toute imprégnée de théologie » (LS, 323).

Et pourtant, le « rêve » de la Caverne, ainsi que toute l’entreprise de Platon, semblait ouvrir sur une réelle philosophie de la différence … La volonté ou crainte de ne pas « être trompé » aura supplanté toute possibilité de penser – puisque le monde comme essentiellement véridique avait déjà été postulé d’avance …

« Les Grecs ne parlaient pas de méthode mais de paideia, ils savaient que la pensée ne pense pas à partir d’une bonne volonté, mais en vertu de forces qui s’exercent sur elle pour la contraindre à penser. Même Platon distinguait encore ce qui force à penser et ce qui laisse la pensée inactive ; et dans le mythe de la caverne, il subordonnait la paideia à la violence subie par un prisonnier soit pour sortir de la caverne, soit pour y revenir » (NP, 124, nous soulignons).

1.

Du rêve de la Caverne à la volonté de ne pas être trompé

En effet, tout semble culminer dans le platonisme, avec son grand principe : « qu’il y a, malgré tout, et avant tout, une affinité, une filiation, ou peut-être il vaut mieux dire une philiation de la pensée avec le vrai, bref une bonne nature et un bon désir, fondés en dernière instance sur la forme d’analogie dans le Bien. Si bien que Platon, qui écrivit le texte de la République, fût aussi le premier à dresser l’image dogmatique et moralisante de la pensée, qui neutralise ce texte et ne le laisse plus fonctionner que comme un « repentir » »

70

(DR, 185). Deleuze ne cessera toutefois de reconnaître dans l’œuvre de Platon « une autre image de la pensée »56, mais qui sera vite évincée par l’image dogmatique socratique.

D’une certaine manière nous pourrions lire le texte de la Caverne (République, VII) comme une sorte de « méthode » pour sortir d’un labyrinthe onirique généralisé. Mais justement manquait au labyrinthe le fil pour en sortir : « Le labyrinthe ou le chaos, écrit Deleuze, sont débrouillés, mais sans fil, sans l’aide d’un fil ». Et d’ajouter :

« Ce qu’il y a d’irremplaçable dans le platonisme, Aristote l’a bien vu, quoi qu’il en fît précisément une critique contre Platon : la dialectique de la différence a une méthode qui lui est propre − la division − mais celle-ci opère sans médiation, sans moyen terme ou raison, agit dans l’immédiat, et se réclame des inspirations de l’Idée plutôt que des exigences d’un concept en général » (DR, 83).

La dialectique est avant tout la « traversée d’un rêve », rêve dans lequel l’existence est d’emblée jetée, emprisonnée, mise en captivité. Sur ce point, tous les philosophes semblent converger. Mais toujours est-il que le chemin à emprunter, lui, semble problématique, et présager différentes issues, parmi lesquelles, celle d’un retour au point zéro, au sein d’un rêve d’autant plus puissant qu’il se présente comme la seule réalité.

C’est au sein du labyrinthe platonicien même que Deleuze tisse la toile – rhizomatique – le fil devenu lui-même labyrinthe – qui lui permet de sortir du rêve de Socrate. Comme explicite Pierre Carrique dans un texte intitulé « le logos platonicien entre deux rêves » :

« L’éducation platonicienne se donne … elle-même comme une traversée du rêve, d’un rêve qui n’a rien d’accidentel et n’est pas aisément dissipable, sauf à l’échanger contre un nouveau, d’un rêve si prégnant qu’il requiert plusieurs éveils avant de parvenir à la plénière vigilance qu’engendre l’usage de la dialectique. Le rapport au rêve non seulement scande

56 Cf. NP, 124, note 1 : « non seulement le mythe de la caverne mais le fameux passage sur les

« doigts » (distinction de ce qui force à penser et de ce qui ne force pas à penser) − Platon développe alors une image de la pensée très différente de celle qui apparaît dans d’autres textes. Ces autres textes nous présentent une conception déjà dogmatique : la pensée comme amour et désir du vrai, du beau, du bien. N’y aurait-il pas lieu d’opposer chez Platon ces deux images de la pensée, la seconde étant particulièrement socratique ? N’est-ce pas quelque chose de ce genre que Nietzsche veut dire quand il conseille « Essayez de caractériser Platon sans Socrate ? » ».

71

notre devenir spirituel, mais ouvre notre histoire naturelle ; c’est la situation première de notre être propre que d’être plongés dans l’onirisme d’une vision sans objets et d’une parole sans auteurs, là où tous cependant croient toucher et nommer la vérité même, et s’y assujettissent mutuellement, craintifs d’un dehors menaçant qu’ils n’hésiteront pas à tuer celui qui tenterait de les y conduire »57. Car poursuit-il : « C’est vers

l’invisible et l’inouï que la païdeia nous tourne, et notre être … reste indécis et fantomatique, assigné à résidence onirique, dès lors que nous nous soustrayons à l’exigence de cette conversion intégrale. L’effroyable tableau de la société humaine brossé par Platon à travers le texte de la Caverne n’a rien d’une fable ou d’une fiction commode ; et tout le moins, si fiction il y a, disons-la purement méthodologique, et commandée par le thème même de l’enquête »58.

L’enquête platonicienne, la méthode de division, la puissance dialectique, ouvrent d’abord sur une définition de l’acte de pensée comme une libération qui se fait avec violence et passion, contrainte et douleur, et qui traverse les ombres mêmes pour atteindre la lumière, ce que Pierre Carrique nomme « l’apprentissage par le feu » :

« La possibilité d’un logos apophantique des ombres elles-mêmes, chronologiquement premières et ontologiquement dernières manifestations de l’étant, requerra donc l’atteinte et la saisie en tant que tel du principe de toute lumière, celle qui procède de l’œil comme celle que reflètent les choses. Seul le feu, à travers ses diverses modalités, articule l’étant à son apparition et cet apparaître à notre regard ; l’essence de son acte est l’ultime chose à comprendre, l’ultime objet du dernier éveil, qui donne au prisonnier enfin libéré la mesure de son éloignement du rêve qui hante sa première demeure et étreint ses habitants »59.

L’image du penseur comme naturellement attiré par le vrai n’apparaît donc pas dans ce texte de la République, mais préside, toutefois, à une dépréciation des ombres comme obstacles à la connaissance véritable, une dépréciation du corps comme tombeau - Sôma

57 Pierre Carrique, Rêve et vérité – Essai sur la philosophie du sommeil et de la veille, Paris, Gallimard,

2002, p. 274. Nous soulignons.

58 Ibid., p. 275. Nous soulignons. Pierre Carrique pointe du doigt une élément important que l’on

développera tout au long de la troisième partie : la différence entre fabulation et fiction. L’Allégorie de la Caverne est une véritable fabulation philosophique, en ce sens.

72

Sêma ou le « Corps tombeau », tombeau de l’âme, qui jadis déambulait librement dans les cieux, plutôt qu’au fin fond de la terre et de la matière60.

2.

Avènement d’une fiction : Platon avec Socrate, (d’)après

Aristote

Le rêve, dès lors, illusion proprement somatique, se trouvera déprécié, au nom d’un outre-monde lumineux, libérateur, moral – rêve de Socrate −, outre-monde invisible, invincible et inébranlable, auquel seule un véritable savoir peut mener − la paideia, à dimension pratique et éthique, sera supplantée par une méthode véridique et morale. Comme explique Nietzsche, « se libérer autant que possible des sens devient un devoir moral »61. Telle est la fiction qui se perpétuera dans le christianisme, et qu’Aristote

contribuera à forger en bâtissant les piliers sur lesquels elle pourra se stabiliser durablement. Comme explique Pierre Montebello, « en rabattant la différence sur la représentation, au prix d’un formidable nouage de l’être et du logos, Aristote amorce une métaphysique de la représentation …. L’effort de la pensée consiste à enfermer la différence dans ce quadrilatère de la représentation, identité et opposition, analogie et ressemblance » (DPP, 64).

L’introduction d’une médiation entre l’être et la pensée, entre esthétique et dialectique, la scission du monde de par cette fêlure, permet l’émergence d’une transcendance, l’installation du système du jugement, d’un fondement et d’une loterie, un principe de répartition et une mythologie. Tel est le cadeau empoisonné du platonisme, sa manière, à la fois, d’ouvrir sur une réelle considération des ombres, et de les déprécier au nom d’un principe supérieur – « Debout ! Réveillez-vous ! » − contre le rêve couchée et horizontale du faux, pour la veillée verticale de la vérité.

« Il lui faudra ériger un nouveau type de transcendance, différent de la transcendance impériale ou mythique (bien que Platon se serve du mythe

60 « A partir de Platon l’opinion populaire ne s’est plus représentée l’âme dans le monde souterrain,

mais dans le ciel (monter vers l’éther, les étoiles, le ciel, les dieux) » (Nietzsche, op. cit., p. 67).

73

en lui donnant une fonction spéciale). Il lui faudra inventer une transcendance qui s’exerce et se trouve dans le champ d’immanence lui- même : tel est le sens de la théorie des Idées. … Le cadeau empoisonné du platonisme, c’est d’avoir introduit la transcendance en philosophie, d’avoir donné à la transcendance un sens philosophique plausible (triomphe du jugement de Dieu) » (CC, 171, nous soulignons)62.

De l’âge antique à l’âge classique, la fiction métaphysique et morale de la vérité ne cessera de trahir la puissance positive du rêve qui lui a pourtant permis de triompher. Mais le problème du rêve changera de nature. Il ne s’agira plus de déprécier le multiple au nom d’un principe transcendant divin, mais de se déprécier soi-même, une part de soi- même, la part maudite, dès lors que l’on rêve et que l’on est apte à se tromper, à tromper les autres et soi-même : anima contre animus. L’on passera d’un « Je ne veux pas être trompé », à un « Je ne veux pas me tromper », mettant l’accent sur le sujet pensant comme garant de l’unité de la connaissance, plutôt que sur l’objet de la pensée, le réel comme garant de sa propre unité ; demeurant ainsi toujours aussi pieux ; rêveurs et pieux.

Du ressentiment à la mauvaise conscience, c’est tout l’empire de l’idéal ascétique, de l’onirisme véridique qui semble étendre sa toile lumineuse et scintillante, annihilant, par là même, et paradoxalement, toute possibilité de pensée.

62 Sur l’introduction de la transcendance, son rétablissement, sa manière de renaître de ses

cendres, cf. Qph ? chapitre 2 – « Le plan d’immanence » − « Des illusions entourent le plan. Ce ne sont pas des contresens abstraits, ni seulement des pressions du dehors, mais des mirages de la pensée. S’expliquent-elles par la pesanteur du cerveau, par le frayage tout fait des opinions dominantes, et parce que nous ne pouvons pas supporter ces mouvements infinis ni maîtriser ces vitesses infinies qui nous briseraient (alors nous devons arrêter le mouvement, nous refaire prisonnier d’un horizon relatif) ? Et pourtant c’est nous qui courons sur le plan d’immanence, qui sommes à l’horizon absolu. Il faut bien, pour une part au moins, que les illusions montent du plan lui-même, comme les vapeurs d’un étang, comme les exhalaisons présocratiques qui se dégagent de la transformation des éléments toujours en œuvre dans le plan …. Il faudrait faire la liste de ces illusions, en prendre la mesure …. Mais la liste est infinie. Il y’ a d’abord l’illusion

de la transcendance, qui peut-être précède toutes les autres (sous un double aspect, rendre

l’immanence immanente à quelque chose, et retrouver une transcendance dans l’immanence elle- même). Puis l’illusion des universaux, quand on confond les concepts avec le plan …. Puis encore l’illusion de l’éternel, quand on oublie que les concepts doivent être créés etc. … épais brouillard autour du plan » (Qph ? 50-51). Sur cette question de la dissipation des illusions voir également le chapitre VII « Le paradoxe de l’apparaître en soi » ainsi que la conclusion, dans DDP, 213-247.

Chapitre II

Descartes et l’image dogmatique de la pensée