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Le désir et la loi − La perversion faite méthode

− Du P hantasme au F antasme

B. Le désir et la loi − La perversion faite méthode

Et en effet, la recherche transcendantale est au cœur de la perversion masochiste comme art du phantasme et des surfaces. C’est pour cette raison que Deleuze se réfère au célèbre texte de Freud, « Au-delà du principe de plaisir », qui inaugure, selon lui, une très profonde réflexion, à partir de la réalité érotique de la perversion – expérience à la fois matérielle et spirituelle, corporelle et incorporelle –, réflexion sur les conditions qui régissent la vie instinctive de l’homme – douleur et plaisir. Freud serait donc allé plus loin que Kant dans la découverte des conditions de l’expérience réelle – peut-être sans le savoir. Et pour Deleuze, sa découverte d’un principe supérieur – l’instinct de mort – est précieuse pour comprendre les mécanismes de la perversion comme méthode, art et réponse à la question quid juris ?

Aussi, David Lapoujade détecte-t-il l’importance de cette question du droit chez Deleuze, notamment dans sa volonté de renverser le platonisme par le platonisme lui- même : « Un fait doit être conçu comme un prétention, une exigence ou une revendication et la question quid juris ? a justement pour fonction de juger le bien-fondé de la prétention » (MA, 24) ; et de poursuivre plus loin : « L’important pour Deleuze, ce n’est pas la découverte de nouvelles profondeurs, c’est la production de nouvelles surfaces. « Quelque chose du fond remonte à la surface… » … Remonter au-delà du fondement ne veut

30 « Ou bien le moi se lance dans une entreprise mythique d’idéalisation, où il se sert de l’image

de la mère comme d’un miroir capable de refléter et même de produire le « moi idéal », en tant qu’idéal narcissique de toute puissance » (PSM, 110) « Le masochisme est une histoire qui raconte comment le surmoi fut détruit, par qui, et ce qui sortit de cette destruction. … » (PSM, 110). Nous aurons à revenir, dans la deuxième partie de la thèse, sur ce problème du rapport entre Kant, le romantisme, la question de la fondation et l’avènement du Moi ; le rêve y joue un rôle déterminant.

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pas dire explorer les profondeurs de l’Être, mais plutôt en arpenter les surfaces, c’est-à- dire tracer un plan » (MA, 34-35)31.

1.

Le contrat

Aussi est-ce ce que permet l’expérimentation masochiste, tracer et s’installer sur un plan où les dualismes se trouvent neutralisés pour atteindre aux principes qui régissent concrètement l’expérience du vivant : une réconciliation de l’esthétique avec elle-même, et par-là même avec la dialectique. Rêver en ce sens, c’est tracer un plan pré-philosophique, condition pour l’érection d’une image de la pensée. La relation contractuelle joue ainsi un rôle essentiel dans la philosophie deleuzienne – pensons au rôle qu’elle tient également dans l’agencement kafkaïen – et, c’est pour cette raison que Deleuze choisit Masoch plutôt que Sade, le premier incarnant une certaine conception de la loi et du contrat (un onirisme supérieur comme pluralisme et perspectivisme sur fond d’univocité − CsO), le second privilégiant l’institution comme instance suprême et unique (l’Idée, la Raison ou un rêve se prenant pour la seule réalité)32.

Le contrat joue, en effet, le rôle d’un procédé dont le héros masochiste use pour « protéger son monde phantasmatique et symbolique, et pour conjurer les atteintes

31 Et de faire référence explicitement à Deleuze dans DR : « Et le propre du fondement est de

donner à participer, donner en second. Ainsi ce qui participe et qui participe plus ou moins, à des degrés divers, est nécessairement un prétendant. C’est le prétendant qui en appelle à un fondement, c’est la prétention qui doit être fondée (ou dénoncé comme sans fondement). La prétention n’est pas un phénomène parmi d’autres, mais la nature de tout phénomène » (DR, 87). La notion de phénomène est à prendre ici au sens antique, de ce qui apparaît, sans connotation kantienne, puisque le fondement est l’Idée et non pas la condition d’apparition ; exister c’est passer d’abord par une épreuve, c’est être jugé − il y a donc une différence de nature entre essence et phénomène.

32 Il est toutefois étonnant que Deleuze parle de spinozisme concernant Sade (voir note 9 du

présent chapitre) … Nous ne pouvons toutefois pas élucider ce « mystère » ici. Peut-être que le spinozisme, serait pour son compte − ne prenons pas en considération la chronologie − un sadisme renversé… Un élément de réponse toutefois dans l’appréhension de la catégorie du possible, laquelle est inexistante chez Spinoza autant que chez Sade : « Le monde pervers est un monde où la catégorie du nécessaire a complètement remplacé celle du possible : étrange spinozisme où l’oxygène manque, au profit d’une énergie plus élémentaire et d’un air raréfié (le Ciel-Nécessité) » (LS, 372).

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hallucinatoires du réel (on parlerait aussi bien des atteintes réelles de l’hallucination) » (PSM, 58). Ce qui intéresse Deleuze c’est donc l’esprit juridique du masochisme qui diffère en nature de l’esprit institutionnel du sadisme. Et dès l’introduction à l’anthologie de textes intitulée « Instinct et institution », Deleuze oppose radicalement le modèle de l’institution à celui de la loi :

« L’institution se présente toujours comme un système organisé de moyens. C’est bien là, d’ailleurs, la différence entre l’institution et la loi : celle-ci est une limitation des actions, celle-là un modèle positif d’action. Contrairement aux modèles théoriques de la loi qui mettent le positif hors du social (droits naturels), et le social dans le négatif (limitation contractuelle), la théorie de l’institution met le négatif hors du social (besoins), pour présenter la société comme essentiellement positive, inventive (moyens originaux de satisfaction) » (ID, 25, nous soulignons).

C’est pour cette raison que Deleuze distingue le « mouvement particulier du contrat qui se pense comme engendrant la loi, quitte à se subordonner à elle et à reconnaître sa supériorité et … un mouvement particulier de l’institution qui fait dégénérer la loi et se pense comme supérieure à elle » (PSM, 68). L’un procède de l’ironie, tandis que l’autre adopte le mouvement descendant de l’humour, qui déroule les conséquences de la loi33. Tout ceci fait que Masoch ouvre un problème qui concerne à la

fois Platon et Kant, puisqu’il s’agit d’une part d’abolir, à l’instar de Nietzsche, et le monde essences et le mondes des apparences, pour laisser fuir les simulacres et phantasmes, dépouillés de l’Idée de père ou de Dieu, et d’atteindre, d’autre part, en poussant Kant jusqu’à ses derniers retranchements, au plan où s’incarnent les Idées, sans pour autant réinstaurer une transcendance ou une médiation à travers une analytique : Corps sans organes ou instinct de mort, l’esprit de la loi.

33 « Il serait insuffisant, en revanche, de présenter le héros masochiste comme soumis aux lois et

content de l’être. On a parfois signalé toute la dérision qu’il y avait dans la soumission masochiste, et la provocation, la puissance critique, dans cette apparente docilité. Simplement le masochiste attaque la loi par l’autre côté. Nous appelons humour, non plus le mouvement qui remonte vers un plus haut principe, mais celui qui descend de la loi vers les conséquences » (PSM, 77) ; Voir également la série « De l’humour » dans LS. L’onirisme de Kafka rassemble également les mêmes caractéristiques humoristiques, qui permettent « à force d’observer la loi, d’éprouver la loi » et goûter quelque chose de ces plaisirs (PSM, 77) – voir Chapitre VI de la thèse.

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Aussi est-ce la constitution du « moi idéal » masochiste qui inaugure cette quête mystique ou spirituelle34. Le contrat joue ainsi un rôle essentiel sans lequel le masochisme

n’aurait pas une telle portée vitale, ou ne serait tout simplement pas. Et comme écrit Zourabichvili, « jamais autant que dans Présentation de Sacher-Masoch ne s’établit chez Deleuze cette relation triangulaire, conséquente pour qui ré-entreprend de fonder la Critique : Art-Désir-Droit … Deleuze choisit de repenser Kant avec Masoch, traitant ce dernier comme clinicien en même temps que comme artiste »35.

2.

Le Temps du phantasme

L’onirisme tant esthétique qu’érotique est donc lié à un juridisme profond. Rêve et loi sont ici inséparables et instaurent un temps spécifique qui émane de cette spatialisation onirique, celui de l’attente à l’état pur, qui, en propre, se dédouble « en deux flux simultanés, l’un qui représente ce qu’on attend, et qui tarde essentiellement, toujours en retard et toujours remis, l’autre qui représente quelque chose à quoi l’on s’attend, et qui seul pourrait précipiter la venue de l’attendu » (PSM, 63).

Temps de l’Aiôn, temps de l’événement. C’est bien un rapport entre loi et punition, une perversion de la loi par l’humour qui s’exerce dans l’expérience masochiste : « la même loi qui m’interdit de réaliser un désir sous peine d’une punition conséquente est maintenant une loi qui met la punition d’abord, et m’ordonne en conséquence de satisfaire le désir » (PSM, 78) – un air de La colonie pénitentiaire … C’est le contenu moral et du platonisme et du kantisme qui se trouve dès lors annihilé, pour affirmer une innocence et une justice plus profondes, dans un espace onirique qui supplante celui de l’action, et qui ouvre à un temps d’autant plus autonome − hors de ses gonds :

« « Quoi que puissent objecter psychanalystes et sexologues, je maintiens que le lieu de naissance du masochisme est la fantaisie ». Reik veut dire –

34 « La ressemblance du père désigne à la fois la sexualité génitale, et le surmoi comme agent de

répression ; or l’un est « vidé » avec l’autre. Il y a là l’humour qui n’est pas simplement le contraire de l’ironie, mais qui procède par ses propres moyens. L’humour est le triomphe du moi contre le surmoi » (PSM, 107).

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commente Deleuze – que le masochisme a renoncé à exercer son sadisme ; il a même renoncé à le retourner contre lui-même. Il a bien neutralisé le sadisme dans un phantasme ; il a substitué le rêve à l’action ; d’où le caractère primordial du phantasme » (PSM, 93)

Mais faut-il remarquer, néanmoins, que si le rêve dans son association avec le phantasme trouve une certaine positivité dans un premier temps, il semble qu’à partir de l’Anti-Œdipe, et peut-être avec l’accroissement de l’intérêt que Deleuze commençait à porter à la figure du schizo, dépouillée de la fonction symbolique structurale, à laquelle participe le concept de « phantasme », le rêve soit marqué du sceau des indésirables, et ce, dans sa parenté, quasi-systématique avec la notion de fantasme avec un « f ».

C.

L’esthétique du phantasme contre la psychologie du