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La dramatisation dans le travail du rêve

Au-delà de l’interprétation des rêves Le « tournant idéaliste » de la psychanalyste

A. La dramatisation dans le travail du rêve

Freud publie son Interprétation des rêves en 1900, à l’aune du nouveau siècle, avec pour ambition de rompre non seulement avec la tradition philosophique, la métaphysique, en offrant à la subjectivité un terreau scientifique fertile, mais également avec la neurologie, réduisant la subjectivité à un problème purement somatique et physiologique. Freud invente une méthode qu’il veut normaliser et systématiser selon des critères objectifs, scientifiques, purement rationnels, dans une perspective mécaniste et scientiste propre à son temps. C’est une science de la psyché humaine qu’il construit, avec comme horizon une thérapeutique, une clinique, une symptomatologie permettant à terme, la détection des causes inconscientes des troubles mentaux – notamment l’hystérie, et leur résolution.

Aussi le rêve joue-t-il un rôle clé lors de la cure analytique, qui consiste en l’interprétation du contenu manifeste, à savoir les images oniriques que le rêveur lui- même dévoile, par le biais de la parole, de la libre association des idées, lui permettant d’atteindre, ce que Freud nomme les « pensées du rêve », le contenu latent − les désirs sexuels enfouis et refoulés, souvenirs d’enfance, pulsions de mort, répétition de la scène primitive − ce qui se cache derrière le voile du rêve, et qui permet à ces mêmes désirs de

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se réaliser tout en contournant la censure de la conscience ; tout un théâtre de l’Inconscient, mis-à-nu par l’analyste, véritable découvreur des tréfonds et des profondeurs de l’âme humaine − qui, toutefois, présuppose toujours l’existence d’un Ciel divin impénétrable.

Freud arrive ainsi à donner un sens propre et spécifique à un phénomène qui, jusque- là, était ou bien sous-estimé, réduit à une simple manifestation somatique, physiologique et organique ou, au contraire, surestimé comme une réalité énigmatique, supranaturel, transcendante, prémonitoire ou oraculaire. Pour Freud, le rêve a un sens et une fonction, un « travail », strictement psychologique, et qui est, de surcroît, « la voie royale qui mène à l’inconscient » ; permettant « l’accomplissement du souhait » et se trouvant ainsi être « le gardien du sommeil ». Aussi écrit-il :

« Le rêve n’est pas comparable aux sons irréguliers rendus par un instrument de musique, qui au lieu d’être touché par la main d’un artiste, est atteint par une force extérieure ; il n’est pas dénué de sens ni absurde, il ne présuppose pas qu’une partie de notre trésor de représentations dort tandis qu’une autre commence à s’éveiller. Il est un phénomène psychique à part entière et pour tout dire un accomplissement du souhait ; il doit être inséré dans l’ensemble cohérent des actions animiques de l’état de veille qui nous sont compréhensibles ; une action hautement compliquée de l’esprit l’a édifié » (IR, p. 157).

La fonction du rêve est non seulement essentielle au processus du sommeil, comme gardien et vigile, mais dénote, selon Freud, l’antériorité, la primauté du psychologique sur le physiologique. C’est le psychologique, à savoir tout ce qui englobe la mémoire, le passé, la subjectivité individuels, qui déterminent les réactions somatiques. C’est une position, qui, bien que prétendant détrôner l’homme, qui « n’est plus maître dans sa propre maison », anthropomorphise encore plus la vie, puisque la formation de l’inconscient se trouve liée à une vie strictement humaine et subjective, prise dans les grilles du refoulement, de la castration, des souvenirs d’enfance. Aussi le rêve viendrait-il appuyer ceci ? On sait, aujourd’hui, que le rêve, contrairement à la pensée – et encore −, n’est pas

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spécifique à l’homme. Les animaux rêvent également pendant leur sommeil. Les prédateurs rêveraient plus que leurs proies … Il est question donc d’une nécessité vitale6.

En ce sens peut-on réellement parler de « pensées » du rêve, ou d’une idée qui jouerait un rôle symbolique et dramatique, par condensation, surdétermination et déplacement, afin de contourner la censure de la pensée vigile ? Peut-on réduire le rêve à une simple fonction organique ? Certes non. Freud voulait peut-être, dire que le rêve, chez l’homme, fonctionne dans une intime connexion avec ce qu’il appelle les « pensées » du rêve. Derrière toute image, est déguisée, dissimulée une idée. Le discours derrière la figure. Pour Freud, autrement dit, se faire voir est nécessairement avoir parlé ou avoir pensé préalablement. Tout un langage sous-terrain s’exprimerait en créant une situation

6 Dans le Terrier de Kafka, la créature des profondeurs, être aux aguets, à la fois proie et prédateur,

ne cesse d’osciller entre rêve et veille, impossibilité de dormir – insomnie − et rêve de prédation, hallucinations et petites perceptions : « Ce qui m’ennuie c’est de me réveiller soudain, en général à la suite d’une peur, et de penser que la répartition de mes vivres est peut-être mal comprise, qu’elle risque de m’amener de grands dangers et qu’elle demande à être immédiatement réorganisée sans égard pour mon sommeil ni ma fatigue; alors je vais, alors je vole, alors je n’ai plus le temps de réfléchir; moi qui allait exécuter un nouveau plan des plus précis, je saisis par hasard ce qui me tombe sous la dent, je traîne, je soupire, je halète, je trébuche et je me contente de n’importe qu’elle modification de cette répartition du moment qui me paraît si superdangereuse; jusqu’à ce qu’enfin, petit à petit, la froide raison revienne avec le vrai réveil et qu’alors, ne comprenant plus ma précipitation je respire profondément cette paix de ma maison que j’ai troublée moi-même » (p. 119) ; « Il me semble alors que je ne suis pas devant ma maison, mais devant moi-même, devant moi-même entrain de dormir, et que j’ai à la fois le bonheur de

sommeiller profondément et de veiller sur moi comme une sentinelle » (p. 126, nous soulignons) ; « Pauvres

voyageurs sans maison, sur les routes et dans les bois, vous gisez sur un tas de feuilles, si vous avez eu de la chance, ou vous vous recroquevillez dans une harde de compagnons, livrés nus à tous les dangers qui viennent du ciel et de la terre. Je suis couché ici dans un endroit protégé de toutes parts − et j’en ai plus de cinquante ainsi dans mon terrier − et les heures passent pour moi ente

le rêve somnolent et le sommeil conscient, et je choisis ces heures à mon gré » (Kafka Franz, La colonie pénitentiaire et autres récits, Librairie Gallimard, Paris, 1948, « Le Terrier », p. 117, nous soulignons). On pourra

également se reporter, sur le rapport qu’entretient l’animal avec le rêve et le sommeil, au texte de Cuvier que Deleuze sélectionne pour son anthologie Instincts et Institutions, Paris, Hachette, 1953, p. 18-19 : « On ne peut pas se faire d’idée claire de l’instinct qu’en admettant que ces animaux ont dans leur sensorium des images ou sensations innées et constantes, qui les déterminent à agir comme les sensations ordinaires et accidentelles déterminent communément. C’est une sorte de rêve

ou de vision qui les poursuit toujours ; et dans tout ce qui a rapport à leur instinct on peut les regarder comme des espèces de somnambules » (nous soulignons).

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dramatique singulière, avec des intrigues, des acteurs, des spectateurs, dédoublements et métamorphoses :

« La transformation de la représentation en hallucination n’est pas l’unique façon dont le rêve s’écarte de la pensée vigile qui pourrait éventuellement lui correspondre. A partir de ces images, le rêve met en scène une situation, il présente quelque chose comme étant au présent, il dramatise une idée selon l’expression de Spitta. » (IR, p. 80)

« Il dramatise une idée ». L’expression nous est familière. Mais elle prend ici une autre dimension. Et Freud fait vite de l’abandonner. La référence faite à Spitta, dont le livre semble introuvable (non traduit en français et non republié) demeure assez allusive. En outre, il ne reprend ensuite l’expression que deux fois dans son livre synthétique Sur le rêve, où il définit celle-ci comme un des mécanismes du travail du rêve, à savoir « la transformation d’une pensée en une situation ».7

Dès lors, en quel sens peut-on attribuer la parenté du terme, utilisé par Deleuze, à Freud ? Remarquons également que l’auteur ne définit que peu les notions qu’il emploie. Le terme d’« idée » demeure vague, celui de « pensée » aussi. Veut-il signifier ce qui a trait au concept ? Au langage ? Au vécu ? La dramatisation ne serait-elle que le déguisement de cette réalité latente, enfouie, inconsciente, qui pour se présenter et s’actualiser, doit nécessairement se représenter sous forme d’images afin de contourner la censure et les obstacles que lui impose la conscience morale du Moi ?

Il nous semble, pour notre compte, que cette définition de la dramatisation soit quelque peu éloignée de celle que défend Deleuze, bien que, lui-même, comme nous l’avons précisé plus haut, admet l’influence freudienne : Freud serait bien « passé par là ». Examinons de plus près la conception deleuzienne.8

7 Freud, Sur le rêve, Paris, Gallimard, 1942, p. 81.

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