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Milieux sains et milieux pathogènes

B pour une image organique du monde – « l’heureux moment »

A. Milieux sains et milieux pathogènes

Nous avons vu qu’au rêve américain s’identifiait la grande représentation organique, construite sur des dualismes qui mettaient en jeu tant une esthétique qu’une histoire et une éthique. L’image-action, d’une certaine façon, est une organisation molaire, stratifiée, surcodée, et ne peut, de ce fait, laisser émerger son fond, qui ne cesse de gronder pourtant. D’où sa faillite. Elle mettait ainsi en avant l’idée d’une communauté « saine », consensuelle, qui contrastait avec la communauté pathogène, incapable de se faire des illusions sur elle-même, celle que représentait le film noir ou le film psycho-social.

Or justement, ces films n’étaient là que pour asseoir leur envers ; le cauchemar, en aucun cas, ne discrédite le rêve, bien au contraire. Ce que montraient ces films était des sociétés – entre autres le milieu criminel des gangsters et des hors-la-loi – qui n’avaient pas de réel fondement – juridique −, qui n’étaient pas animées par un vrai consensus, souvent contaminées par la trahison et la délation :

« La dégradation − explique Deleuze − marque un homme qui hante des milieux sans loi, de faux unanimisme ou de fausse communauté, et ne pas tenir que des comportements faussement intégrés, des comportements fêlés qui n’arrivent plus à organiser leurs propres segments … malgré la puissance de leur milieu et l’efficacité de leurs actions, c’est que quelque chose ronge l’une et l’autre, inversant la spirale à leur détriment » (IM, 201).

Ce qui manque donc à ces communautés, presque nihilistes, c’est la capacité de se faire encore des illusions sur soi et d’y croire vraiment – ne pas feindre la croyance.

Deleuze identifie, néanmoins, le paroxysme de ce phénomène chez la communauté alcoolique, où la fêlure est la plus destructrice – thème qui revient souvent dans ses

30 L’expression est de François Zourabichvili, sous-titre de son article « Deleuze et le possible »,

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analyses sur Fitzgerald ou encore à propos des romans de Zola31. Il fait référence

précisément à Jack London, qui décrivait parfaitement la dégradation alcoolique dans son livre John Barleycorn – Le cabaret de la dernière chance, avec cette caractéristique fondamentale qu’est la désillusion. Citons quelques passages. D’abord un passage comparant l’homme « du rêve », l’homme quelconque, à un cheval de trait :

« L’alcool laisse entrevoir la vérité, mais une vérité anormale. Les choses normales sont saines – et ce qui est sain tend vers la vie. La vérité normale appartient à un ordre différent – et inférieur. Prenez par exemple un cheval de trait. A travers toutes les vicissitudes de sa carrière … il lui faut croire, à tout prendre, que la vie est bonne ; que tirer dans les harnais est un excellent chose ; que la mort, si vaguement qu’il la pressente, est un géant redoutable ; que la vie est douce et vaut la peine d’être vécue ; et, qu’en fin de compte, quand la sienne arrivera à déclin, il ne sera pas bousculé, ni maltraité, ni pressé au-delà des limites de ses efforts … Pourtant, sa vraie forme est celle d’un épouvantail squelettique trébuchant sous les coups entre les brancards d’une charrette de colporteur, poursuivant éperdument, dans une servitude sans pitié, son calvaire de lente désintégration, jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la dispersion de ses éléments – de sa chair subtile, de ses muscles roses et élastiques, et de toute leur sensibilité foncière – jusqu’à leur répartition entre le poulailler de ferme, la vannerie, la fabrique de colle et l’usine d’engrais animal »32.

31 Cf. LS, 22e série « Porcelaine et volcan », le passage sublime sur l’alcoolisme et ses enjeux les

plus profonds, qui concerne la fêlure et le temps : « L’alcoolisme n’apparaît pas comme la recherche d’un plaisir, mais d’un effet. Cet effet consiste principalement en ceci : une extraordinaire induration du présent …. Pour les héros de Fitzgerald, l’alcoolisme c’est le processus de démolition même en tant qu’il détermine l’effet de fuite du passé : non seulement le passé sobre dont ils sont séparés … mais non moins le passé proche où ils viennent de boire, et le passé fantastique du premier effet. … Il est à la fois l’objet, la perte d’objet et la loi de cette perte dans un processus concerté de démolition (« bien entendu ») » (LS, 184-188 − Et également le plateau n°8, MP, 235) ; Appendice « Zola et la fêlure », où la fêlure est une Araignée – leitmotiv deleuzien : « A travers la fêlure, l’instinct cherche l’objet qui correspond dans les circonstances historiques et sociales de son genre de vie …. Terrible, la rencontre entre les nerfs et le sang, entre un tempérament nerveux et un tempérament sanguin, qui reproduit l’origine des Rougon. La rencontre fait résonner la fêlure. … La fêlure-araignée : tout culmine, dans la famille Rougon-Macquart, avec Nana, saine et bonne fille dans le fond, dans son corps vigoureux, mais qui se fait objet pour fasciner les autres et communiquer sa fêlure ou révéler celle des autres – immonde germen. D’où aussi le rôle privilégier de l’alcool : c’est à la faveur de cet « objet » que l’instinct opère sa jonction la plus profonde avec la fêlure même » (LS, 375).

32 London, John Barleycorn – Le Cabaret de la dernière chance, Paris, Editions Phébus, 2000, p. 226.

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La description est crue, aussi crue que la vérité pure que permet d’entrevoir l’alcool : « Et voici que John Barleycorn s’avance avec la malédiction qu’il inflige à

l’homme d’imagination, débordant de vie et du désir de vivre. Il envoie sa lumière crue, blanche messagère d’une vérité située au-delà de la vérité, aux antipodes de la vie, d’une vérité cruelle et déserte comme les espaces interstellaires, immobile et glacée comme le zéro absolu, étincelante sous les cristallisations de l’évidence irréfutable et de l’indéniable fait. John Barleycorn refuse de laisser rêver le rêveur, il dissipe en brouillard le paradoxe de l’existence, jusqu’à ce que sa victime s’écrie, comme dans La cité de l’épouvantable nuit : « Notre vie est une duperie, notre mort un abîme de noirceur. » Et quand la victime en est à ce point d’horrible intimité, ses pieds sont engagés sur le sentier de la mort »33

C’est à ce passage que fait référence Deleuze lorsqu’il écrit « Loin de faire rêver, l’alcool « refuse de laisser rêver le rêveur », il agit comme une « raison pure » qui nous convainc que la vie est une mascarade, la communauté une jungle, la vie, un désespoir (d’où le ricanement de l’alcoolique)34 » (IM, 205).

33 Ibid., p. 227-228, nous soulignons.

34 Voir également le cours du 25 janvier 1983 : « Et l’alcoolique ? Et l’alcoolique ? Moi je vais

vous dire parce que là j’en suis sûr. Pas d’expérience personnelle, parce que tout le monde connaît ces alcooliques, parce qu’ils sont charmants. Mais qu’est-ce qu’il y a chez un alcoolique au plus profond ? Quand il n’est pas très alcoolique, un alcoolique ça rêve un peu, il se croit, il se croit fort, il se croit etc. Mais un vrai alcoolique, un vrai alcoolique ? Et c’est là que je retrouve les américains. London qui était un vrai alcoolique, un vrai de vrais. … Ce n’est pas que ce soient des faux jetons comme des criminels, c’est pas ça, non. Quand ils sont vraiment alcooliques, vous savez ce qu’ils font ? vous savez ce qu’est leur désespoir ? C’est que, ils ont percé le secret des choses. C’est ça l’alcoolisme ! Je dis qu’un homme qui prétend avoir percé le secret des choses, c’est un alcoolique et rien qu’un alcoolique. Même s’il n’a jamais bu de sa vie. Il a son alcool, il a son alcool à lui, il suffit de découvrir, il a vu le fond de choses. Et qu’est-ce que c’est, le fond des choses ? Le fond des choses, c’est la mascarade, c’est la mascarade universelle, le fond des choses c’est que nous

sommes tous bons pour la mort, le fond des choses, c’est que nous sommes des pantins. Et que derrière notre manière d’être des pantins, il y a le néant. Et l’alcoolique, il a vu ce néant qui était à travers les gens et

dans les gens et c’est ça qui fait que l’alcoolique est fondamentalement quelqu’un de désespéré, c’est-à-dire que, au point d’un traitement possible de l’alcoolisme, on peut chacun imaginer le sien, moi je serai médecin, je ne dis pas ça, du tout, des drogués : ce n’est pas du tout pareil, les drogués. Mais l’alcoolique, c’est là-dessus qu’il faut attaquer le truc. Cette espèce de nihilisme absolu, de nihilisme absolu de l’alcoolique. Or London qui le savait par expérience, a des formules splendides. Il nous dit : « l’alcool ne laisse pas rêver le rêveur ». Je trouve ça une des formules les plus belles pour

définir l’alcool. l’alcool, c’est ça, l’alcool c’est ce qui ne laisse pas rêver le rêveur. Ah, Ah, comprenez pourquoi au début, alors son piège, c’est qu’au début, il donne plutôt des rêves et des rêveries agréables. Mais dès que vous êtes dans le truc, c’est fini. Il vous donne pas ça » (nous soulignons). De même la tirade du Capitaine

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Il s’agit, en effet, de l’état opposé à celui du rêve, la désillusion la plus froide, l’incrédulité la plus radicale, la vraie volonté de néant. Mais elle ne surgit de cette manière que parce qu’elle obéit aux dualismes préétablis par la représentation organique. L’état auquel mène l’alcoolisme, en ce sens, est d’une toute autre nature que l’ivresse, qui, de son côté, se révèle être en deçà des distinctions du réel et de l’imaginaire, du vrai et du faux. Loin de les confondre, toutefois – ce qui serait contribuer autrement au système – il s’agit de les rendre indiscernables – puissances du faux.

L’alcoolique est celui qui affirme que rien n’est vrai, que tout n’est qu’apparence, et que la vie, dès lors, ne mérite en rien d’être vécue. Comme nous verrons, si l’alcoolique prêche le faux, il n’est plus en mesure d’affirmer la vie, de réinventer de nouvelles relations tant entre les hommes, qu’entre l’homme et le monde. Il est tel le misanthrope dépeint par Melville, « l’homme d’une seule idée qui agit avec la force d’un principe dernier, non pas au sens où ce serait le plus élevé des principes, mais au sens où c’est le dernier qu’il lui reste. »35 Il est le dernier homme du Zarathoustra, dont la dernière vérité –

son ultime ironie –, sa volonté de néant, tarde à se décrédibiliser justement, pour se transformer en réelle affirmation et amorcer peut-être une transfiguration36.

Ce milieu alcoolique est certes radical, mais encore plus fort et ambigu semble être le milieu de la trahison, comme nous l’avions vu plus haut. Si Ford avait pu dans ses films discréditer le « mouchard », le marginaliser, en montrant qu’il faisait partie des milieux pathogènes, Kazan montre que la question est plus complexe, que la trahison fait partie du rêve, et que l’on ne peut le réaliser, ou plutôt maintenir son aura et sa puissance, qu’en devenant soi-même un traître.

Achab dans Moby Dick, qui présage d’un nihilisme – volonté de néant – couplé à un cynisme sans précédent : « Gars, tous les objets visibles ne sont que des mannequins de carton … Comment le prisonnier pourrait-il s’évader, atteindre l’air libre sans percer la muraille ? … Je frapperais le soleil s’il m’insultait » (Melville, Moby Dick, Paris, Gallimard, 1941, p. 236). Toute cette tirade, empédocléenne, mériterait d’être citée, car elle décrit parfaitement cette typologie complexe de l’alcoolique, de celui qui ne peut plus rêver.

35 David Lapoujade, « « L’escroc à la confiance » ou l’efficace du faux », in Herman Melville,

Bartleby le scribe, Billy Budd, marin, et autres romans (œuvres IV), Gallimard, Paris 2010, p. 1227.

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La figure du traître, chez Deleuze, nous semble essentielle. Aussi ne faut-il surtout pas confondre dans sa terminologie le traître et le tricheur. La différence est de nature, elle est dans leur appréhension même de l’essence du temps (avenir contre devenir ; possible contre virtuel) :

« Ce n’est plus du tout le système du truquage ou de la tricherie, qui animait le visage du signifiant, l’interprétation du devin et les déplacements du sujet. C’est le régime de la trahison, de l’universelle trahison, où le vrai homme ne cesse de trahir Dieu autant que Dieu trahit l’homme, dans une colère de Dieu qui définit la nouvelle positivité » (MP, 155)37.

Le prophète comme nécessairement traître, la théologie de Kazan. Le traître est comme la pierre de touche du rêve, qui « en tire un soubresaut de puissance accrue … Et c’est précisément après la guerre, au moment même où le rêve américain s’écroule, et où l’image-action entre dans une crise définitive … que le rêve trouve sa forme la plus prégnante, et l’action, son schéma le plus violent, le plus détonant » (IM, 217).

L’on ne change la situation qu’en devenant soi-même traître, à savoir un autre, car il s’agit non plus de sauver le rêve comme structure de la situation actuelle, mais d’accomplir une vision ou de devenir autre chose. Kazan avait certainement vu ce qui relevait de l’intolérable dans la situation – quelque chose que Vidor avait, avant lui, perçu, sans pour autant se donner les moyens de l’incarner, le schéma sensori-moteur s’avérant très peu adapté38 … Peut-être qu’à ce stade, une nouvelle aussi singulière que celle de

Bartleby − où se trouve incarné autrement le rêve américain et l’homme de l’avenir, l’Original − serait la plus à même de nous éclairer, et prendre un sens fort, puisqu’elle

37 Voir également D, 53 : « L’Ancien Testament n’est pas une épopée ni une tragédie, c’est le

premier roman, et c’est ainsi que les Anglais le comprennent, comme fondation du roman. Le traître est le personnage essentiel du roman, le héros. Traître au monde des significations dominantes et de l’ordre établi. C’est très différent du tricheur : le tricheur, lui, prétend s’emparer de propriétés fixes, ou conquérir un territoire, ou même instaurer un nouvel ordre. Le tricheur a beaucoup d’avenir, mais pas du tout de devenir ».

38 « Dans La Foule, Vidor découvre sa propre incapacité (ou celle de la forme qu’il emploie – le

mélodrame) à rendre visible le capitalisme étasunien tel qu’il est. Les forces qui oppriment John Sims ne peuvent pas être représentées de manière satisfaisante selon les codes narratifs du mélodrame hollywoodien » (Robert Lang, op. cit. p.163).

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dépeint, inversement, l’impossibilité de l’action, l’involontarisme, l’impossibilité du choix − le choix de ne pas choisir : le néant de volonté tout court – la véritable crise de l’image- action, avec toute la conception du rapport de la subjectivité et du monde, qu’elle sous- tend, et que l’on abordera en détail un peu plus tard.