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Synsigne, binôme et empreinte – Les signes de l’image action

B pour une image organique du monde – « l’heureux moment »

C. Synsigne, binôme et empreinte – Les signes de l’image action

Le montage organico-actif et empirique produit prioritairement une image-action – dominant les autres types d’images-mouvement (perception, affection, pulsion etc.) −, qui semble être l’image spécifique d’un certain cinéma américain, dit réaliste, celui d’avant-guerre. C’est dans le neuvième chapitre de L’image-mouvement – « Image-action, la grande forme » − que Deleuze l’aborde en détail et en recueille les présupposés.

Il explique que l’image-action est le rapport entre milieux actualisés et comportements incarnés, et qu’elle participe ainsi de la tendance réaliste :

« … les qualités et les puissances … s’actualisent directement dans des espace-temps déterminés, géographiques, historiques et sociaux. Les affects et les pulsions n’apparaissent plus qu’incarnés dans des comportements, sous forme d’émotions ou de passions qui les règlent et les dérèglent. C’est le Réalisme » (IM, 196).

D’où l’appellation d’empirique, puisque l’objet présenté est parfaitement individué, pris comme un donné empirique qu’il s’agit de mettre en rapport avec d’autres éléments du milieu. On s’intéresse dès lors aux habitus, la manière dont les personnages s’adaptent

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à un milieu qui les conditionnent : « c’est le règne de la « secondéité », là où tout est deux par soi-même » (IM, 197), écrit Deleuze, s’appuyant sur la sémiotique de Pierce12.

Tout semble s’intégrer à un grand Tout, un Univers clos, et converger vers une grande action, qui maintient ou transforme la situation, sans pour autant en modifier la structure, celle-ci préservant son identité, étant avant tout une réconciliation. Telle est donc la représentation organique qui « semble douée de souffle ou de respiration » qui ne cesse de se dilater et de se contracter, « suivant les états de la situation et les exigences de l’action », les deux spirales inverses, le vol d’oiseau et le battement de l’aile.

On est ainsi face à un organisme qui lutte, selon le rythme binaire de sa respiration, pour se conserver − « comment « faire » un organisme au corps ? »13 − malgré la diversité

qui le compose. A ces deux pôles, situation (organique) et action (fonctionnelle), correspondent deux signes de composition que Deleuze nomme Synsigne et Binôme, qui définissent également les deux pôles du rêve américain, propriétés de la grande représentation organico-active :

« Loin d’exclure le rêve, cette forme éthique ou réaliste comprend les deux pôles du rêve américain : d’une part l’idée d’une communauté unanimiste ou d’une nation-milieu, creuset et fusion de toutes les minorités … ; d’autre part l’idée d’un chef, c’est-à-dire d’un homme de cette nation qui sait répondre aux défis du milieu comme aux difficultés d’une situation » (IM, 200).

Le schéma redouble, suivant des variations multiples, dans les grands genres où prévaut cette image à deux têtes : le documentaire (moins ethnologique, qu’éthologique), le film psycho-social (éthique), le film noir et le western. Aussi, même quand les difficultés du milieu se font de plus en plus menaçantes, comme dans les films noirs (Hawks) ou psycho-sociaux (Vidor), le spectre du rêve demeure insistant, au moins par contraste, puisque « la dégradation réaliste, à l’américaine, va se couler dans le moule milieu- comportement, situation-action » et que toute déviation sera considérée comme un

12 Cf. Pierce, Ecrits sur le signe, Paris, Editions du Seuil, 1978, chapitre 3 « Théorie des signes : la

sémiotique ».

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trouble, une pathologie, une anomalie qui loin de mettre en péril le grand organisme, le conforte et le justifie : « le cinéma américain avait les moyens de sauver son rêve en traversant les cauchemars » (IM, 201).

Ce qui est sauvé c’est une certaine conception de la communauté, qui peut encore se faire des illusions sur elle-même, comme nous le verrons en détail. Et c’est donc aussi une certaine posture de l’homme d’action, de l’individu, du héros, face à la situation, qui en ressort de manière originale ; un certain rapport de la conscience et du monde. Le personnage appartient en propre à la situation, mais plus encore, il semble être choisi, élu par celle-ci. Aussi doit-il se montrer à la hauteur du défi qui lui est lancé, l’action = x14.

Le héros de l’image-action ressemble peut-être à certains personnages de Henry James que David Lapoujade décrit ainsi : « ceux qui agissent avec la conscience supérieure d’une mission. Qui sentent qu’on fait appel à eux, non plus pour être obéi, mais pour être « sauvé ». En un sens, ils n’ont pas à choisir puisque la situation leur dicte elle-même la conduite à tenir »15.

C’est dans ce moment de « choix », entre la situation initiale et le grand duel, « le grand écart », qu’intervient le signe génétique correspondant, à s’avoir l’empreinte : « il faut un grand écart entre la situation et l’action à venir, mais cet écart n’existe que pour être comblé, par un processus marqué de césure, comme autant de régressions et de

14 Cf. DR, 120-121 : « Il y a toujours un temps, en effet, où l’action dans son image est posée

comme « trop grande pour moi ». Voilà ce qui définit a priori le passé ou l’avant : il importe peu que l’événement lui-même soit accompli ou non, que l’action soit déjà faite ou non ; ce n’est pas d’après ce critère empirique que le passé, le présent et le futur se distribuent. Œdipe a déjà fait l’action, Hamlet pas encore ; mais de toute façon ils vivent la première partie du symbole au passé, ils vivent eux-mêmes et sont rejetés dans le passé tant qu’ils éprouvent l’image de l’action comme trop grande pour eux. Le second temps, qui renvoie à la césure elle-même, est donc le présent de la métamorphose, le devenir-égal à l’action, le dédoublement du moi, la projection d’un moi idéal dans l’image de l’action (il est marqué par le voyage en mer d’Hamlet, ou par le résultat de l’enquête d’Œdipe : le héros devient « capable » de l’action). » Il semble que l’image- action s’arrête ici et ne prend pas en compte le troisième moment, décisif, celui « qui découvre l’avenir », « signifie que l’événement, l’action ont une cohérence secrète excluant celle du moi, se retournant contre le moi qui leur est devenu égal, le projetant en mille morceaux comme si le gestateur du nouveau monde était emporté et dissipé par l’éclat de ce qu’il fait naître au multiple : ce à quoi le moi s’est égalisé, c’est l’inégal en soi. » (DR, 121). Voir également LS, 177, et MA, chapitre III, qui synthétise justement les trois synthèses temporelles deleuziennes.

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progressions » (IM, 215). C’est le moment de l’imprégnation qui précède la détonation, l’action sublime. Celui-ci entretient un rapport spécifique avec l’objet, qui permet de susciter dans le personnage une émotion, une affection, rapport qui selon Deleuze n’apparaît de cette manière que dans le réalisme.

Les lois de l’image-action étant ainsi exposées, quel lien spécifique entretiennent- elles avec le rêve, qui est le cœur de notre sujet ? En fait, cet ensemble de lois ne comporte rien d’arbitraire mais sous-tend, comme nous l’avions montré pour Griffith, toute une métaphysique, mais aussi une histoire, une conception de l’histoire plutôt, assez particulière, qui s’allie de manière inédite au rêve et à la prophétie. Aussi n’est-ce pas pour rien que la faillite du cinéma de l’image-action accompagne l’écroulement du rêve lui- même.

II. L’histoire entre rêve et prophétie

Comme l’explique Deleuze dans le chapitre neuf, l’image que crée ce cinéma s’appuie sur une conception historique particulière. Elle impose ainsi une définition du rêve comme représentation organique, ensemble des données spatio-temporelles, milieu historique, culturel, social déterminé dans lequel se produisent des actions, se normalisent des comportements. Deleuze définit comme cela « le réalisme », qui, selon lui, « n’exclut nullement la fiction et même le rêve ; il peut comprendre une outrance et une démesure, mais qui lui sont propres » (IM, 196, nous soulignons). Et en effet, un onirisme actif, ou activisme onirique, pourrions-nous dire, émane de ce cinéma, puisque toute action repose sur une croyance – qui n’est toutefois pas une réelle confiance –, croyance en un idéal qui joue un rôle structurant, tel le ciment qui fait tenir l’édifice tout entier :

« On ne pourra donc pas reprocher au rêve américain de n’être qu’un rêve : c’est ainsi qu’il se veut, tirant sa puissance de ce qu’il est un rêve. La société change et ne cesse de changer … mais ses changements se font dans un Englobant qui les couvre et les bénit d’une saine illusion comme continuité de la nation » (IM, 205).

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Quels sont donc les critères objectifs d’un tel rêve, qui se vit comme tel, un rêve qui n’est que rêve, Idée de rêve, sans avoir pour horizon une quelconque réalisation ? Quelle philosophie de l’histoire implique-t-il ? Quelle vision de l’homme propose-t-il ?

A.

Un onirisme particulier : les deux pôles du rêve américain