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Dépasser Freud avec Bergson

A « Le travail du rêve ne pense pas »

C. Dépasser Freud avec Bergson

Dans quelle mesure, en effet, Deleuze renouvelle-t-il la notion d’Inconscient moyennant Bergson ? En un sens, aurait-il fait un enfant dans le dos de Freud, à travers Bergson. Un enfant monstrueux, un enfant majestueux, profondément paradoxal et singulier. Peut-être l’image est-elle déroutante. Mais dans la mesure où Deleuze, en tant que « bergsonien » lisant et commentant Freud, il nous semble, selon sa conception de l’histoire de la philosophie32, qu’il ne pouvait en sortir qu’une nouvelle définition, cette

fois-ci métaphysique, de l’Inconscient. C’est donc aussi le rêve qui perd sa place centrale dans le processus de subjectivation que sous-tend le procès de l’inconscient.

Aussi tenterons-nous de faire dialoguer ces deux monuments que sont Freud et Bergson, historiquement contemporains, qui, séparément, selon une approche distincte, se sont intéressés à la fois à la psychologie, à la science et à la métaphysique, l’un tentant de rompre avec cette dernière, l’autre tendant au contraire vers elle, dévoilant une vie plus large que le simple Moi du sujet psychologique.

Deleuze se propose ainsi de doter la psychologie de son temps – la psychanalyse − d’une métaphysique à travers Bergson33, de la même manière que ce dernier souhaitait

créer une métaphysique qui s’accorderait avec la science moderne.

31 Sur le rapport Freud/Bergson, voir également ES, 114-115, notamment sur l’associationnisme

et la notion de circonstance chez Hume : « Cette notion de circonstance − écrit Deleuze − apparaît constamment dans la philosophie de Hume. Elle est au cœur de l’histoire de la philosophie, elle rend possible une science du particulier, une psychologie différentielle. Quand Freud et Bergson montrent que l’association des idées explique seulement le superficiel en nous, le formalisme de la conscience, ils veulent dire essentiellement que seule l’affectivité peut justifier le contenu singulier, le profond, le particulier. Sans doute ils ont raison. Mais Hume n’a jamais dit autre chose » .

32 Sur sa conception de l’histoire de la philosophie voir, entre autres, « Lettre à un critique

sévère », in Pp, les pages 14 et sq. – s’y trouvent les célèbre expressions « immaculée conception », ou « enculage » caractérisant la conception deleuzienne du « commentaire » philosophique ou « art du portrait » : voir « Sur la philosophie », Pp, 185-186.

33 Foucault notait dans son Theatrum philosophicum que « la psychanalyse, qui, ayant affaire à des

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1.

Un parallèle entre Bergson et Freud

Dans le quatrième chapitre de sa Philosophie en France au XXe siècle, Frédéric Worms

décrit et analyse la (non) relation entre Freud et Bergson, à travers deux points communs – dualité irréductible – autour du cerveau ; d’abord, la question de la vie − et deux oppositions – inconscient et rêve ; puis, le domaine de la morale et de la religion.

En effet, alors que certains penseurs du début du XXe siècle rejetaient Bergson par

le biais de Freud – « « le bergsonisme » est apparu, rétrospectivement, comme un obstacle à la réception de Freud, tandis que celle-ci ne put avoir lieu qu’à la faveur d’une rupture profonde, violente, avec Bergson »34 − Deleuze de son côté semble lire à la fois les deux

auteurs, simultanément, avec une forte préférence pour Bergson, auquel il consacre un ouvrage dès 1966, l’empêchant d’être submergé par la vague phénoménologique ou marxiste de l’époque : « Deleuze surtout avait naguère empêché la flamme de s’éteindre – reconnaît Camille Riquier – … il lui avait offert une nouvelle famille, recomposée, dont à vrai dire il était l’unique père – avec Spinoza et Nietzsche pour frères monstrueux. Le Bergsonisme l’arrachait à l’ancien et vague spiritualisme derrière lequel on l’avait abandonné »35.

En outre, ce qui est sauvé, avec le Bergson de Deleuze, c’est une certaine conception de la vie et de la nature, que la psychanalyse semblait avoir récusée. Elle se bornait à des questions relevant de l’existence individuelle, du langage et de la structure, ignorant, à dessein, toutes les questions métaphysiques et proprement physiques. La psychanalyse, en un sens, tentait de se « libérer », de manière pratique, du « joug » de la nature, de la biologie et de la vie.

Ainsi, l’homme ne serait plus une réalité parmi tant d’autres, mais la seule réalité capable de liberté. D’où l’importance de la subjectivité, de la personnologie et du « Je ». La conscience n’est plus une simple force, appartenant de fait à l’homme, mais en droit à l’ensemble du vivant, une force parmi d’autres, contenu dans une conscience plus large,

34 Frédéric Worms, La philosophie en France au XXe siècle, Paris, Gallimard, 2009, p. 118. 35 Camille Riquier, « Bergson (d’)après Deleuze », Critique 2008/5 (n°732), p. 357.

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Mémoire-monde, mais serait celle d’un individu « humain » libre et singulier. D’où les deux conceptions distinctes de l’inconscient qui découlent de ce parallèle.

2.

Deux conceptions de l’Inconscient

Dans le chapitre III du Bergsonisme – « La mémoire comme coexistence virtuelle » – Deleuze expose les deux fonctions de la mémoire – souvenir et contraction − ; puis dénombre les différents aspects de la subjectivité bergsonienne – besoin, cerveau, affection, souvenir, contraction – les deux premiers aspects appartenant donc à la perception, dans son attention constitutive à la vie, l’affection, regroupant les deux lignes objective et subjective, et les deux dernière relevant de l’esprit et de la mémoire. On remarque que ce sont ces « catégories » qui cadreront l’analyse philosophique qu’entreprendra Deleuze concernant l’image cinématographique.

Il en vient ensuite à discuter de la nature purement temporelle du souvenir pur, à portée extra-psychologique, lié donc à l’insistant passé. Celui-ci n’est pas matière ou espace, mais bien de l’ordre de la durée. Ici, nous sentons déjà la césure avec Freud, chez qui l’inconscient semble momifié, hors du temps. Et en effet, Deleuze nous prévient d’emblée : « Tous ces mots sont dangereux, surtout « inconscient », qui nous semble depuis Freud inséparable d’une existence psychologique singulièrement efficace et active. … Nous devons pourtant comprendre dès maintenant que Bergson n’emploie pas le mot « inconscient » pour désigner une réalité psychologique hors de la conscience, mais pour désigner une réalité non psychologique – l’être tel qu’il est en soi » (B, 50). Ainsi, pour Deleuze, et dans une perspective purement temporelle, le psychologique s’apparente au présent, tandis que le passé relève de l’ontologique.

Se distinguant fondamentalement sur la question du temps, Freud et Bergson, ne peuvent donc pas s’accorder sur une définition de l’inconscient et encore moins du rêve. En effet, Frédéric Worms part de la question du rêve pour démontrer la divergence au niveau de ce qu’ils entendent chacun par inconscient. Il remarque que Freud, à partir de la Traumdeutung, « renonce à définir le rêve de manière seulement fonctionnelle, au point critique des deux forces qui s’opposent dans notre vie psychologique, pour en interpréter

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le contenu et le sens individuels … il introduit une dimension supplémentaire et nouvelle, celle du sens, de la topique, de la métapsychologie »36. Quant à Bergson, ce qui

l’intéresse dans le rêve est moins son sens que sa fonction. Ainsi est-ce le relâchement sensori-moteur, la détente, que permet le phénomène onirique, dès lors définit comme étant « toute la vie mentale, moins la concentration », qui permet aux souvenirs de rejaillir de manière aléatoire, sans logique autre que celle du non-sens. « On rejoint alors l’un des aspects de Matière et mémoire les plus critiqués par les psychanalystes qui ont essayé de l’étudier, la définition de l’inconscient comme « impuissant », comme ce qui a cessé d’agir »37.

Sur ce point, Bergson est plus proche de la psychiatrie matérialiste. Et Deleuze semble, à bien des mesures, le suivre, tout en intégrant l’apport psychanalytique, dans ce qu’il a de positif – chez Deleuze, n’oublions pas que l’Inconscient est productif, génétique, géologique … − en se réclamant à maintes reprises des psychiatres tels que Janet, Clérambault, ou d’une tout autre manière, d’un Jaspers, ou encore d’un Binswanger. Ce qui naît donc de ses couplages est un Freud après Bergson, un Inconscient à la fois productif, temporel et préindividuel, qui octroie au rêve une toute autre fonction, dans un rapport, non plus avec la vérité, mais avec la pensée.

36 Frédéric Worms, op. cit., p. 123. 37 Ibid., p. 123.

Conclusion

« Ce n’est qu’un rêve… »

Nous voici arrivée au terme de cette première partie qui se proposait, rappelons-le, d’évaluer le rapport du rêve et de la vérité au sein du corpus deleuzien. Nous avons ainsi débrouillé une première figure de rêveur, celle de l’homme véridique, qui, en « ignorant » l’action concrète du temps, réduit le rêve à un idéal formel, faisant des processus qui l’animent – devenirs – de simples apparences sans consistance : « Ce n’est qu’un rêve ». L’expression peut ainsi être apposée tant à la métaphysique platonicienne dans son rapport aux phantasmes et aux simulacres, qu’à l’analytique cartésienne qui, en décrétant « ce n’est qu’un rêve », peut continuer à penser, tandis que l’homme d’action, de son côté, sachant que le rêve n’est qu’un rêve, peut continuer, en vertu de cette croyance, d’enchaîner ses actions en fonction des excitations d’un milieu englobant dont il est le centre – « saine illusion ». La psychanalyse, enfin, voulant remuer les Enfers, n’a pas pour autant pu se défaire des dieux du ciel, et jamais l’expression « ce n’est qu’un rêve », n’a autant servi une discipline qui se prétendait pourtant libératrice :

« La psychanalyse, et le complexe d’Œdipe, ramassent toutes les croyances, tout ce qui a été cru de tout temps par l’humanité, mais pour le porter à l’état d’une dénégation1 qui conserve la croyance sans y croire (ce

n’est qu’un rêve… : la plus sévère piété, aujourd’hui, ne demande pas plus…) » (AOe, 366, nous soulignons).

Ainsi est-ce la posture de l’homme véridique, qui tout en s’alimentant des puissances du rêve, puissances d’abord temporelles, semble les nier pour mieux faire triompher la fiction formelle qu’il érige. La métaphysique n’aurait peut-être pas d’autre sens : rêve et piété.

1 Ici « dénégation » est à prendre en un sens péjoratif, différent que celui exposé plus haut

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Et pourtant, une autre figure de rêveur semble émerger, celle du rêveur de l’île celui qui , à l’instar de Nerval2, va justement vérifier dans la réalité ce qu’elle a vu en rêve :

« La passion croit son objet réel, l’amant de rêve d’un pays veut le voir. Sans cela, ce ne serait pas sincère. Gérard est naïf et voyage. Marcel Prévost se dit : restons chez nous, c’est un rêve. Mais tout compte fait, il n’y a que l’inexprimable, que ce qu’on croyait ne pas réussir à faire entrer dans un livre qui y reste. C’est quelque chose de vague et d’obsédant comme le souvenir. C’est une atmosphère. L’atmosphère bleuâtre et pourprée de Sylvie »3.

Le rêve n’est plus ici l’instrument de la scission du monde, mais bien ce qui rend indiscernables réel et imaginaire, en redonnant le temps au mouvement, en réconciliant les deux sens du terme d’esthétique ; la voie royale qui nous mène vers l’image-cristal. Peut- être faut-il pour cela en passer par cette épreuve où la pensée se doit de combattre le rêve lui-même, et ce, jusqu’à atteindre un néant de volonté, à l’impossible − « Il n’y a rien

2 A la remarque de P.-M. Schuhl, « Cela devient très nervalien », concernant l’ensemble de la

présentation de sa « méthode de dramatisation », Deleuze répond : « En effet, je le souhaiterais » (ID, 144).

3 Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p. 157. Deleuze reprend cette analyse dans

IT, 20-21 : « … si Nerval a besoin de voir, et de se promener dans le Valois, il en a besoin

comme de la réalité qui doit « vérifier » sa vision hallucinatoire, au point que nous ne savons plus du tout ce qui est présent ou passé, mental ou physique » (IT, 21).

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derrière le rideau » − au péril de sa vie organique … « Pendez-vous à ce fil … »4 : Nerval

n’en revint pas5.

4 Cf. CC, p. 126 et sq. – Le beau texte du « Mystère d’Ariane selon Nietzsche » − « C’est Ariane

qui tient le fil dans le labyrinthe, le fil de la moralité. Ariane est l’Araignée, la tarentule » (CC, 129). Voir également la typologie des personnages de Nietzsche, dressé par Deleuze dans son petit Nietzsche, notamment « Araignée (ou Tarentule) » et « Ariane (et Thésée) », N, 44. La figure de l’Araignée, pas seulement en un sens métaphorique, jouera un rôle déterminant dans notre étude, et ce, justement parce que le rêve est un véritable devenir-Araignée. Pour une étude sur les rapports du rêve et de la couture, voir l’article, très intéressant de Marie-Claire Latry, « Les couturières de la nuit », in Terrain 26, mars 1996, pp. 49-68. Citons simplement la conclusion de cet article : « Faiseuses de destins, mères des reproductions et génératrices des réincarnations, les rêveuses couturères trouvent en Anne-Marie celle qui rassemble tous les aspects de l’activité onirique. Par elles toutes, on apprend ainsi que le rêve, comme une toile d’araignée, tisse son canevas entre les positions antagonistes au sein de la famille, conjugue les éléments en relation d’opposition naissance/mort, parce qu’il manifeste la même qualité ambivalente que le fil et les activités textiles. Point et boucle, il construit une couture symbolique qu’on découvrer doubler les activité techniques de la profession, socialement organisée, qui lui fournit son code et qui demeure le nécessaire support de sa floraison. Le rêve est piqûre et vue, comme on met des lunettes à son point. Il déploie les sens multiples attachés à un regard au féminin, un optique dont les couturières, dans l’atelier, ont exploré les points obscurs et fait briller les facettes » (p. 68). Il serait intéressant de mettre ce texte en rapport avec le pli et la couture chez Deleuze, comme a bien su les révéler Pierre Montebello dans son DPP.