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Est-ce que « c’est » un rêve ?

« Platon a vingt ans lorsqu’il rencontre Socrate. La nuit précédant leur première rencontre, Socrate eut ce rêve : un cygne s’envole de l’autel d’Eros de l’Académie, se pose d’abord sur sa poitrine et remonte ensuite dans les airs en un chant magnifique ». 3

« Celui qui, un jour, apprendra aux hommes à voler, aura déplacé toutes les bornes, les bornes elles- mêmes lui échapperont et voleront en l’air, il baptisera de nouveau la terre et la nommera « la légère » ». 4

Platon apprît à voler, mais c’était sans compter sur le fait qu’il était déjà pris dans le rêve d’un Autre, un Autre qui se prenait idéalement pour le Même ; il avait, en effet, avant même de l’avoir rencontré en personne, été happé par le rêve de Socrate – « était- il donc déjà foutu » ?5. Le Vol6 platonicien, subtilisation et élévation, perversion et idéal,

puissance du faux qui prétend supplanter et survoler toutes les autres puissances du faux, en devenant la forme essentielle et l’espace d’information unique de l’être et du devenir −

3 Nietzsche, Introduction aux dialogues de Platon, Paris, Editions de l’éclat, 2005, p. 49.

4 Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « De l’esprit de lourdeur », Paris, Gallimard, 1947, p. 180. 5 Cette expression fait référence au passage sur l’Idée de rêve chez Minnelli que Deleuze expose,

entre autres, dans sa conférence donnée à la FEMIS le 17 mars 1987 : « Méfiez-vous du rêve de l’autre, car si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutus » (DRF, 297). La conception minnellienne du rêve fera l’objet d’un développement plus important dans la seconde partie de ce travail. Elle nous semble essentielle pour comprendre l’originalité de l’appréhension deleuzienne du phénomène onirique.

6 Ainsi la duplicité positive du terme « voler » et sa proximité avec la notion de « double capture »,

qui est fondamentale dans notre étude : « C’est cela, la double capture, la guêpe ET l’orchidée : même pas quelque chose qui serait dans l’un, ou quelque chose qui serait dans l’autre, même si ça devait s’échanger, se mélanger, mais quelque chose qui est entre les deux, hors des deux, et qui coule dans une autre direction. Rencontrer, c’est trouver, c’est capturer, c’est voler, mais il n’y a pas de méthode pour trouver, rien qu’une longue préparation. Voler, c’est le contraire de plagier,

de copier, d’imiter ou de faire comme. La capture est toujours une double capture, le vol, un double-

vol, et c’est cela qui fait, non pas quelque chose de mutuel mais un bloc asymétrique, une évolution aparallèle, des noces, toujours « hors » et « entre » » (D, 13, nous soulignons).

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les bornes n’ayant pu échapper à sa pesanteur aérienne, à son « esprit de lourdeur » − est ce qui nous préoccupera dans ce premier chapitre.

Il s’agira, en effet, pour nous, de découvrir le rôle capital que joue le rêve dans la naissance de la métaphysique. Aussi nous apparaîtra-t-il être à l’origine de la scission du monde, de l’invention platonicienne de la théorie des deux mondes – intelligible et sensible. Il demeure néanmoins dans un rapport essentiel avec un sol, un fondement, une terre – bien que véridique – de par la diversité des prétentions qu’il engendre. Et bien que cette terre ne devienne pas encore « la légère », elle entre dans un rapport de subordination avec les cieux et les dieux. Car, tel que l’explicite David Lapoujade, est-ce toujours « en fonction d’un sol qu’on juge des prétentions, qu’on leur attribue le lot qui leur revient en propre. Le jugement peut être prononcé depuis les hauteurs d’un ciel intelligible (fondement métaphysique) ou édicté par un sujet transcendantal (fondement transcendantal), il n’en demeure pas moins dans un rapport essentiel avec une terre sur laquelle il s’appuie et qu’il distribue en autant de territoires, îlots ou domaines » (MA, 38, nous soulignons).

Tout est ainsi une question de distribution, de division, de répartition territoriales, face à des rivalités, des prétentions, des revendications individuelles et collectives, aussi différentes que variées, qu’il s’agit de trier, d’évaluer et de juger. Mais selon quels critères ? Qui peut juger du bien-fondé des prétentions ? Qui peut porter une telle responsabilité ? Et pourquoi s’agit-il de bien fonder une prétention ? − Pourquoi « Je ne veux pas être trompé » … ?

Pour aborder cette question nous nous proposons de faire d’abord un détour, qui n’en est peut-être pas un, détour par la littérature et la psychopathologie, en découvrant avec Deleuze l’entreprise secrète d’un renversement du platonisme sous l’œuvre perverse de Sacher-Masoch – le véritable Platon ? La perversion, comme entreprise de démystification, et ce, par l’usage même du mythe et de la loi, permettra de mieux cerner les enjeux qui animent le platonisme, et d’ériger justement le rêve de Platon contre l’onirisme propre à l’idéalisme platonicien lui-même ; de considérer donc − comme le suggérait Nietzsche − Platon sans Socrate7.

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Aussi est-ce la notion paradoxale de phantasme, phénomène par lequel se manifeste le simulacre – « copie non-fondée » selon le système du jugement −, qui guidera d’abord nos pas, pour ensuite, bifurquer, en prenant appui sur sa métamorphose en fantasme, vers l’avènement de la fiction proprement métaphysique et, par la suite, psychologique et morale – Platon avec Socrate.

La métaphysique naît-elle ainsi d’une rupture, d’une fissure au sein même du rêve, ce que justement Nietzsche ne cessera de démontrer en opposant la fiction métaphysique à la force active du rêve, que cette dernière soit − comme nous le verrons8 − rêve apollinien

ou ivresse dionysiaque. Mais c’est, d’abord, avec Lucrèce, qu’il semble que la dimension superstitieuse de l’onirisme, comme origine de la croyance aux dieux et aux cieux, en l’immortalité de l’âme et la résurrection des morts dans un outre-monde, séparé et surplombant la terre, soit dénoncée, justement dans le fait qu’elle érige la forme du mythe contre les puissances de la Nature – le faux Infini.

I.

« Rêver que l’on rêve même lorsqu’on ne rêve pas »