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Agencements oniriques de désir

« Je dors véritablement à côté de moi, tandis qu’il me faut, en même temps, me battre avec mes rêves ».1

Avec Kafka, Deleuze découvre une nouvelle dimension du rêve, inédite, qui loin d’émanciper ou de favoriser le sommeil, semble, au contraire, l’obstruer, l’empêcher et le soumettre à rude épreuve : « Le rêve est le gardien de l’insomnie, pour l’empêcher de dormir » (PFJ, 163), écrit-il, à propos de la dimension onirique proprement kafkaïenne et, par la suite, beckettienne.

Nous tenterons, dès lors, dans le présent chapitre, d’explorer, avec Deleuze, le rapport qu’entretient Kafka avec le rêve, qui loin de constituer son monde « intérieur » et l’intimité d’un moi, est au contraire ouvert sur son dehors, son envers, et s’impose comme un élément structurel de sa machine d’écriture, le connectant immédiatement à des processus vitaux de désir et à des agencements collectifs d’énonciation, forme et contenu.

1 Kafka, Journal, 2 octobre 1911 (souligné par l’auteur), in Kafka, Œuvres Complètes III, Paris,

Gallimard, 1984, p. 88. Premières lignes, qui nous plongent d’emblée au sein de la singularité de l’onirisme kafkaïen, et qui nous seront utiles pour la suite : « Nuit d’insomnie. Déjà la troisième d’affilée. Je m’endors bien, mais je me réveille au bout d’une heure comme si j’avais posé ma tête dans le mauvais trou. Je suis complètement réveillé, j’ai le sentiment de ne pas avoir dormi du tout ou de n’avoir dormi que sous une peau mince. Je me trouve dans la nécessité de travailler à m’endormir et je me sens rejeté par le sommeil. Et à partir de ce moment jusque vers cinq heure du matin, je reste dans cet état où je dors, certes, mais où, en même temps, des rêves violents me tiennent éveillé. Je dors véritablement à côté de moi, tandis qu’il me faut, en même temps, me battre avec mes rêves. Vers cinq heures, j’ai consommé jusqu’à la dernière trace de sommeil, je ne fais plus que rêver, ce qui est plus épuisant que de veiller. Bref, je passe toute la nuit dans l’état où se trouve un homme sain, un moment avant de s’endormir pour de bon. Quand je me réveille, tous les rêves sont rassemblés autour de moi, mais je garde bien de les approfondir. Au petit jour, je gémis, la tête dans les coussins, parce que tout est perdu pour cette nuit. Je pense à ces nuits d’autrefois, à ces fins de nuit où j’étais tiré d’un profond sommeil et où je me réveillais comme si j’avais été enfermé dans une noix ».

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Mais plus qu’une investigation sur la dimension onirique de l’œuvre de Kafka en soi, la bifurcation par ces sentiers littéraires singuliers, nous permettra de mieux préciser – et ainsi en est-il de l’enjeu de notre recherche –, de creuser plus amplement, avec Kafka, la conception proprement deleuzienne du rêve, sa manière de composer avec ce concept, qu’il semblait pourtant rejeter de prime abord, et ce, au vue de son haut degré implication dans la formation de l’image dogmatique de la pensée.

N’est-il pas impertinent, en effet, de rapprocher l’univers de Kafka de celui du rêve – « poète du rêve », d’aucuns diront2 –, mais encore faut-il préciser la manière dont ce

rapprochement se fait et la fonction que Kafka lui-même assigne au déploiement onirique. Aussi nous faut-il demeurer prudents afin de ne pas dénaturer l’œuvre en la réduisant à un contenu manifeste, symboles à interpréter pour découvrir un sens prétendument latent, enfoui ou caché.

Nous voudrions, ainsi, défendre la dimension onirique de l’écriture kafkaïenne – d’où le titre que nous avons choisi, l’onirisme faisant office de machinisme – mais ce, à condition de redéfinir le concept de rêve, d’en évaluer la fonction spécifique, car la singularité du traitement que Kafka réserve au processus onirique ne peut que nous mener à en revoir la définition, de fond en comble.

Et pourtant, ce qui nous semble paradoxal, d’autre part, est le fait que, concernant Kafka, seule la catégorie du réel semble adéquate ; un actuel parfaitement actualisé, si l’on puit dire. Le monde qu’il présente – plus particulièrement dans ses romans – apparaît, en effet, nu, cru, sans voile, désenchanté – bien qu’ayant une part de fantastique, comme nous verrons –, pris dans un maximum d’extension. Plus proche du cauchemar que du rêve, il présente une machine complexe, à rouages multiples, qui tente de se maintenir, de « s’auto-référencer » malgré la fragilité dissimulée de ses fondements – telle la machine à torture de La colonie pénitentiaire. D’où l’intérêt d’une telle écriture, qui semble incarner,

2 « Pour les uns, Kafka est le poète du rêve, du délire, de la névrose. Il est vrai que les récits de

rêves abondent dans le Journal. L’œuvre narrative en accueille aussi quelques-uns, surtout au début ; mais très tôt, et dès l’époque du Procès, elle les évite ou les rejette en marge dans les paralipomènes. » (Kafka, op. cit., p. X).

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parfaitement, ce que Deleuze, nommera dans ses livres sur le Cinéma, « l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire », ou image-cristal.

Pour tenter de sonder la place du rêve dans l’œuvre de Kafka et son intérêt proprement philosophique, nous faudra-t-il donc dans un premier temps confronter Kafka à la psychanalyse, puisque l’enjeu du livre « sur » Kafka, de Deleuze et Guattari, est justement de proposer une application de la schizo-analyse, protocole expérimental exposé dans L’Anti-Œdipe, ouvrant sur une voie différente quant à l’appréhension du désir, le réel ne manquant justement de rien et, la logique du rêve, ainsi, ne pouvant plus être réduite à celle du fantasme – le rêve n’est plus une métaphore.

Dès lors, nous apparaîtra-t-il sous un nouvel angle, qui nous permettra d’aborder ce que Guattari, sans Deleuze, avait nommé « la pragmatique du rêve », sa dimension proprement politique. Mais plus encore, il nous faudra, pour atteindre à ce que vise plus profondément Deleuze, analyser la dimension ontologique que sous-tend une telle conception du rêve : « rêve d’insomnie » ou éthique de la nuit.

I.

Le rêve de Kafka contre toute tentation d’onirisme

Avec Kafka, il s’agit en effet, d’abord de « tuer la métaphore », d’ouvrir sur une nouvelle conception de l’énonciation – prenant le contre-pied des postulats de la linguistique structuraliste3 – et d’en finir avec le sujet : « les métaphores sont l’une des

choses qui me font désespérer de la littérature », écrit Kafka lui-même dans son Journal. « Le plan de consistance est l’abolition de toute métaphore, tout ce qui consiste est Réel » (MP, 89), ajoutaient Deleuze et Guattari4. Aussi, contre tout préjugé qui classifierait

3 Cf. Sur les postulats de la linguistique, voir le quatrième plateau − « 20 novembre 1923 » − MP,

95-139.

4 Sur le plan de consistance, voir DDP, chapitre III – « Le paradoxe de la consistance », pp. 97-

136. Pierre Montebello montre bien que la construction du plan de consistance va de pair avec l’entreprise de purification du transcendantal. Aussi est-ce pour cette raison que ce chapitre sur Kafka suit de près le chapitre sur la dramatisation de l’Idée, qui a pour enjeu, justement, de faire advenir un champ transcendantal pré-individuel et singulier. « L’élaboration de la notion de plan de consistance coïncide avec la purification de la notion de transcendantal. Dans tous les développement qui sont consacrés à la rénovation du transcendantal, Deleuze s’efforce de montrer

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Kafka dans la catégorie des auteurs oniriques, Deleuze et Guattari, présentent-ils dans leur livre sur La littérature mineure, un Kafka plus proche du réel que du rêve, ou plus précisément, un Kafka défiant toute opposition présupposée, ouvrant sur un en-deçà des dualismes rêve-réalité, réel-imaginaire, vrai-faux ; une pure « littéralité »5. Passant ainsi

d’une logique de la métaphore à celle de la métamorphose. Son écriture, en effet, ne peut être aisément cataloguée selon une idéologie, elle n’est représentative d’aucune conception du monde préalable, elle est pure expérimentation vitale d’un actuel – selon le mode humoristique d’un déroulement des conséquences −, et se place justement au niveau d’un plan de consistance qui excède toutes les stratifications en les menant à leur comble, à leur maximum d’extension : image-monde ou rêve-impliqué, une véritable toile d’araignée.

A.

Kafka, l’innommable

Toutefois, répétons-le, la composante onirique de l’œuvre de Kafka n’est pas pour autant négligeable, bien qu’elle soit particulièrement singulière. Kafka a un rapport spécifique au rêve, qu’il nous faudra préciser, afin de mieux comprendre l’enjeu de la lecture que lui réserve Deleuze, en le distinguant, à partir notamment de ce critère « onirique », des autres « écoles » se réclamant du rêve : romantisme, surréalisme, psychanalyse, qui, – toutes choses étant égales par ailleurs – appartiendraient à une même lignée – celle de la pensée représentative, présupposant d’emblée l’existence d’un outre- monde.

Ainsi, comme le précise Marthe Robert dans Le puits de Babel, est-il « reçu depuis longtemps de ranger Kafka parmi les maîtres de la littérature onirique, à côté des

que ce n’est pas le sujet qui est le foyer transcendantal, que ce n’est pas Dieu non plus, mais seulement le réel impersonnel et anonyme : il n’y a qu’un champ transcendantal, il est impersonnel, c’est le réel lui-même. Est transcendantal cet examen des conditions de possibilité d’une genèse

ou d’une production » (DDP, 98, passages soulignés par l’auteur).

5 L’expression est souvent utilisée par Deleuze, mais a été systématisée, comme nous avions vu

en introduction, par Zourabichvili dans son texte « La question de la littéralité », in La littéralité et