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Cosmodrame et parthénogenèse

Chapitre V Une pensée insulaire

B. Cosmodrame et parthénogenèse

Le roman de Tournier incarne, nous semble-t-il, parfaitement ce que Deleuze décrit dans son texte « Causes et raisons des îles désertes » − paradoxe de l’île déserte : « On comprend alors le paradoxe de l’île déserte : le naufragé, s’il est unique, s’il a perdu la structure-autrui, ne rompt en rien le désert de l’île, il le consacre plutôt » (LS, 362).

Il y a donc d’abord la séparation, mais c’est une séparation qui permet effectivement, et ce, à mesure que Robinson traverse les catastrophes, dues à la perte de la catégorie d’Autrui, d’entamer absolument une renaissance, en devenant la conscience de l’île, au moment où celle-ci prend conscience d’elle-même – « Je volant ».

Comment cette séparation devient-elle véritablement une « séparation » productive, une immaculée conception ? Deleuze explique que le roman de Tournier, telle une enquête empiriste, « un roman expérimental inductif », tente de vérifier l’hypothèse en prenant le problème, contrairement à Defoe8, par le bon bout : « que va-

t-il arriver dans un monde insulaire sans autrui ? On cherchera donc d’abord ce que signifie autrui par ses effets : on cherchera les effets de l’absence d’autrui sur l’île, on induira les effets de la présence d’autrui dans le monde habituel, on conclura ce qu’est autrui, et en quoi consiste son absence. Les effets de l’absence d’autrui sont donc les vraies aventures de l’esprit : un roman expérimental inductif. Alors, la réflexion philosophique

7 Vanessa Brito, « L’île déserte et le peuple qui manque », in Gilles Deleuze et les images, Paris,

Cahiers du Cinéma et INA, 2008, p. 67.

8 « Bref, chez Defoe, l’intention est bonne : qu’advient-il à un homme seul, sans Autrui, sur l’île

déserte ? Mais le problème était mal posé. Car, au lieu de ramener un Robinson asexué à une origine qui reproduit un monde analogique au nôtre, archétype du nôtre, il fallait porter un Robinson asexué à des fins tout à fait différentes et divergentes des nôtres, dans un monde fantastique ayant lui-même dévié » (LS, 325).

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peut recueillir ce que le roman montre avec tant de force et de vie » (LS, 354) − autrement dit, clinique et critique. Tournier, en effet, déroule littéralement la thèse de Robinson, il la prend au sérieux et ce, d’autant plus que c’est avec humour. Il s’intéresse aux conséquences plutôt qu’aux principes et à l’origine : « C’est un étonnant roman d’aventures comique, et un roman cosmique d’avatars » (LS, 354).

La question posée par le roman de Tournier est celle des conditions de possibilité de la perception même. Or nous savons que Deleuze, suivant Bergson, dénonce les illusions que produit la perception naturelle. Avec Tournier, il découvre que ce qui conditionne et structure cette perception naturelle – qui rend le monde vivable − est Autrui-a priori, et que pour atteindre à une « perception pure », faut-il dès lors opérer un « autruicide », qui est l’opération perverse par excellence. Mais avant de nous attarder plus longuement sur cette catégorie d’Autrui, spécifique à Deleuze, faisons un détour par Beckett, et l’analyse que propose Deleuze, dans Critique et Clinique, de son Film.

Dans Film de Beckett, il s’agit en effet de poser le problème de la perception, faire une enquête sur la thèse de Berkeley, esse est percipi : « est-il possible d’échapper à la perception ? Comment devenir imperceptible ? » (CC, 36)9. Ainsi, s’il est vrai qu’être c’est

être perçu, qu’advient-il lorsqu’on cesse d’être perçu ou de percevoir soi-même ? Cesse- t-on d’être pour autant ? Ou, plus profondément, qu’est-ce qui est « épouvantable en soi dans le fait d’être perçu » (CC, 36) ? Aussi, le problème n’est pas d’être perçu par tel ou tel « autrui » − ceux-là, eux-mêmes, vivent la même hantise de la perception : « les tiers percevants éventuels s’affaissent dès qu’ils s’aperçoivent qu’ils sont perçus chacun pour son compte » − mais il s’agit bien, du « Autrui-a priori » que l’on retrouve dans le roman de Tournier.

9 Remarquons la proximité de cette expérimentation avec celle que fait Bergson dans L’évolution

créatrice, au chapitre IV : « Je vais fermer les yeux, boucher mes oreilles, éteindre une à une les

sensations qui m’arrivent du monde extérieur : voilà qui est fait, toutes mes perceptions s’évanouissent, l’univers matériel s’abîme pour moi dans le silence et dans la nuit. Je subsiste cependant, et ne puis m’empêcher de subsister. Je suis encore là, avec les sensations organiques qui m’arrivent à la périphérie de mon corps, avec les souvenirs que me laissent mes perceptions passées, avec l’impression même, bien positive et bien pleine, du vide que je viens de faire autour de moi. Comment supprimer cela ? comme s’éliminer soi-même ? etc. » (L’évolution créatrice, p. 278).

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Deleuze expose trois cas correspondant aux trois séquences du film, et aux trois types d’images-mouvements qu’il construit dans IM – « le mur et l’escalier : Action », « la chambre : Perception », « la berceuse : Affection ». La caméra, quant à elle, incarne justement la perception – « the savage eye » ou « I » comme la baptisait Beckett. Deleuze explique que dans le premier cas, celui de l’action, il s’agit d’une perception « aveugle », « inconsciente », « qui peut être neutralisé par l’arrêt de l’action », on se cache au moment où la caméra dépasse l’angle de 45°, dépassement qui la rendrait dangereuse, dès lors qu’elle sera elle-même perçue. Dans le second cas, la perception « devient double », puisque la chambre regorgent d’objets susceptibles, à leur tour, de percevoir : « je ne les perçois pas sans qu’elles me perçoivent, toute perception comme telle est perception de perception » (CC, 37). Dès lors, il faut vider la chambre, déchirer les photos, couvrir le miroir etc. : « l’extinction de la double perception ». Et Deleuze explique que c’est un certain rapport au passé qui est, simultanément, perdu. D’une certaine manière, à ce moment précis, l’on devient comme l’île qui se balance et flotte – « berceuse » − en plein milieu d’un présent « océanique » qui est le désert même entourant l’île – « le désert croît » :

« Mais désormais il n’a plus que le présent, sous forme d’une chambre hermétiquement close dans laquelle ont disparu toute idée d’espace et de temps, toute image divine, humaine, animale ou de chose. Seule subsiste la Berceuse au centre de la pièce, parce que, mieux que tout lit, elle est l’unique meuble d’avant ou d’après l’homme, qui nous met en suspens au milieu du néant (va-et-vient) » (CC, 38, nous soulignons)

Et en effet, la berceuse qualifie le troisième état, moment de suspension, d’épuisement et d’arrêt, qui n’est pourtant pas le dernier terme, puisque « la perception guette encore derrière la berceuse » (CC, 38). D’une certaine manière, la structure Autrui n’a pas encore totalement disparu, le sommeil du personnage n’est pas encore un sommeil sans rêve, rêve d’insomnie qui se confondrait avec la mort :

« La caméra-perception en profite, elle dépasse définitivement l’angle, tourne, vient en face du personnage endormi et se rapproche. Alors elle révèle ce qu’elle est, perception d’affection, c’est-à-dire perception de sois par soi, pur Affect. Elle est le double réflexif de l’homme convulsif de la berceuse. … C’était donc cela, l’épouvantable : que la perception fût de

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soi par soi, « insupprimable » en ce sens. … Ne faut-il pas cela, cesser d’être pour devenir imperceptible, d’après les conditions posées par l’évêque Berkeley ? » (CC, 38)

Mais, comme dit Deleuze, « rien de finit chez Beckett, rien ne meurt ». Car même lorsque la perception s’annule, demeure un petit « rien » inorganique, − petites perceptions de la « métaboulie »10 − qui fait que « même le présent a disparu à son tour,

dans un vide qui ne comporte plus d’obscurité, dans un devenir qui ne comporte plus de changement concevable. La chambre a perdu ses cloisons, et lâche dans le vide lumineux un atome, impersonnel et pourtant singulier, qui n’a plus de Soi pour se distinguer avec les autres. Devenir imperceptible est la Vie, « sans cesse ni condition », atteindre au clapotement cosmique et spirituel » (CC, 39). Tel est donc l’état de l’œuf, de l’île déserte, qui fait que même lorsque les conditions de la perception sont neutralisées, et d’autant plus qu’elles sont neutralisées, du nouveau peut émerger – lumière pure, apparaître en soi, éclair, qui donne justement, comme nous verrons plus loin avec Foucault, la primauté à l’être du langage, aux Idées, à la dialectique, sur le sensible, sans réduire l’un à l’autre, car autrement, aucun changement ne serait concevable.

Aussi, est-ce la même aventure que vit le Robinson de Tournier ; expérimenter les « effets » de l’absence d’autrui, pour « atteindre au clapotement cosmique et spirituel ». Car si la disparition de la condition du champ perceptif est douloureuse dans un premier temps – perte des autres et de soi pour soi11 −, elle permet, en définitive, de développer

tous les mondes possibles qu’Autrui enveloppe et emprisonne, elle permet de libérer la catégorie du Possible elle-même, se confondant, dorénavant avec le Nécessaire. Le monde sans autrui est justement le champ transcendantal, ou plan de consistance pré- individuel, purement virtuel et pourtant réel, différentié bien qu’indifférencié, qui coexiste

10 Nous reviendrons sur cet état « métaboulique » au chapitre X.

11 Telles sont les étapes de la prise de conscience de l’île et de l’homme devenant conscience de

l’île. On doit traverser l’aventure de la profondeur : névrose et psychose. On commence par se cogner sur les choses, la distance est abolie, le temps tel qu’on le concevait selon la structure molaire chronologique s’effondre, plus de passé, plus d’avenir – la modalité du possible a disparu. Terrible uniformisation qui découvre progressivement une singularité plus profonde, un possible plus profond, et ce, au prix de catastrophes successives, qui permettront l’émergence du nouveau.

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avec et sous les strates et les couches sédimentaires que la structure d’Autrui dépose et superpose, que découvre Deleuze à l’instar de Simondon et de Bergson – le plan d’images en soi, la disparation.

Car ce que découvre Robinson en définitive est que c’est Autrui le trouble, un véritable « détour », tandis qu’on pensait le monde invivable, chaotique, sans l’organisation et la structuration qu’il conditionne, nécessaires à la délimitation des distances − le rêve comme pathos de la distance ou expression d’un monde possible12 : largeur

et profondeur possibles – « cette profondeur pour moi, d’après laquelle les objets empiètent ou mordent les uns sur les autres, et se cachent les uns derrière les autres, je la vis comme étant une largeur possible pour autrui, largeur où ils s’alignent et se pacifient (de point de vue d’une autre profondeur). Bref − poursuit Deleuze sur l’effet de la présence d’Autrui − autrui assure les marges et transitions dans le monde. Il est la douceur des contiguïtés et des ressemblances. Il règle les transformations de la forme et du fond, les variations de profondeur. Il empêche les assauts par derrière. Il peuple le monde d’une rumeur bienveillante » (LS, 355). A cette description d’Autrui-a priori reconnaissons-nous une certaine définition du rêve … et commençons-nous à comprendre le célèbre avertissement de Deleuze : « Méfiez-vous du rêve de l’Autre … ».

Robinson réalisera, toutefois, le « détour » que nous fait subir Autrui, au moment du débarquement du Whitebird. La vulgarité des Autrui particuliers, leur manière d’avoir chacun leur petite « idée » de l’île au sein de la pliure commune, sensori-motrice, qui

12 Nous aborderons plus en détail plus loin le concept de « monde possible », mais citons ce beau

passage, repris par Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ?, mais aussi, bien plus tôt, dans

Différence et répétition (DR, 334-335), qui montre justement, que ce qu’on désire dans autrui, ce sont

les mondes possibles que son « rêve » rend captif, que sa forme individuée et différenciée emprisonne et réprime : « Ainsi Autrui-a priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C’est celle du possible. Un visage effrayé, c’est l’expression d’un monde possible effrayant, ou de quelque chose d’effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore. Comprenons que le possible n’est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n’existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n’existe pas (actuellement) hors de ce qui l’exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l’implique, il l’enveloppe comme quelque chose d’autre, dans une sorte de torsion qui met l’exprimé dans l’exprimant » (LS, 357). On verra, plus loin, avec Leibniz, la distinction que pose Deleuze entre virtuel et possible, coexistant ensemble cette fois-ci.

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rendait leur monde viable et vivable, ce pli qu’avait justement définitivement perdu Robinson ; aussi a-t-il atteint le monde de l’apparaître en soi, de la surface pure, lumière pure, éclair ou pensée sans images, justice de la terre :

« En l’absence d’autrui, la conscience et son objet ne font plus qu’un. Il n’y a plus de possibilité d’erreur : non pas simplement parce qu’autrui n’est plus là, constituant le tribunal de toute réalité, pour discuter, infirmer ou vérifier ce que je crois voir, mais parce que, manquant dans sa structure, il laisse la conscience coller ou coïncider avec l’objet dans un éternel présent ? … La conscience cesse d’être une lumière sur les objets, pour devenir pure phosphorescence des choses en soi. … La perte d’autrui, il l’avait d’abord éprouvée comme un trouble fondamental du monde ; plus rien ne subsistait que l’opposition de la lumière et de la nuit, tout se faisait blessant, le monde avait perdu ses transitions et ses virtualités. Mais il découvre (lentement) que c’est plutôt autrui qui troublait le monde. C’était lui, le trouble, Autrui disparu, ce ne sont pas seulement les journées qui se redressent. Ce sont les choses aussi, n’étant plus par autrui rabattues les uns sur les autres. C’est le désir aussi, n’étant plus rabattu sur un objet ou un monde possible exprimé par autrui. L’île déserte entre dans un redressement, dans une érection généralisée » (LS, 362).

Dès lors, le statut du « double » change radicalement. Il ne s’agit plus du dédoublement des deux sujets de la conscience psychologique, mais plutôt de la littéralisation de l’expression « Je est un autre », au sens kantien : la différence en elle-même. Ce qui se maintient et qui est libéré au sein du désert devenu lumineux est bien le double en tant que simulacre et phantasme, la Figure, la vraie ressemblance que Deleuze découvrira, comme nous verrons plus loin, avec Bacon : « Le double libéré, quand autrui s’effondre, n’est pas une réplique des choses. Le double, au contraire, c’est l’image redressée où les éléments se libèrent et se reprennent, tous les éléments devenus célestes, et formant mille figures capricieuses élémentaires » (LS, 363).

L’imagination et le rêve se doivent dès lors d’être réévaluer à l’aune de ces nouvelles distinctions et découverte. Qu’est-ce qui subsiste au moment de l’écroulement du champ perceptif, peut-être est-ce ce plan d’images en soi, que Deleuze découvre dans le cinéma, et qui est un « rêve », mais au sens de ce qui ne peut être que rêvé, moment où le perçu ne fait qu’un avec son objet, hallucination ou phantasme, comme condition même de la renaissance du monde.

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II.

La théorie de l’Idée chez Deleuze – Esthétique et

Dialectique

Ainsi est-il question avec la figure de l’île d’une sorte d’alliance entre le fragmentaire et la lumière pure. Le fragmentaire c’est la leçon de l’empirisme et du pragmatisme, le fait que les relations sont extérieures aux termes, que le choses n’existent que du moment où elles sont mises en relations, la relation étant la différence même, première dans l’ordre des raisons13. Mais l’empirisme, bien qu’animant en profondeur la pensée deleuzienne,

n’est pas son dernier mot, ou plutôt, coexiste avec une autre volonté de sa pensée : donner la primauté à la dialectique. D’où l’importance de la découverte kantienne du transcendantal, l’apparition et la condition de l’apparition. Car il faut certes l’île, mais aussi l’homme qui consacre et consolide le désert de l’île. Les deux à la fois, esthétique et dialectique, corps et âme, visibilités et énoncés, et ce, sans moyen terme ; car, comme insiste Deleuze, dans le fondamental chapitre IV de Différence et répétition : « n’est-ce pas du tout le Cogito comme proposition de la conscience ou comme fondement, que les Idées se rapportent, mais au Je fêlé d’un cogito dissous, c’est-à-dire à l’universel effondement qui caractérise la pensée comme faculté dans son exercice transcendant » (DR, 251).

13 Il serait important d’aller voir du côté de Hume, notamment la lecture qu’en donne Deleuze

dans Empirisme et subjectivité, insistant sur le rôle de l’imagination et de la passion, ainsi que sur le primat de la croyance dans la constitution de la subjectivité et du monde (cf. Chapitres III et IV). Certes, n’y est-il pas question le rêve à proprement parler, mais l’imagination, étant considérée par nous, comme conditionnée par la réalité physiologique du rêve, peut nous informer sur le rôle de l’onirique dans la constitution de la connaissance. Quant au fragmentaire, chercher du côté de Williams James et du pragmatisme, serait également intéressant. Notons que Deleuze s’inspire du livre de Jean Wahl, Les philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique (évoqué plus haut). Voir par exemple le beau passage p. 150 où Wahl expose la pensée de James : « James établit une identité entre l’idée de particulier et l’idée de parties ; l’empirisme est pour lui essentiellement une philosophique du fragmentaire, du parsemé, de la mosaïque. Et la vision de chacune des parties de l’univers ne peut pas être évoquée par des mots ou des images empruntées aux autres parties ; elle est ce qu’elle est, uniquement. On ne peut définir par des mots généraux les qualités de nos sensations comme l’épaisseur ou la spatialité, ni les qualité de notre esprit comme la spontanéité. Le sens du particulier est le sens du spécifique ».

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