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Chapitre V Une pensée insulaire

B. Des drames et des rêves

La dernière partie du IV chapitre de Différence et répétition explique théoriquement ce qui a été énoncé poétiquement – bien que philosophiquement – dans « Causes et raisons des îles désertes ». L’exemple de « l’Idée d’île » y est d’ailleurs redéployé, en parallèle, avec tout un exposé sur la parthénogenèse et sur le schéma de l’œuf.

« Soit l’Idée d’île : la dramatisation géographique la différencie, ou en divise le concept d’après deux types, le type océanique originel qui marque une éruption, un soulèvement hors de l’eau, le type continental dérivé qui renvoie à une désarticulation, à une fracture. Mais le rêveur de l’île retrouve ce double dynamisme, puisqu’il rêve qu’il se sépare infiniment, à l’issue d’une longue dérive, et aussi qu’il recommence absolument, dans une fondation radicale. » (DR, 283, nous soulignons) et d’ajouter plus loin, de manière plus éclairante : « S’il appartient à la pensée d’explorer le virtuel jusqu’au fond de ses répétitions, il appartient à l’imagination de saisir les processus d’actualisation du point de vue de ses reprises et de ses échos. C’est l’imagination qui traverse les domaines, les ordres et les niveaux, abattant les cloisons, coextensive au monde, guidant notre corps et inspirant notre âme, appréhendant l’unité de la nature et de l’esprit, conscience larvaire allant sans cesse de la science au rêve et inversement » (DR, 284, nous soulignons)

Nous trouvons également l’allusion à l’île déserte « rêvée » dans « La méthode de dramatisation » :

« Non moins qu’une expérimentation physique, des exemples psychiques de type proustien impliquent la communication de séries disparates, l’intervention d’un précurseur sombre, des résonances et des mouvements forcés qui en découlent. Il arrive constamment que des dynamismes, qualifiés d’une certaine façon dans un domaine, soit repris sur un tout autre mode dans un autre domaine. Le dynamisme géographique de l’île (île par rupture avec un continent et île par surgissement hors des eaux) est repris dans le dynamisme mythique de l’homme sur l’île déserte (rupture dérivée et recommencement originel). … C’est que les dynamismes, et leurs concomitants, travaillent sur toutes les formes et les étendues qualifiées de la représentation, et constituent plutôt qu’un dessin, un ensemble de lignes abstraites issues d’une profondeur inextensive et informelle. Etrange théâtre fait de déterminations pures, agitant l’espace

fêle la pensée, dissout le moi, défait l’unité du monde et provoque la mort de Dieu pour libérer les multiplicités emprisonnées dans ces formes » (MA, 103).

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et le temps, agissant directement sur l’âme, ayant pour acteurs des larves – et pour lequel Artaud avait choisi le mot de « cruauté ». Ces lignes abstraites forment un drame qui correspond à tel ou tel concept, et qui en dirige à la fois la spécification et la division. C’est la connaissance scientifique mais c’est aussi le rêve, et c’est aussi les choses en elles-mêmes qui dramatisent. » (ID, 137, nous soulignons)

Le rêve est ici ce qui dramatise les Idées, il est l’agent même de la dramatisation. Deleuze utilise donc le terme à dessein, en relation tant avec l’imagination qu’avec la science ou la connaissance. Car nous nous situons, comme précédemment, dans un spatium intensif, qui n’est pas encore une extension, le lieu où le virtuel s’actualise, empruntant deux directions simultanément, effectuation et contre-effectuation, différenciation et intégration, qui fait qu’une forme advient qualitativement et extensivement. La dramatisation, explique Deleuze, comporte six caractéristiques : d’abord la création d’espaces-temps déterminés ; puis la règle de spécification pour les concepts (solutions au problème que constitue l’Idée) ; détermination du double mouvement de la différenciation, qualitatif et quantitatif ; désignation d’un sujet « larvaire » ou « embryonné » ; constitution d’un théâtre spécial ; et enfin, expression des Idées (ID, 131).

Ce qui est intéressant dans ce processus c’est qu’il concerne non des individus formés, mais une sorte de « sujet », à la fois déterminé et indifférencié, qui, seul, peut supporter les mouvements aberrants qui le traversent au moment de la genèse. C’est un état proche du sommeil profond et sans rêves, que décrit Deleuze ainsi :

« Les dynamismes ne sont pas absolument sans sujet. Encore ne peuvent- ils avoir pour sujets que des ébauches, non encore qualifiés ni composés, plutôt patients qu’agents, seuls capables de supporter la pression d’une résonance interne ou l’amplitude d’un mouvement forcé. Composé, qualifié, un adulte y périrait. … Le cauchemar lui-même est peut-être un de ces mouvements que ni l’homme éveillé, ni même le rêveur, ne peuvent supporter, mais seulement l’endormi sans rêve, l’endormi du sommeil profond. Et la pensée, considérée comme dynamisme propre du système philosophique, est peut-être à son tour un de ces mouvements terribles inconciliables avec un sujet formé, qualifié et composé comme celui du cogito dans la représentation » (ID, 136, souligné par Deleuze)

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Nous comprenons, dès lors, la méfiance de Deleuze vis-à-vis de la représentation et du Cogito, qu’il soit cartésien ou kantien.

Mais le problème reste le suivant : s’il est vrai que penser c’est « involuer » vers cet état larvaire, embryonnaire, passif, comment est-il possible que l’on puisse justement penser en étant déjà différencié, qualifié, composé ? Comme la philosophie est-elle elle- même possible ? Et comment s’en sortir, si l’expérience est à ce point déchirante pour le corps comme pour l’esprit ?

Tel sera l’objet des prochains chapitres, tenter d’expérimenter cet état larvaire – presque morbide − une traversée de l’Achéron, qu’Artaud nommait théâtre de la cruauté, et qui pourtant, est le seul théâtre où la passion et le rêve sont véritablement actifs et affirmatifs.

Chapitre VI

Kafka