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faire sens (cadrer, encadrer, recadrer)

3.2.2 De la trame au cadre : cadrer le faire sens

Le manuel d’accréditation se présente comme un cadre à trois niveaux. ‐ Il est tout d’abord un cadre réflexif.

D’un côté, il propose d’appréhender l’organisation et les pratiques selon les lunettes de la qualité ; de l’autre, en tant que support de rapport d’auto-évaluation, il s’apparente à un tableau qu’il s’agit de remplir. Il demande au personnel de l’établissement de faire rentrer dans les cases l’organisation telle que vécue.

Le cadre, comme son nom l’indique, pose des limites. Ces limites circonscrivent le réel, le monde environnant), soit de manière a priori (s’appuyer sur le cadre pour interpréter, mener

49 B. Latour considère aussi bien les actants humains et non-humains. L’Ecole de Montréal, plus particulièrement

165 une action) soit de manière a posteriori (retour réflexive sur ses actions selon le cadre). En ce qui concerne ce dernier cas, toute la difficulté repose sur cette rétrospection sur l’action, où il faut trouver le moyen de dire ce qui s’est passé selon des modalités d’expression imposées. Comme le souligne N. Dodier (Dodier, 1990), les univers administratifs abondent en moments de ce type. Ces dispositifs de stabilisation ne sont pas sans entraîner des résistances à la représentation des actions. Ils répondent donc à une double nature : « en se rassemblant les personnes créent des moyens partagés d’expression ; dans le même temps, l’appartenance au groupe suppose de respecter les formes d’expression qui ont été instituées » (p 116). Ces cadres suscitent des situations de discordance : il faut faire accorder avec ces formulaires des actions qui résistent à ces opérations. Etudiant le travail des inspecteurs et médecins du travail, N. Dodier s’attelle à montrer comment les agents sont parfois amenés à contester des dispositifs qui les obligent à produire des représentations infidèles de leur travail, ou, au contraire, comment il leur manque des outils pour rendre les actions singulières commensurables. Lorsque la nomenclature est mal adaptée, plusieurs solutions sont alors envisagées par ces agents : soit ils recourent à la case des réponses ouvertes pour désigner les risques mais certains découvrent qu’ils doivent presque tout mettre dans cette case ; soit ils s’engagent dans un travail coûteux pour essayer de faire correspondre, notamment par la création de traducteurs ; soit ils abandonnent et protestent contre l’inadéquation des fiches. Ces problèmes de traduction sont coûteux, coûteux en temps mais aussi en réflexivité (en demandant aux personnes de se questionner mais aussi de prendre des initiatives par rapport à cette incommensurabilité, c’est un questionnement de leur propre jugement qui est dès lors en jeu). Dans le cas du manuel d’accréditations, similairement aux cas évoqués par N. Dodier sur les inspecteurs du travail, il est demandé d’appréhender la pratique et l’organisation selon de nouvelles catégories, de remplir des cases qui peuvent paraître parfois trop étroites ou au contraire trop larges pour véhiculer la situation de l’organisation telle que ressentie. Le système de cotation est sur ce point révélateur d’une certaine subjectivité de l’évaluation : entre partiellement, en grande partie, et oui, les limites sont parfois floues.

‐ Le manuel est également cadre d’action.

Il suggère la mise en œuvre d’un dispositif qualité qui instigue de nouvelles pratiques et de nouveaux cadres d’action. Le manuel propose ainsi « la pensée qui convient » afin de déterminer également, par la systématisation de la résilience, « l’action qui convient » de réaliser au niveau de la pratique. Nous faisons ici référence à un article de L. Thévenot (Thévenot, 1990), où il présente son approche des théories de l’action, en proposant d’étudier

166 la notion d’action par un travail de la notion de coordination, ce qui a l’intérêt, selon l’auteur, de pouvoir passer, sans discontinuité, de l’action individuelle à l’action collective et inversement. Il s’intéresse notamment à la dynamique de jugement qui façonne l’identification de l’action. La coordination repose sur « la double exigence d’un jugement sur ce qu’il advient et de l’épreuve critique de remise en cause de ce jugement au fur et à mesure du déroulement des évènements » (p 50). L’identification de l’action est liée à l’appréciation de sa réussite, de la façon dont elle convient. Le jugement sur le caractère convenable suppose de rapporter cette action singulière à la généralité de convenances ou de conventions. L’identification de l’action est soumise à une interrogation sur son succès ; cette identification est requise pour toute coordination, qu’elle soit intra ou interpersonnelle. Même si l’idée d’action qui convient est un concept général qui s’applique à toute situation d’interaction, il nous semble intéressant de voir comment les technologies du faire sens jouent sur dimension. Dans le cas de l’accréditation, ce serait plutôt la « pratique qui convient ». Les principes de formalisation, le dispositif qualité circonscrit la pratique par un travail d’encadrement organisationnel. Le manuel instigue des principes d’action qui ont devoir de servir de référence pour les pratiques à venir. En essayant d’inculquer un nouveau mode de compréhension des situations, un nouveau cadre est mis en place qui joue aussi bien sur l’interprétation des situations, mais aussi sur la manière de se positionner dans le cours de l’action, en modelant les pratiques selon ce cadre interprétatif. Le manuel d’accréditation est un cadre a posteriori, de retour sur les pratiques mais aussi un cadre a priori de reformulation des pratiques.

‐ Enfin, les réunions d’accréditation pendant lesquelles le manuel est travaillé, offrent elles-mêmes un cadre situationnel particulier d’interaction. La rédaction du rapport d’auto- évaluation repose sur des réunions de groupe de travail, réunions dont le déroulement est lui aussi soumis à des recommandations de la part de la HAS. En effet, il est demandé lors des réunions de groupe de réflexion sur les critères que les acteurs présents regroupent l’ensemble des parties prenantes, chacune étant mise sur un pied d’égalité (rayant notamment toutes les forces hiérarchiques et de métiers à l’œuvre à l’hôpital). Ce « format de production » (Joseph, 1998, p 66) est lui aussi à interroger et à comprendre dans sa mise en dynamique au cours des réunions. Comme le souligne P. Delcambre (Delcambre, 2007), ce qui est intéressant dans la notion de cadre ou de genre (en référence au modèle SPEAKING de Hymes), est que les participants d’un milieu de travail s’engagent dans des processus de communication déjà structurés (ibidem, p 48). Des formes stables de l’activité - communicationnelle entre autres -

167 sont reconnues par la communauté. Cette stabilisation est progressive. Les réunions d’accréditation peuvent perturber ces dispositifs communicationnels préexistants. En postulant une égalité de parole, en insistant sur une nécessaire variété des participants aux fonctions différentes dans les établissements, la certification modifie certaines logiques traditionnelles et locales stabilisées (les rapports hiérarchiques, la circonscription des services, le rôle du cadre comme preneur de décision). Les réunions d’accréditation sont à considérer comme de nouveaux espaces de parole, reste à comprendre comment la parole est saisie.

Nous considérons le manuel d’accréditation comme cadre. Deux paramètres sont ainsi à prendre en compte.

1°) la performation du cadre et sa variabilité.

Un des apports principaux des courants interactionnistes fut de donner une importance centrale à la situation, au contexte, au cadre en tant qu’ils « autoris[ent] et limit[ent] à la fois les modes d’échanges du fait des règles sociales liées à la situation, d’autre part elle cadre les interprétations que font les interactants de ce qui se dit et de ce qui se passe » (Grosjean 2001 p 146). « Le moteur de la vie sociale est la nécessité de mettre en œuvre des procédures de détermination du contenu des obligations qui ordonnent nos relations à autrui » (Ogien, 2007, p 11). Or, face à ces procédures de détermination, se trouve un monde soumis à la « vulnérabilité » : rien n’est définitivement fixé, le quotidien est une suite interminable de reconfigurations et de transformations. La manipulation de cadres est cette capacité qui va nous permettre d’attribuer des significations à nos interactions – ce « sens des circonstances » (Goffman p 18, cité par Ogien, op. cit., p 11). Goffman définit ainsi les cadres comme ces éléments qui nous permettent de répondre à la question : « Que se passe-t-il ici ? « (ibidem, p 16). Le cadre concourt à l’organisation de l’expérience. E. Goffman (1991) distingue deux types de cadres : les cadres primaires et les cadres secondaires. Les premiers donnent du sens dans le chaos du réel ; ils sont ce qui permet d’accorder du sens à tel ou tel aspects d’une situation donnée (p 30). Une fois les éléments de l’environnement ordonnés, les cadres secondaires interviennent pour permettre des transformations. Or, le cadre n’est pas seulement un schème cognitif d’interprétation, il reste accompli par la pratique. Ce ne sont pas des cadres normatifs, au sens statique et déterministe du terme, avec intériorisation et application mécanique de normes donnant lieu à sanction dès qu’elles sont transgressées (Ogien, ibidem, p 12). La perception n’est pas directe, elle implique un travail de mise en ordre et d’ajustement aux circonstances. Ce qui se passe doit néanmoins être confirmé ou infirmé par

168 l’interlocuteur ; la qualification de l’action dépend de la réaction de son partenaire. Un objet, un évènement, nous apparaissent accompagnés d’une série de significations ; au cours de l’interaction, on ne cesse de les confirmer, de les modifier, d’en inventer de nouvelles. Les cadres marquent les limites sociales de l’acceptable, ils sont impersonnels (s’appliquent à tous) et contraignants (pour autant qu’on veuille rendre son action intelligible à autrui). Ils fournissent des critères de jugement pratique ; « le prélèvement et l’enrôlement des circonstances obéissent à des procédés de mise en relation qui naissent dans le flux même de l’action, sur la base d’un savoir préalable au sujet des situations, des circonstances et des propensions qui leur sont couramment associées (les développements acceptables du cours d’action). C’est ce savoir qui limite les possibilités infinies de variation, assure une certaine mesure d’objectivité à l’appréhension de « ce qui se passe ». » (Ogien, ibidem, p 15). Le manuel d’accréditation se présente comme un prescripteur de schéma d’interprétation des pratiques selon le paramètre gestionnaire de la qualité, en tant que cadre de futures interactions. Néanmoins, il reste soumis à une réinterprétation du personnel sous couvert de sa performation.

2°) la variabilité du cadre

Comme le fait remarquer M. Durampart (Duramaprt, 2007), au sujet de la mise en place d’un système de gestion électronique documentaire, « les acteurs s’adaptent de manière primaire, en se conformant au rôle que l’on attend d’eux, mais aussi de manière secondaire, dans la mesure où ils dérogent aux règles prévues pour conserver leur identité mais aussi parvenir à leurs objectifs » (p 172). Il s’agit là de la seconde tension concernant la notion de cadre. A ce sujet la distinction proposée par J. Girin (Girin, 2001) entre cadre et contexte me semble révélatrice de cette dimension. « A supposer que le cadre d’une interaction soit défini, il faut encore se demander sur quel fond de savoirs peut se constituer l’interprétation » (p 171), ce à quoi répond la notion de contexte. Pour l’auteur, le contexte renvoie à tout ce qui est pertinent pour l’interprétation, une fois résolues les questions d’indexicalité et de cadrage. Ainsi, il prend l’exemple suivant : les considérations météorologiques sont pertinentes par rapport à la décision napoléonienne d’engager la bataille d’Austerlitz ; il ne s’ensuit pas que le temps qu’il fait soit toujours pertinent pour interpréter une situation. Le contexte est une ressource cognitive, il est constitué d’ensembles de savoirs, explicites ou non, directement liés à la situation ou non, que les interlocuteurs mobilisent pour interpréter les énoncés. La question du cadrage est donc de savoir de quoi relève ce qui se dit et ce qui se passe (par exemple, est-ce une réelle insulte ou une plaisanterie, une bataille ou un jeu). La question du contexte est de

169 savoir de quelles ressources cognitives disposent les partenaires d’une interaction pour interpréter ce qui se dit et ce qui se passe, une fois résolue celle du cadrage. On peut être d’accord pour qualifier un problème de technique, - le défaut de performance de l’atelier est dû au matériel et non à la mauvaise volonté des ouvriers – mais tous ne disposent pas des mêmes savoirs leur permettant de donner sens à l’expression « problème technique ». L’intérêt de cette distinction est qu’elle sous-entend les multiples interprétations possibles, suite aux multiples identités des personnes et ressources qui sont à leur disposition.

Nous rejoignons ici les constats issus du chapitre 1 : lorsque l’on parle de qualité, tout le monde ne s’accorde pas sur sa définition. Le personnel, la cellule qualité ne disposent pas des mêmes ressources pour y répondre. Ainsi, lors des réunions d’accréditation, on peut supposer que l’on parlera certes de qualité, voire d’accréditation (accord sur ce dont il sera question), mais que les ressources cognitives convoquées seront multiples. Cette mise en complémentarité du cadre avec la notion de contexte permet de mettre l’accent sur la variabilité sociale, cette variabilité qui fait des discussions une construction, et, dans notre cas, nous permet de saisir comment se construit la définition de la qualité au sein de l’établissement étudié.

Le manuel d’accréditation se présente comme un projet de modification de l’acceptable et des critères de jugement pratique sur l’organisation.

Le cadre se caractérise par sa vulnérabilité : il est fragile, mouvant, se combinant avec d’autres cadres. L’application des standards véhicule une incomplétude que le dialogue va combler, par les phénomènes que sont explication, justification, compensation. Des phénomènes qui sont autant de ressources pour l’organisation…que pour le chercheur. Nous pouvons nous interroger dès lors sur la manière dont ce manuel d’accréditation devient cadre. Certes, sa dimension écrite lui confère des principes d’institutionnalisation, de règles, lui donnant une certaine légitimité ou, en tout cas, un certain pouvoir dans son processus de catégorisation et de rationalisation. Néanmoins, si l’on reprend l’acception de la notion de cadre par E. Goffman (1991), un cadre ne peut s’envisager sans sa mise en dynamique au cours de l’interaction par l’interaction. Un cadre est un savoir préalable d’appréhension de la situation qui n’est validé que dans l’interaction – dans notre cas, les réunions d’accréditation sont une première étape de validation.

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