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Réinterroger les identités au travail : confrontation de logiques et fragilisation des identités

II La certification en santé : concilier approche globale et approche locale de la qualité, un travail d'organisation

3. Spécificité de la certification et enjeux 1 Une application difficile

3.2 Incidences organisationnelles de la certification: réinterroger l'organisation ou la question de la norme

3.2.3. Réinterroger les identités au travail : confrontation de logiques et fragilisation des identités

 Confrontation de logiques

Derrière ces formes de travail de l’organisation, se jouent de nouvelles configurations de travail qui interrogent les dynamiques professionnelles existantes. La certification met en jeu les redéfinitions des territoires professionnels, qui sont interrogés, renégociés. Les processus de procéduralisation, de rationalisation qu’elle sous-tend, obligent à de nouvelles formes de régulation qui mettent en tension les métiers. R. Bercot (Bercot, 2010), dans le cadre d’une étude sur les blocs opératoires, prend l’exemple du cadre infirmier, en charge de la programmation des opérations, qui se retrouve en conflit avec les chirurgiens auxquels ils demandent de respecter les délais et plages horaires d’intervention. Les phénomènes de rationalisation poussent à une programmation stricte, qui est relativisée selon l’urgence des cas et selon la prise en compte ou non par les chirurgiens des différents temps. Le cadre infirmier se retrouve donc à devoir concilier les impératifs de sa fonction et les demandes des chirurgiens. Un conflit d’autorité et de légitimité naît. La formalisation des procédures interpelle d’autres dimensions que celles relatives à la gestion, notamment celle symbolique. Dans une réflexion sur la mise en place de démarches processus au sein des établissements de santé, C. Pascal, (Pascal, 2003), détermine quelques freins à leur opérationnalisation. La notion de processus en elle-même renvoie dans le jargon médical à un ensemble d'activités qui se déroulent entre les praticiens et les patients. Ceci conduit à occulter tous les processus où n’interviennent pas les médecins, mais aussi, au sein des processus de soins, les activités non médicales. Deux visions s'opposent : celle des praticiens qui postulent que les activités non-médicales suivent nécessairement les décisions et les activités médicales, et qui s’y adaptent, et celle de la démarche processus qui renverrait à une représentation transversale du fonctionnement de l’organisation. Cette dernière est perçue comme la résultante d’une vision administrative du fonctionnement hospitalier, le plus souvent imposée depuis le sommet de la hiérarchie. De plus, contrairement à des domaines comme la mécanique qui reposent sur des savoirs constitués et relativement stabilisés, la médecine repose sur des savoirs proportionnellement beaucoup plus évolutifs, qui rendent les procédures rapidement obsolètes et imposent des procédures de remises à jour fréquentes. Or, bien souvent, les manuels de procédures, une fois rédigés, ne sont jamais réactualisés compte tenu de leur lourdeur et faute de temps suffisant. Enfin, l'interprétation des procédures est complexifiée selon la distance

64 entre ses rédacteurs et leurs destinataires. L'auteur évoque le cas d'aides-soignantes qui développent leur propre vision de l’intérêt du malade et s’opposent en son nom à certaines décisions médicales ou actes de soins, interférant du même coup avec certaines procédures opératoires standards.

Que ce soit les infirmiers impliqués dans la mise en œuvre des transformations des structures et modalités de gestion et qui sont en même temps en recherche de légitimité (Sainsaulieu, 2007), que ce soit l’ensemble des professionnels mobilisés dans un dispositif de déclaration d’évènements indésirables (Groleau, Mayère, 2010, Mayère et al., 2010), les formes de standardisation, de procéduralisation, poussent à une forme de retour réflexif sur les pratiques, sur leur nature, sur leurs limites, et par conséquent, reviennent à interroger, voire défendre des logiques propres à chaque activité ou métier. Au cœur de ces négociations, nous retrouvons ces tensions entre logique professionnelle et logique de gestion.

Les réunions de rédaction du rapport d'auto-évaluation, par la mobilisation de figures de la qualité relevant à la fois d'impératifs professionnels, déontologiques et gestionnaires, sont susceptibles de confronter le personnel à ces tensions de logiques. Nous n'en sommes pas à une redéfinition des territoires par le personnel au quotidien, certes ; mais notre approche par ces réunions en amont, nous invite à cerner les mouvements à l'œuvre de questionnements des territoires par le processus de cadrage de l'encadrement des pratiques que sous-tend la certification. Est-ce aux cadres de déterminer les limites de cet encadrement ? Le personnel se réapproprie-t-il cet espace de parole que présente la certification pour déterminer de nouvelles configurations de territoires ?

 Les normes comme supports ou freins à l'action ?

Ouvrir la vision de chaque employé sur les autres peut être à double tranchant : accroitre la vision de chacun peut déboucher sur l’ouverture d’un débat général sur l’organisation, c’est aussi surveiller les uns et les autres, à l’ombre d’un idéal de transparence.

Dans la partie précédente, nous avons souligné combien la rédaction des procédures et des normes pouvait créer un référentiel commun pour les employés, permettre une meilleure visibilité des activités de chacun voire assurer leur reconnaissance. Ce rassemblement des savoirs suppose, néanmoins, une séparation des savoirs des personnes, ce qui est vécu par certains comme un risque de fragilisation de leur identité et de leur positionnement. Dubois et al. (Dubois et al.,1999), dans une étude d’une entreprise de fabrication d’instruments de bord, mettent en avant le rôle du paramètre de la confiance dans les enjeux de participation du personnel. Les salariés les plus « méfiants » sont ceux qui expriment le plus de réticence

65 envers les principes de traçabilité car mettre à l’écrit ses savoirs revient, pour eux, à perdre un peu d’autonomie ; une crainte à laquelle s’ajoute la peur d’une dévalorisation des compétences. De plus, le processus de codification, étape intermédiaire de la publicité des savoirs, est lui-même anxiogène. La codification, paradoxalement, devient plus contraignante par sa systématisation, mais également « plus soumise à l’émergence de nouveaux espaces de négociation et d’interaction sources de nouvelles incertitudes » (ibidem p 53). Les individus réinterprètent les normes selon des sens que l’organisation n’a pu ou n’a pas su prévoir. La codification offre des repères mais qui restent relatifs et tangibles. Assumer telle interprétation de telle norme est alors un enjeu pour l’employé. La norme, étant considérée comme trop vague et pas assez concrète, peut soit encadrer l’acteur ou le freiner. La codification peut s’avérer déstabilisatrice.

Les perturbations que peut provoquer la codification pose la question du rapport de l’individu à l’action par l’intermédiaire des démarches qualité et de ses produits tels que les procédures ou les normes. Ces dernières peuvent à la fois être des supports pour l’action ou, à l’extrême, contrôler l’action dans un mouvement de réduction de l’autonomie des individus.

En établissant des règles, en stabilisant les formes d’activité, les démarches qualité peuvent être, en premier lieu, comme des éléments de réduction de l’incertitude. Le cadrage est alors une assistance à l’action. Dubuisson (Dubuisson, 1999) prend l’exemple d’un gérant d’une entreprise de restauration, qui s’en remet à un logiciel paramétré selon les procédures appliquée à son domaine d’activité pour établir ses menus et la gestion des denrées alimentaires. Le gérant semblait ne pas regretter cette perte d’autonomie, qui s’apparentait à un soulagement pour certains arbitrages critiques : « le choix et les responsabilités associées sont en quelque sorte délégués aux procédures, c’est-à-dire à l’organisation dont elles sont l’émanation ». (ibidem p 74). Dans le cas présenté, l’interprétation des règles serait plus coûteuse que leur suivi. La délégation de certaines actions à certains dispositifs décharge les acteurs et peut leur ouvrir des opportunités pour d’autres actions, qui ne s’appuient pas sur des ressources codifiées mais sur des ressources élaborées au cours de l’action. Ce que soulèvent les travaux de Dubuisson, c’est la part d’intrication, au sein de l’action, entre des ressources normatives, des ressources coproduites par le collectif et des ressources élaborées dans le cours de l’action. De cette articulation dépend la dimension contraignante des procédures, des normes ou des grilles d’évaluation. Deux niveaux s’imbriquent : la définition de l’action par l’organisation ou une partie, et la définition de l’action au niveau de son déroulement par le collectif.

66 Si ces procédures peuvent être considérées comme des supports de l’action, leur dimension contraignante peut être beaucoup plus prégnante. La traçabilité apparaît dans cette configuration comme un dispositif de surveillance et les individus sont enchaînés à leurs propres prescriptions. Rot (Rot, 1999) souligne toute l’ambiguïté de ce qu’elle dénomme « l’auto-contrôle ». Les individus sont pris entre deux feux : d’un côté, il leur est demandé une certaine discipline (prescription des modes opératoires, respect des exigences de normalisation), de l’autre, ils sont sollicités en termes d’autonomie, de prise d’initiative selon lesquelles les individus sont reconnus comme acteurs à part entière du projet qualité. L’ambigüité des démarches qualité repose dans cette situation où les individus fournissent des informations (codification des savoirs, explication des activités) qui les engagent et qui, du point de vue du management, peuvent servir de base à leur évaluation. La traçabilité donne prise à un contrôle social. Elle sert à la construction de preuve des compétences ou de l’incompétence des individus, en même temps qu’elle incite à sa participation. Certains y verront une forme de panoptisme (Foucault, 1975) selon laquelle la transparence sous-tendue par la traçabilité, alimente un contrôle accru des salariés, voire à renforcer l’ordre productif établi. La qualité, principe louable qui peut forcer à l’adhésion, suscite alors méfiances et réticences et la mise en place de stratégies de la part des individus afin de conserver des poches d’autonomie. Entretenir le flou dans la documentation, ne pas dire ce que l’on fait, ne pas faire ce que l’on dit, sont autant de recours pour assurer une opacité sur l’activité afin de préserver des marges de manœuvre. De ce point de vue, les démarches qualité, dans leur dimension contraignante, restent tributaires, à des degrés divers, du bon vouloir des employés. Les formes de régulation proposées par le système gestionnaire de la qualité dépendent de la participation du personnel, à la fois sollicité et contraint. Nous rejoignons S. Dubuisson pour proposer qu’il ne s’agit pas de privilégier une facette au détriment de l’autre, celle d’une sociologie de la contrainte et de la domination au détriment d’une sociologie de l’autonomie mais de cerner leur articulation et leur dynamique.

 Engager les individus

Aborder la question du rapport à l'action nous permet d'envisager les enjeux et conséquences du processus de certification au quotidien. La question de l'autonomie et du contrôle se pose quelque peu différemment, toutefois, lors des réunions de rédaction du rapport d'auto- évaluation, en tant que dispositif inédit. Elle relève plus d'une question d'engagement : les réunions de certification peuvent s'entrevoir comme ces moments par lesquels le personnel

67 détermine son engagement au regard de la certification et au regard de l'organisation. Dans quelle mesure s'enrôle-t-il dans la logique proposée par la certification ?

Réduire tout implicite, toute zone d’incertitude (si tant est que cela soit possible), traduire le travail dans le langage de la qualité (au risque de « vivre le rapport subjectif au travail au moyen d’un langage d’emprunt dont se sert l’encadrement pour diriger » (Olivesi, 2006, p 175), sont autant de principes à travers lesquels certains auteurs y voient un véritable « management de la subjectivité » (Floris, 2000) ou un « enrôlement cognitif » des salariés (Courpasson, 2000). Les démarches qualité ne soulèvent pas seulement des enjeux du point de vue de l’action et d’un rapport à la norme, la composante idéologique de ce mode de management est également une dimension critique. G. Gramaccia (Gramaccia, 2009) pointe l’obligation pour le personnel de se conformer aux valeurs de cette idéologie de la qualité d’un agir collectif orienté vers le succès. B. Floris (Floris, 2000) considère par exemple que les procédés de fabrication symbolique que peuvent être les démarches qualité participent à la production et à la reproduction des rapports sociaux dans le travail. Ces dispositifs d’encadrement organisationnel et symbolique agissent sur les catégories de perception, de représentation et d’actions des salariés en articulant ces catégories avec les pratiques de travail. Similaires au dispositif de Foucault, ils remplacent l’obéissance contrainte par l’implication autonome.

Par notre étude, nous ne sommes pas à même de prendre une perspective critique macro, telle que le font les auteurs ci-dessus. Si nous ne pourrions dire si la certification participe de jeux de domination symbolique, il nous semble que nous pouvons, à un niveau plus micro, par l'étude des processus de communication à l'œuvre dans la certification, reprendre cette question et nous demander (et ceci rejoint la question de V. Boussard) quant à savoir qui fait la qualité, pour qui, par qui est-elle utilisée et comment. En nous concentrant sur les figures de la qualité et leur appropriation lors des réunions de certification, nous essayons de répondre en partie à ces questions. Comment la qualité interroge-t-elle l’organisation et, à l'inverse, qui est à même d'interroger la qualité lors de ces réunions ? Assiste-t-on à des formes d'enrôlement du personnel autour de cette notion – une question peut-être pas si naïve au regard des facettes de la qualité qui, nous l'avons montré, tendent à entrer en tension ?

Dans le prolongement des questions soulevées ci-dessus, dans quelle mesure la certification interroge-t-elle les membres de l'établissement dans leur rapport à l'organisation, et inversement, comment interrogent-ils la certification ? A partir des interrogations évoquées ci-dessus concernant les pratiques de normalisation et d'extraction des savoirs, nous sommes à

68 même de présenter notre seconde hypothèse de travail, qui propose d'envisager les figures de la qualité en jeu dans la certification au regard d'un travail d'organisation.

4. Conclusion : hypothèse 2 ou les figures de la qualité à l'épreuve

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