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Faire de l'observation compréhensive sans faire de l'observation impliquante

III Construire sa relation au terrain du Master 2 à la thèse

3. Reconsidérer les démarches qualité : les deux temps de la construction de la thèse

3.1.2 Faire de l'observation compréhensive sans faire de l'observation impliquante

L’observation s’est déroulée pendant un mois et demi dans le bureau de la cellule qualité de l'établissement étudié. Pour des raisons d’emploi du temps, elle eut lieu durant l’été 2008. Même si nous avons pu nous faire une idée et posé des bases pour une analyse plus poussée, cette période a eu pour désavantage d’être un temps de ralentissement dans l’activité de la cellule et de l’institut ; nous n’avons donc pas pu assister à certains types de réunions, éléments du dispositif démarches qualité, telles les démarches processus ou les Cellules de Retour d’Expérience. Néanmoins, ralentissement ne signifie pas pour autant inactivité et cette observation a été l’occasion d’approcher, de comprendre, de cerner les moyens et les types d’interaction auxquels la cellule a recours. En suivant les différents membres de la cellule, nous avons découvert d'autres acteurs, un réseau se tissant petit à petit…

L’observation a eu lieu selon deux temps, le premier a été effectué dans le bureau de la cellule qualité, le deuxième dans les autres services de l’établissement.

L’observation au bureau de la qualité fut une observation non participante, puisque nous n’avons pas effectué d’activité pour la cellule. Le bureau de la qualité comportait deux pièces communicantes par une porte interne (généralement ouverte) : le chef du service dans une, le qualiticien et l’assistante dans l’autre. Nous étions dans la seconde pièce, pouvant ainsi entendre les discussions entre collègues et accéder à une partie des documents numériques (intranet, dossiers enregistrés sur le réseau du service). Lorsque certaines réunions

109 demandaient une écoute privée, les membres de la cellule s’enfermaient dans la première pièce. Lorsque le qualiticien se rendait dans les services, notamment à l’occasion d’audit nous le suivions. Néanmoins, une partie des rencontres relevait de sujets "sensibles" ; notre présence pouvant être ressentie comme un frein pour le personnel à s’exprimer librement, nous n’avons pu assister à ces interactions plus ou moins informelles. Nous n’avons donc pu réaliser une observation « shadowing », par exemple, qui repose sur l’utilisation d’une caméra et qui consiste à suivre l’observé comme si l’on était son ombre32. De plus, les membres de la cellule qualité sont enclin à réagir promptement au moindre appel et il était parfois difficile de pouvoir les suivre, sans compter les multiples interactions informelles dans les couloirs qui ont lieu sur le chemin des toilettes, du café ou autres sorties auxquelles l’on ne peut assister mais que l’on retrace au retour de la personne qui l’évoque à ses collègues de la qualité. Ainsi, si nous n’avons pu être confrontée à ces interactions, il nous était souvent possible de les reconstruire par les informations données après coup par les membres de la cellule par leurs commentaires. Là encore nous retrouvons cette notion de reconstruction. Nous avons également pu assister à des réunions formelles, lors de Commissions par exemple, dans ces cas-là, il était demandé si ma présence était permise ; elle n’a jamais été refusée.

Lors des audits ou autres rencontres, on nous présentait comme « stagiaire à la qualité » ou étudiante menant une thèse sur les démarches qualité, le personnel ne posant pas plus de questions et ne semblant, a priori, pas être gêné par notre présence. On nous assimilait rapidement à la cellule, en tant qu’étudiante venue pour apprendre ou en formation. Nous n’étions donc pas considérée comme chercheur, comme personne externe venue pour observer, décrire, comprendre mais comme un œil venu pour apprendre, qui gardait son extériorité (nous n’appartenions pas à l’Institut) tout en étant intégré à lui (nous venons pour apprendre, nous sommes assimilée à la cellule, nous ne sommes plus autant extérieure à l’organisation). Ce rattachement a facilité notre intégration ; néanmoins, nous n’avons pu construire ou défendre notre place de chercheur lors de ces interactions fugitives (en effet lors de réunions on nous présentait mais l’on ne s’appesantissait pas sur notre statut).

Les observations dans les services donnèrent lieu à une toute autre configuration. En effet, notre séjour dans différents services (un service par jour pendant une semaine : accueil, bureau des entrées, sénologie, hôpital de jour) nous plaçait dans des interactions plus longues avec le personnel et nous avons eu à répondre à plusieurs questions légitimes (des questions

32 A ce sujet, les travaux de C. Vasquez proposent une réflexion poussée sur cette méthodologie particulière.

(Vasquez Consuelo, 2009, Espacer l’organisation : trajectoires d’un projet de diffusion de la science et de la technologie au Chili, Université de Montréal, 411 p.).

110 de curiosité plutôt qu’inquisitrices) sur le pourquoi de notre présence. Notre observation dès lors quittait sa posture neutre et de retrait, pour entrer dans une posture de neutralité bienveillante. Nous fûmes sollicitée par le personnel et nous-mêmes le questionnions sur ses activités. Notre observation devint compréhensive, pour reprendre la notion d’entretien compréhensif de J-C. Kaufmann. L’auteur propose en effet, un modèle de déroulement d’entretien fondé sur l’engagement actif de l’enquêteur dans ses questions pour provoquer l’engagement actif de l’enquêté (op. cit., p 19). Il s’appuie sur l’idée que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures mais des producteurs actifs du social, donc des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de l’intérieur, par le biais du système de valeurs des individus (op. cit., p 26). Il conseille ainsi pour mener l’entretien : de prendre un ton de la conversation plutôt que du questionnement tout en conservant le cadre chercheurs-observés de l'interaction, de poser des questions à partir de ce que l’on nous dit, d'entretenir l’empathie, et de suivre un engagement qui prolonge une position de neutralité bienveillante (rester neutre mais accessible et en interaction avec l'interlocuteur) en partant du principe qu’un enquêteur engagé fournit des repères à l’enquêté qui à son tour pourra s’engager. Similairement à celui qui mène des entretiens, il nous semble que l’observateur doit répondre à un même comportement d’empathie et de co-construction. Ce dernier assiste à cette construction sociale de la réalité, et encourage son principal instigateur, l’observé, a nous révéler des éléments de compréhension, en le plaçant dans une certaine configuration réflexive. Le but est d’encourager ce « travail d’explicitation » « gratifiant et douloureux à la fois » (Bourdieu Comprendre dans La misère du monde 1993 p 915 cité par Kaufmann, op. cit., p 62). L’observation seule peut être insuffisante, elle se doit alors d’être complétée d’entretiens, mais ils arrivent « après-coup ». Rompre avec une observation distante, revient à comprendre sur le vif, à saisir l’instant, saisir ces contradictions, ces phrases récurrentes, ses exclamations qui sont de précieux indices, pour en demander une explication dans l’instant – il s'agit de confronter l’observé à lui-même et nous confronter, chercheur, à cette confrontation. De plus, cela crée une relation spécifique avec la personne observée : ne nous mettant plus dans une position d’observateur-observé, de personne externe-personne interne, elle nous place dans une relation comprenant-compris, de co-construction. Cette vision rejoint en partie celle de l’ethnométhodologie qui affirme la capacité de chacun à mener une réflexion sur soi-même, le chercheur n’étant pas, de ce point de vue-là, supérieur à l’observé. Notre séjour d'observation a été marquée par une forme particulière de sollicitation de la part des enquêtés. Nous la dénommerions « observation impliquante », dans la mesure où était

111 l'observé qui posait les questions et suscitait les interrogations. Lors de notre observation dans les services, un grand nombre de personnes avaient une vision assez floue si ce n’est inexistante des démarches qualité. Or, nous fûmes introduite dans les services par le qualiticien en tant que stagiaire doctorante, ce qui nous mit dans une position particulière lors de laquelle, par un processus de renversement, nous fûmes la personne questionnée et non celle qui posait les questions. Nous nous sommes retrouvée à expliquer les démarches qualité, le rôle de la cellule, voire à justifier l’utilité de ce service. En effet, les questions du personnel sont très vite passées du "qu’est-ce que c’est ?", au "pourquoi ?" et "à quoi ça sert ?". Cette situation qui met à mal le retrait du chercheur dans son observation est peu évoquée dans les livres méthodologiques sur les manières de mener sa recherche. Ainsi, notre observation est devenue participante, d'une certaine manière, dans la mesure où nous nous avons été amenée à devoir communiquer sur le rôle de la cellule qualité dans l'établissement. En effet, si l’on nous reconnaissait en tant que doctorante, indirectement on nous associait à la cellule, nous mettant du même côté (c’est au fil de la conversation que nous avons pu recadrer notre réelle situation professionnelle). Comment se dégager d’une situation, où l’on vous implique délibérément ? En tant que doctorant, on fait souvent nos premières armes dans le monde de l’observation ; prise au dépourvu, surgissent les questions de devoir (dois-je répondre ?) et de conformité (cela répond-il aux règles d’observation). Des questions perturbantes et formatrices qui poussent le doctorant à se positionner épistémologiquement dans sa manière d’appréhender les méthodologies de recherche. En ce qui nous concerne, cette observation impliquante nous a renforcée dans l’idée d’une nécessaire relation avec la personne étudiée, ne serait-ce que pour rompre une distance observateur/observé. A l’image de H. Garfinkel, fondateur de l’ethnométhodologie, qui insiste sur la non supériorité des chercheurs sur les personnes étudiées, ces dernières étant tout aussi capables de capacités critiques. Accepter une observation impliquante est accepter l’autre dans une relation, si ce n’est d’égalité, d’équité. Accepter une observation impliquante, c’est mettre en valeur ce processus de co-construction, que souligne J. Kaufmann. Néanmoins, toute la difficulté est de se positionner sans s’engager, sans énoncer des positions. Il ne s’agissait pas pour nous de valoriser la cellule qualité. Aux questions du personnel à propos des démarches qualité, « c’est efficace ? », « donc ça peut nous être utile ? », tout l’enjeu était de ne pas porter un jugement, tout en répondant à la question pour permettre la continuité du dialogue, au lieu de couper le processus de conversation par un refus de réponse. Dans ce cas-là, nous avons choisi de répondre que ce n’était pas à nous de juger, mais de constater que ces dispositifs existaient et que chacun était libre de s’y consacrer ou non, de s’y intéresser ou non. Ce qui rendait la réponse ardue était

112 cette notion-même de qualité qui porte en elle de nombreuses valeurs positives. Présenter les démarches qualité comme un ensemble de dispositifs mis en place pour améliorer la qualité de la prise en charge des patients, piège toute personne qui énonce cela.

Mais comment nuancer son propos (ne pas laisser une impression toute positive de ses dispositifs) sans d’un autre côté, par la volonté de nuancer, la critiquer (ce qui n’est pas notre rôle) : en faisant un pas en arrière ne portons nous pas un jugement ? "Ne pas tomber dans le piège de la qualité", là fut le défi pour nous. Les mots peuvent nous trahir, véhiculer des points de vue alors que nous faisons tous nos efforts pour les cacher ou au moins les atténuer. Lors de cette période d'observation, nous nous sommes ainsi attachée à identifier la dynamique globale de la cellule : régularité des interactions formelles et informelles, types d’interactions, qui sollicite qui, le temps de parole laissé aux membres de la cellule qualité et leur possibilité et capacité à se prononcer sur certains sujets. Les temps-morts de l’observation étaient consacrés à recenser puis décrypter les différents éléments du dispositif qualité (démarches processus, gestion des évènements indésirables par exemple) ainsi que les outils de diffusion à leur disposition (intranet, workflow). Même si les discussions avec les membres de la cellule qualité étaient très instructives, il nous est apparu nécessaire de nous pencher sur les documents qu’ils produisaient (documents de gestion, mais également cours, documents de formation du personnel aux démarches qualité, article) et les documents extérieurs (règlementation, manuel d’accréditation, revue spécialisée dans la santé et le management qualité, articles, résumé de conférence) sur lesquels ils s’appuyaient pour comprendre les manières de penser, les valeurs, les croyances véhiculées. De plus, ces documents étaient des éléments pour mieux comprendre la dynamique que nous avions sous les yeux au quotidien.

Tout au long des journées d’observation, nous avons noté sur un cahier à la fois des données descriptives (le déroulement de la journée) et des données plus personnelles de réflexion et de ressenti. Oscillant entre une notation systématique et automatique (sans présomption sur la valeur des données écrites) et une notation construite en parallèle avec le cadre théorique des travaux de K. Weick (par une qualification des données selon le vocabulaire weickien par exemple). L’enjeu de ces transcriptions était de saisir aussi bien le routinier que l’exceptionnel ; dans le cadre de ces démarches qualité et dans un contexte du risque et de l’urgence, l’exceptionnel devenant presque la routine.

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