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PRESENTATION DU TERRAIN : LA SITUATION SOCIOLINGUISTIQUE DE LA REUNION

2. La théorisation proposée par Ferguson

"Et puis Ferguson est arrivé…" (Jardel, 1982 : 12).

Il parvient à établir un travail de synthèse de tous les travaux précédents, qui concernent non seulement la Grèce mais aussi la Suisse alémanique, Haïti, ainsi que certains territoires arabophones "dont il prétend avoir une connaissance de première main" (Prudent 1981 : 21), fait des comparaisons et propose, pour la première fois une véritable conceptualisation de la notion de "diglossie" (qu'il "américanise […] par le biais d'une suffixation savante" (ibid.) en diglossia), conceptualisation qui, malgré toutes les remises en question, les élargissements et les critiques que l'on connaît, reste encore aujourd'hui une référence essentielle pour quiconque s'intéresse aux problèmes de contacts de langues. Dans "Diglossia" (1959), il donne de la diglossie la définition suivante, ici traduite par Prudent (1981) :

"La diglossie est une situation linguistique relativement stable dans laquelle, en plus des dialectes premiers de la langue (qui peuvent comprendre un standard ou des standard régionaux), il existe une variété superposée très différente, rigoureusement codifiée (souvent plus complexe du point de vue de la grammaire), qui est le support d'un recueil imposant et considérable de textes littéraires provenant d'une époque antérieure ou d'une communauté linguistique étrangère, qui est largement apprise par le biais de l'école, et qui est utilisée, pour

situation de contacts de langues : la Réunion.

la plupart des textes écrits et des discours formels, mais qui n'est jamais utilisée - dans quelque segment de la société - pour une conversation ordinaire". (1981 : 22)

Ferguson conçoit ainsi la diglossie comme une situation stable et durable dans laquelle deux variétés de langues ou deux langues génétiquement apparentées entretiennent un rapport de "complémentarité fonctionnelle", autrement dit ont des fonctions sociales et communicationnelles différentes et complémentaires qui permettent une répartition de leurs domaines respectifs d'énonciation. Cette notion de "complémentarité fonctionnelle" sous-tend également l'idée qu'en situation de diglossie, les deux (variétés de) langues sont l'une et l'autre reconnues comme socialement légitimes, mais à des degrés et dans des domaines énonciatifs différents.

Pour Ferguson, les deux (variétés de) langues peuvent être décrites en termes de variétés "Haute" (High) et "Basse" (Low), la première étant socialement reconnue comme plus "prestigieuse" que la seconde du fait de sa tradition littéraire, de sa standardisation, de son lexique plus vaste, de sa grammaire plus complexe, et de ses fonctions sociales et communicationnelles particulières, qui lui confèrent des domaines d'énonciation valorisés. Il souligne également des différences quant à l'appropriation des variétés, la variété (L) étant acquise en tant que langue première, de façon informelle, tandis que la variété (H) est apprise comme langue seconde (ou étrangère) et de façon formelle. Elle est en outre le médium de l'enseignement92.

Jusqu'à ce jour, et même si, comme on le verra, la description initiale de la diglossie a été largement modifiée, nuancée, et élargie, la théorisation de Charles Ferguson reste un passage obligé pour toute analyse sociolinguistique en situation de contacts linguistiques. Car ce que l'analyse de Ferguson a eu le mérite de souligner, est qu'une situation dans laquelle deux (variétés de) langues coexistent, se caractérise souvent (sinon toujours) par une hiérarchisation sociale, qui entraîne une différence quant au prestige qui leur est socialement conféré.

John Gumperz (1964) est globalement en accord avec la théorisation proposée par Ferguson. Toutefois, dans la perspective interactionnelle qui est la sienne, il propose que la diglossie caractérise tous les types de situations sociolinguistiques, que celles-ci soient bilingues, plurilingues ou unilingues, dans la mesure où elles se caractérisent toutes par la présence d'une pluralité de langues et / ou de variétés de langues, auxquelles les membres des communautés linguistiques ne confèrent pas les mêmes fonctions et n'accordent pas les mêmes statuts sociaux. Sa perspective l'amène à s'intéresser en particulier à la façon dont les locuteurs, en fonction des paramètres de la situation d'interaction dans laquelle ils se trouvent, sélectionnent dans leur "répertoire verbal", les "styles de parole" qui conviennent le mieux, le changement de style pouvant correspondre à un changement de langue, à un changement de registre, et plus globalement, à un changement de "position" (Goffman, 1987).

Partant du critère de la hiérarchisation sociolinguistique, Joshua Fishman (1971) opère quant à lui une distinction entre la diglossie et le bilinguisme (qu'il définit comme "habileté linguistique individuelle" (1971 : 97), en proposant une typologie des situations de diglossie en rapport avec le bilinguisme, mettant ainsi en parallèle les compétences effectives des

92 Daniel Véronique (1993) propose à ce sujet une distinction entre les langues dont l'acquisition est spontanée, se fait "par contacts fortuits" (1993 : 466), et celles dont l'apprentissage est guidé, autrement dit qui sont "apprises par guidage" (ibid.).

121 locuteurs, bilingues ou non, et les statuts socialement conférés aux langues ou aux variétés en présence. Il établit ainsi quatre cas de figure : diglossie sans bilinguisme, diglossie et bilinguisme, ni diglossie, ni bilinguisme, et enfin bilinguisme sans diglossie. Ce dernier type implique la possibilité d'une situation de contacts de langues dans laquelle les systèmes seraient équivalents sur le plan de leurs statuts institutionnels, de leur prestige social, et de leur mode d'acquisition.

Cette possibilité a toutefois été largement mise en doute, et il est à présent d'usage de reconnaître qu'il n'est pas réaliste de concevoir une situation plurilingue dans laquelle les langues (ou les variétés) en présence seraient dotées du même prestige, rempliraient exactement les mêmes fonctions, et donc seraient interchangeables en toute situation. Ce point, sur lequel nous reviendrons plus bas, est souligné par Didier de Robillard (1989) qui écrit que :

"[…] la règle dans les situations de contact est plutôt l'émergence de conflits et de hiérarchisation des langues que la coexistence idyllique et égalitaire." (1989 : 402)

À l'heure actuelle, la bilingualité93 est un concept qui ressortit surtout au domaine de la

psycholinguistique, et que l'on peut définir ici, de manière très restreinte, comme une compétence (à la fois linguistique et communicationnelle, pour reprendre la dichotomie de Hymes) parfaite en deux langues. Serait donc bilingue un individu capable de parler et de comprendre deux langues, et par conséquent de respecter leurs normes, à la fois linguistiques et sociolinguistiques, et ce quel que soit la situation de communication dans laquelle il se trouve. Il faut toutefois noter que la plupart des psycholinguistes relativisent aujourd'hui largement la notion de bilinguisme, en montrant qu'il est très rare qu'un locuteur accède à une compétence véritablement bilingue, qui supposerait un niveau absolument équivalent à la fois sur le plan de la compétence linguistique, de l'intuition sur les langues, de la connaissance des normes sociales d'usage et des "rites d'interactions", de celle des registres de langue, etc.

Ainsi, la principale critique qui a été adressée à l'encontre de la conception fergusonienne de la diglossie tient au fait qu'il lui confère un critère de stabilité, d'harmonie et de durabilité, qui en fait un état constant et invariable, caractéristique d'une situation. Or un certain nombre de travaux ont montré la diglossie sous un jour nouveau, en soulignant son caractère au contraire à la fois instable et évolutif, et générateur de phénomènes perturbateurs (tels que l'insécurité linguistique). Dans cette perspective, la diglossie n'est plus considérée comme un état de fait, mais comme un processus qui en outre révèle une situation conflictuelle.

II.L

A DIMENSION CONFLICTUELLE DES SITUATIONS

DIGLOSSIQUES

93 Josiane F. Hamers et Michel Blanc (1983) proposent la notion de "bilingualité", définie par Hamers (in Moreau (éd.), 1997 : 95) comme "un état psychologique de l'individu qui a accès à plus d'un code linguistique ; le degré d'accès varie sur un certain nombre de dimensions d'ordre psychologique, sociologique, sociolinguistique, socioculturel et linguistique".

situation de contacts de langues : la Réunion.

L'objection la plus importante qui a été opposée au concept de diglossie tel qu'il est proposé par Charles Ferguson (1959), est qu'il présente la situation diglossique comme une situation stable et harmonieuse, dans laquelle les systèmes sont certes socialement hiérarchisés, mais se complètent sur le plan fonctionnel et culturel. Un certain nombre de sociolinguistes ont mis au jour le fait que les situations de diglossie sont avant tout à traiter en termes de "conflit linguistique", opposant des groupes et des langues hégémoniques à des groupes et des langues minorées et dominées.