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TROISIEME CHAPITRE

I. S OCIOLINGUISTIQUE : OBJET ET TERRAIN D ' ETUDE

1. Opposition et complémentarité des méthodes

1.2.2. L'approche qualitative

La notion d'unité de la science, posée par les positivistes dans le souci de faire reconnaître la sociologie comme une véritable science, implique une unité méthodologique. Or les sciences sociales, en tant que sciences se donnant comme objet d'étude les comportements humains au sein des organisations sociales, constituent de façon évidente des disciplines spécifiques qui nécessitent par conséquent l'élaboration de méthodologies également spécifiques. C'est la position des tenants du courant phénoménologique, pour qui les généralisations des procédures expérimentales ne rendent pas compte de la complexité rencontrée sur le terrain. Ce courant accorde par conséquent une place primordiale aux données qualitatives, à l'étude de cas, à l'analyse des biographies.

De façon corollaire, l'approche phénoménologique remet en cause la pensée causale propre aux positivistes. Il ne s'agit plus simplement d'expliquer les phénomènes en termes de causalité, mais de saisir leur signification, ce qui nécessite que l'on accepte leur complexité, mais aussi que l'on prenne en compte les motivations, les intentions, les attentes des acteurs qui y participent. Cette notion de complexité de la réalité sociale est par conséquent centrale dans la problématique phénoménologique, alors que pour les positivistes, la complexité n'est,

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dans les très grandes lignes, qu'apparente, les phénomènes pouvant toujours se réduire en des éléments simples et ordonnés.

Pour tenter d'apporter des solutions à ce type de problème, les sciences humaines et sociales ont inventé une méthode qui se donne pour tâche de comprendre et d'expliquer les conduites des sujets à partir de l'analyse approfondie de cas individuels : c'est la méthode qualitative.

De façon générale, la démarche est une démarche de type inductif. Les chercheurs ne partent pas d'un modèle théorique préétabli pour ensuite l'évaluer sur un terrain donné, mais au contraire partent des observations de terrain, et construisent leur modèle en fonction des données recueillies. Cette méthode implique par conséquent que le chercheur parte de l'observation des sujets, dans les interactions sociales, et dans le cadre de sa communauté socioculturelle, ainsi que du sens que donnent ces sujets aux phénomènes sociaux, à leurs comportements, à leur opinions, etc.. Le traitement des données n'est plus quantitatif, mais s'opère au contraire à partir des analyses et des interprétations que fait le chercheur des données recueillies. Il implique ainsi une part de subjectivité relativement importante dont les phénoménologues ne se défendent pas, mais qu'ils choisissent au contraire d'intégrer aux analyses. Ainsi, l'observateur et la réalité étudiée ne sont plus séparés.

Pourtois et Desmet (1997) commentent cette différence de point de vue quant à la prise en compte de la relation entre le sujet chercheur et l'objet de recherche, et montrent les avantages et les inconvénients des deux approches sur ce point :

"[…] dans la science classique, le chercheur […] est toujours hors du champ. Les observations sont le reflet des choses réelles, toute subjectivité identifiée à l'erreur, peut être éliminée par la concordance des observations et l'observations des expériences. Ces stratégies auront certes l'avantage d'évacuer l'incertitude et l'angoisse du chercheur, mais auront comme lacune majeure de faire perdre la signifiance. Inclure des données subjectives dans l'analyse pour accroître la signifiance posera d'autres problèmes, dont celui des limites du chercheur et causera sans nul doute l'incertitude parce que prend en compte les contradictions et les paradoxes. Néanmoins, la prise de conscience de la réduction qui résulte de l'observation strictement objective va faire naître la nécessité de prendre en considération le point de vue subjectif." (1997 : 35-36)

Ainsi, l'objectif de la démarche qualitative est de rendre compte des individus ou des groupes sociaux à un moment donné, dans une situation socioculturelle donnée. Toutefois, si une telle perspective permet de faire apparaître la complexité, elle complexifie aussi largement l'analyse, et pose des problèmes quant à la validité des observations et des interprétations. En outre, dans la mesure où elle considère que la réalité se définit avant tout par sa complexité, sa réversibilité, ses contradictions et ses évolutions constantes, elle s'attache peu à établir des lois générales et des prévisions, ce que lui reprochent largement les positivistes. Elle pose en outre un problème de rigueur dans les démarches adoptées, rigueur difficile à tenir et relativement aléatoire dans la mesure où elle ne recueille pas des données numériques, mais du sens, des mots, des paroles, des opinions, des récits de vie, dont il est de surcroît parfois difficile de vérifier la validité et la fiabilité. Elle se caractérise enfin par une moindre précision par rapport à l'approche quantitative, ce qui peut facilement entraîner la mise en doute de son caractère scientifique.

81 Les avantages et les limites des deux approches sont ainsi, à l'heure actuelle, de plus en plus soulignés par les chercheurs, qui tombent souvent d'accord sur le fait qu'elles doivent apparaître dans leur complémentarité, dans la mesure où souplesse et rigueur ont besoin l'une de l'autre pour parvenir à un juste équilibre. La nécessité d'une synergie entre les deux perspectives, de l'élaboration d'une méthodologie unique permettant une analyse en fonction des deux aspects, est fréquemment soulignée. En même temps, la mise en place d'un tel appareillage méthodologique pose un certain nombre de difficultés et de problèmes.

1.3. Les recherches actuelles : vers un consensus méthodologique pour un meilleur compte rendu de la réalité sociale

L'idée globale d'un tel rapprochement méthodologique est d'allier les avantages des deux perspectives, la rigueur, la généralisation, le compte rendu quantifié précis d'une situation sociale d'un côté, et de l'autre, la prise en compte du détail des interactions, de leur sens, de leur hétérogénéité, de leur réversibilité, de leur complexité, qui permet de nuancer la vue d'ensemble, donc de la rapprocher de la réalité sociale. L'établissement de lois trop générales, en effet, fait encourir le risque d'occulter une partie de la réalité qui ne peut se saisir dans toute sa complexité qu'en prenant en compte la singularité des sujets, leur histoire, leurs références socioculturelles, leurs réseaux socio-communicationnels d'appartenance, etc.

Parallèlement, l'utilisation conjointe des deux approches devrait ainsi permettre de pallier les inconvénients propres aux deux types de recherche. On a par exemple reproché aux méthodes qualitatives de s'intéresser seulement aux réalités micro-sociales, qui posent un problème quant à la généralisation, la proposition de modèles théoriques, et par conséquent la validité des faits observés par rapport à la situation d'ensemble, que seule une approche macro-sociologique peut appréhender. En retour, les méthodes quantitatives ont été contestées dans la mesure où elles risquent de rendre compte d'une version trop simplifiée, trop schématique, et donc au moins partiellement erronée de la réalité. L'objectif principal d'une utilisation conjointe des deux perspectives est donc celui de la vérification des données recueillies, et donc d'une meilleure garantie de leur validité, mais aussi de façon générale de compléter et de donner une autre envergure aux données qui n'auraient été collectées qu'au moyen d'une des deux méthodes.

Une solution qui peut être envisagée est celle de quantifier les données qualitatives, ce qui devrait permettre de les vérifier et de leur donner une dimension plus générale. Toutefois, le rapprochement des deux perspectives ne saurait se réduire à une telle démarche. Se contenter de rendre compte de façon numérique et statistique de données qualitatives reviendrait en effet à risquer de :

"[…] détruire la méthode idiographique en tant que telle, c'est-à-dire comme méthode de généralisation du cas particulier, par ses qualités essentielles. Autrement dit, elle favorise l'induction énumérative au détriment de l'induction analytique. On ne généralise pas tel cas particulier parce qu'une étude approfondie permet de découvrir ce qui est essentiel, mais parce que dans de nombreux cas particuliers on a découvert le même processus." (Grawitz, 1996 : 322)

En outre, une démarche de ce type ne revient pas à relativiser le clivage méthodes quantitatives / méthodes qualitatives, mais au contraire à maintenir ce type de clivage. L'idée de fond consiste en fait bien à opérer une synergie, qui doit commencer par détruire sinon atténuer les antagonismes que l'on a longtemps prêtés aux deux approches.

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Le couple clivé micro-sociolinguistique / macro-sociolinguistique ne doit pas être seulement décrit en termes d'oppositions. Car d'une part il est impossible d'analyser un corpus linguistique sans le resituer dans un contexte sociopolitique global. Une approche micro- sociolinguistique seule s'avère donc insuffisante et peut difficilement rendre compte de la situation générale. Mais en retour, une analyse qui se cantonnerait à un niveau macro- sociolinguistique serait très insuffisamment représentative de la situation à décrire.

En outre, les travaux de la Seconde Table Ronde du Moufia (Bavoux (éd.), 1996) ont souligné la complémentarité des approches quantitatives et qualitatives, et la prudence qu'elles requièrent l'une et l'autre : d'une part, s'il ne faut pas accorder trop d'importance et de validité aux chiffres, ils restent néanmoins révélateurs d'une situation globale (Moreau, 1996) ; d'autre part, si l'analyse qualitative est plus séduisante, moins superficielle, elle fait encourir le risque au chercheur de se diluer dans des propos impressionnistes, subjectifs, de se perdre dans des interprétations abusives, et finalement de vérifier des hypothèses personnelles au lieu de procéder à une analyse véritablement objective. Un moyen d'éviter au maximum ce type de risque semble bien résider dans la confrontation des résultats obtenus par le biais de méthodes différentes les unes des autres.

Enfin, il est peu pertinent d'associer automatiquement d'une part approche quantitative et niveau macro d'analyse et d'autre part approche qualitative et analyse micro- sociolinguistique ; car il est bien évident que l'on peut déduire des réflexions et des analyses qualitatives à partir d'une étude de type macro, et qu'à l'inverse, on peut rendre compte quantitativement d'études micro-sociolinguistiques.

Globalement donc, la perspective méthodologique dans laquelle s'inscrivent nos recherches s’appuie sur les grands principes suivants :

1- Les individus ne sont pas envisagés comme isolés mais sont replacés dans leur cadre social, avec toutes les caractéristiques que leur confèrent ce cadre, et l'analyse de leurs comportements, de leurs attitudes prend en compte le contexte interactif dans lequel ils se trouvent au moment où ils agissent.

2- S'il est bien évident que les observations sur le terrain et les analyses tendront à une objectivité maximale de la part du chercheur, qui se doit, comme on va le voir plus loin, de prendre un recul suffisant pour percevoir de façon fiable et pertinente la réalité qu'il étudie, il ne faut toutefois trop chercher à se défendre contre le fait que le travail de terrain et les observations qui en découlent comportent forcément une part de subjectivité. L'observateur n'a non seulement pas la capacité de s'extraire complètement de son objet de recherche, mais en outre, une part d'implication et de subjectivité est parfois nécessaire pour saisir certains phénomènes, certaines contradictions apparentes. La principale difficulté ici consiste par conséquent pour le chercheur a trouver les dosages adéquats d'objectivité et de subjectivité.

3- En ce qui concerne l'élaboration d'un outil d'enquête, nous avons choisi, comme nous le verrons plus bas, de fonder l'essentiel de nos enquêtes sur des entretiens (mêmes si ceux-ci sont complétés par d'autres types de données), comportant des échanges et des débats sur un certain nombre de thèmes, mais aussi un certain nombre de tests. La question qui se pose à ce sujet est celle de la possibilité ou de l'impossibilité de mettre en place des outils méthodologiques standards.

83 Pendant longtemps en effet, on a prôné l'utilisation de tests normatifs et standard, qui situaient et évaluaient les individus en fonction des scores obtenus à un ou plusieurs tests. Dans la conception la plus ancienne et la plus stricte des tests normatifs, les sujets, quelles que soient leurs caractéristiques sociales, étaient ainsi évalués en fonction d'un score de référence, posé comme norme. Cette standardisation, lorsqu'elle était abusive, a amené à produire des erreurs, dues au fait que les appareillages méthodologiques n'étaient pas appropriés à toutes les populations étudiées, ce qui pouvaient avoir de graves répercussions sociales. On se souvient par exemple de la théorie du handicap socioculturel des enfants de milieux sociaux modestes, que Labov, nous l'avons vu, a été un des premiers à dénoncer.

La prise en compte de la globalité des sujets conduit ainsi à abandonner l'idée de tests construits une fois pour toutes et soumis à tous les sujets d'enquêtes, sans tenir compte de leurs spécificités. Dans cette perspective, les entretiens et les tests ont été adaptés, nous le verrons, aux différents types de témoins. Il est bien évident toutefois que l'enquête suppose néanmoins une certaine cohérence globale et par là même une certaine homogénéité, sans laquelle les données recueillies ne pourraient être corrélées, comparées et donner lieu aux généralisations (au moins relatives) auxquelles tend toute enquête scientifique. Là encore, c'est au chercheur, en fonction du terrain qu'il étudie, des témoins qu'il rencontre et qu'il interroge, de trouver la bonne proportion entre la standardisation de son instrument d'enquête et son adaptation aux populations d'enquêtes.

Il est temps, nous le voyons, d'aller plus loin et d'aborder les questions directement reliées à l'élaboration des enquêtes et à leur mise en œuvre sur le terrain.