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TROISIEME CHAPITRE

I. S OCIOLINGUISTIQUE : OBJET ET TERRAIN D ' ETUDE

1. Sociolinguistique, linguistique sociale ou sociologie du langage ?

Selon les approches, les chercheurs, et les théories sous-jacentes, l'analyse sociolinguistique est tour à tour baptisée "sociologie du langage" et "linguistique sociale", oppositions terminologiques qui reflètent à la fois un point commun dans la conception de l'étude du rapport langue / société, et à la fois des visions différentes de la nature de ce rapport. Le point commun est que les deux perspectives posent la langue et la société comme deux entités distinctes, et étudient l'une à travers l'autre en terme de causalité : la différence est que pour certains le point de départ doit être la langue, et l'analyse doit chercher à montrer comment elle reflète et détermine les processus sociaux, les structures sociales. La sociolinguistique serait donc une linguistique sociale ; à l'inverse, d'autres chercheurs préconisent qu'il convient de partir de la société elle-même, afin de montrer comment les forces sociales ont une influence directe sur les comportements linguistiques. La sociolinguistique serait donc une sociologie du langage.

Cette deuxième perspective est celle qu'adopte Joshua Fishman (1971), qui ne semble du reste faire aucune différence entre "sociolinguistique" et "sociologie du langage" :

"[…] la sociolinguistique tâche de découvrir quelles lois ou normes sociales déterminent le comportement linguistique dans les communautés linguistiques. […] La sociologie du langage essaie également de déterminer quelle valeur symbolique ont les variétés linguistiques pour leurs usagers. Que les variétés linguistiques en arrivent à posséder une valeur symbolique ou symptomatique, c'est la conséquence inévitable de leur différenciation fonctionnelle. […] La sociolinguistique est l'étude des caractéristiques des variétés linguistiques, des caractéristiques de leurs fonctions et des caractéristiques de leurs locuteurs, en considérant que ces trois facteurs agissent sans cesse l'un sur l'autre, changent et se modifient mutuellement au sein d'une communauté linguistique." (1971 : 19-20)

Ainsi, au sein d'une communauté linguistique, chaque (variété de) langue possède une (ou un ensemble de) fonction(s) sociale(s), qui lui attribue(nt) une certaine valeur sociale, qui a comme conséquence de modeler les comportements linguistiques des membres de la communauté. L'objectif de la sociolinguistique - ou sociologie du langage selon Fishman - serait donc de faire apparaître les règles sociales qui instaurent l'organisation fonctionnelle des langues et régissent les attitudes des locuteurs. Le sens de la recherche apparaît donc pour Fishman, du social vers la linguistique, d'où son choix terminologique de "sociologie du langage".

Jean-Baptiste Marcellesi et Bernard Gardin (1974) s'opposent à cette approche, car pour eux la sociolinguistique ne peut pas être conçue comme une "sociologie du langage" dans la mesure où celle-ci serait :

"[…] l'activité tendant à découvrir, à travers les données linguistiques, des faits non linguistiques relevant des sciences humaines […]." (1974 : 16)

Ils définissent leur domaine de recherche comme une "linguistique sociale" (ou linguistique "socio-différencielle"), à comprendre comme sous-ensemble de la sociolinguistique, et s'occupant essentiellement des :

51 "[…] conduites collectives caractérisant les groupes sociaux dans la mesure où elles se différencient et entrent en contraste dans la même communauté linguistique." (1974 : 15)

En fait, les termes "sociologie du langage" et "linguistique sociale" présentent tous deux le même désavantage ; celui de séparer le social du linguistique, de les considérer comme deux entités distinctes. C'est le point de vue de Louis-Jean Calvet (1993), qui écrit qu'à :

"[…] rester dans la langue ou à rester dans la société, on se condamne à l'impuissance. C'est pourquoi les distinctions entre sociolinguistique, sociologie du langage, micro et macro n'ont aucune pertinence théorique." (1993 : 109)

Ce clivage, en outre, repose implicitement sur l'idée qu'il existerait une linguistique qui ne serait pas sociale, ce qui n'est pas sans rappeler l'un des débats principaux, nous l'avons vu, soulevé par la linguistique contemporaine. Les discussions éternelles sur la primauté du social sur la linguistique ou à l'inverse de la primauté du linguistique sur le social insinués par le clivage terminologique, nous semblent non seulement stériles, mais aussi et surtout en continuité logique avec les clivages posés par la linguistique structurale. Calvet (1993) établit également ce lien en montrant que l'on retrouve dans ces discussions les suites du :

" […] conflit originel […] qui opposait Meillet à Saussure. En effet, même si l'œuvre de Meillet est loin de répondre à ses exigences théoriques, même s'il n'a pas su voir que l'approche sociale des faits linguistiques ne pouvait se faire que sur le dos de la linguistique structurale naissante, le problème est bien là, dans la défense d'un côté d'une linguistique qui étudierait d'abord «la langue en elle-même et pour elle-même» et de l'autre d'une linguistique qui irait jusqu'au bout des implications de la définition de la langue comme fait social." (1993 : 108)

Nous prendrons ainsi le parti d'employer le terme "sociolinguistique", en tant que discipline homogène, entière et unique - et non pas "à cheval" sur deux sciences -, qui considère que l'étude d'un système linguistique en particulier, de ses structures lexicales, syntaxiques, morphologiques et phonologiques, est intimement liée à l'étude de l'organisation sociale, qu'elle ne peut s'élaborer, se comprendre, sans être considérée à la fois comme la résultante, et comme la cause des particularités de la réalité sociale. Nous nous ainsi ici alignons sur le point de vue de William Labov, qui introduit son ouvrage Sociolinguistique (1976) en écrivant :

"Pendant des années, je me suis refusé d'employer le terme de sociolinguistique, car ce terme implique qu'il pourrait exister une théorie ou une pratique linguistique fructueuse qui ne seraient pas sociales." (1976 : 37)

La sociolinguistique telle que nous la concevons ici, ne saurait par conséquent pas envisager une étude linguistique qui ne prendrait pas simultanément en compte les dimensions sociale, culturelle, historique, voire politique du langage, dans la mesure où une langue n'existe pas en dehors du système sociopolitique dans lequel elle est utilisée, des individus ou groupes sociaux qui lui donnent une existence en la parlant, de son histoire et de celle des ses locuteurs.

Il n'est donc pas question de s'attacher seulement à se demander quels peuvent être les implications de la langue sur la société ou de la société sur la langue, mais plutôt de chercher à voir comme la langue est employée, pratiquée, modifiée, par les groupes constitutifs d'un

situation de contacts de langues : la Réunion.

ensemble social et linguistique donné, dans une communauté donnée. Seule une telle approche est à même, pour reprendre l'expression de Calvet (1993), d'aller "jusqu'au bout des implications de la langue comme fait social". On voit bien ainsi toute l'importance de donner une définition rigoureuse à cette "communauté", sur lesquels les linguistes ne semblent pas encore, à ce jour, tout à fait d'accord.