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PRESENTATION DU TERRAIN : LA SITUATION SOCIOLINGUISTIQUE DE LA REUNION

2. Histoire sociolinguistique de la Réunion

2.2.1. Départementalisation et mutations sociales

Officiellement, c’est en 1946 que l’île de la Réunion passe du statut de Colonie à celui de Département français. Dans la réalité pourtant, le processus de départementalisation a mis de nombreuses années à se mettre en place, si bien que ses premiers effets ne se sont pas réellement fait sentir avant les années soixante. Les raisons invoquées pour justifier cette lenteur sont d'abord d'ordre financier. Il est vrai que la France, au lendemain de la seconde guerre mondiale, doit faire face à la reconstruction de ses villes détruites, de son territoire

124 Avec la réserve toutefois du statut accordé au créole avant la fin des grandes migrations, qui servait, nous l'avons dit, de relais d'intégration pour les esclaves bossales.

125 Et dont la naissance est un fait relativement tangible, ce qui accroît peut-être le peu de crédit qu'on lui accorde en tant que langue.

situation de contacts de langues : la Réunion.

dévasté, de son économie ruinée. Cependant, certains historiens ne pensent pas que les causes financières soient les seules raisons au retard de la mise en place des mesures départementales. Ainsi, Marcel Leguen (1979) évoque également une certaine mauvaise volonté de la part de la métropole et des Métropolitains :

"Décoloniser, s'il s'agit surtout, comme on avait choisi de le faire pour la Réunion et les vieilles colonies, de rassembler sous un même drapeau pour le meilleur et pour le pire, n'est pas seulement une affaire d'argent […], mais davantage affaire de cœur et d'intelligence. Or le cœur n'y fut pas, et l'intelligence non plus." (1979 : 230)

La départementalisationimplique pour les habitants des droits et, dès que possible, un niveau de vie équivalent à celui des Métropolitains ; mais elle exige une refonte complète de l’économie et de la société. La fin de l'ère coloniale se concrétise donc par l'importation dans l’île d'un modèle social de type métropolitain, posé dès lors comme nouveau symbole de réussite socio-économique.

D’un point de vue politique, la Réunion d’avant 1946 présente un schéma classique de société de plantation. Les grands domaines fonciers sont le support d'une oligarchie économique qui détient le contrôle de l'Assemblée locale : le pouvoir régional est donc entièrement entre les mains du groupe dirigeant de la société de plantation.

L'idée première de la transformation de l'île en département était de donner à la Réunion, qui n'avait jusque-là connu qu'un régime colonial, un statut d'égalité par rapport aux autres régions françaises, et à tous les Réunionnais, les mêmes droits que ceux de n'importe quel Français. Pour la première fois de son histoire, la Réunion allait connaître un régime démocratique et d'égalité sociale. Si cette perspective a été accueillie avec enthousiasme, et on le comprend, par la majorité de la population, elle fut reçue, et on le comprend également, avec hostilité par les instances dirigeantes locales, pour qui la départementalisation signifiait - tout au moins en théorie - la perte du pouvoir politique, et dans une certaine mesure, économique.

L'arrivée des premiers fonctionnaires métropolitains fut donc vécue, par tous ceux à qui la société de plantation n'offrait que mépris et médiocrité, comme un véritable message d'espoir : ils allaient devenir des Français à part entière. Le fait est que le développement post-départementalisation entraîne effectivement une amélioration sociale assez spectaculaire. On assiste à un relèvement massif des salaires126, complété par l’instauration de la sécurité

sociale et des allocations familiales. Le nombre des établissements d’enseignement se multiplie (Eve, 1990). Un effort considérable est accompli en matière d'infrastructures, accroissant par exemple largement le réseau routier sur le littoral et dans les hauteurs de l'île. L’état de santé et d’hygiène général s'améliore de façon significative (disparition totale du paludisme, développement de la médecine préventive, des consultations prénatales, des cantines scolaires, etc.). Les données démographiques des années soixante marquent ainsi une évolution étonnante (baisse du taux de mortalité général et infantile, accroissement de l’espérance de vie, etc.), et le taux d’accroissement devient alors l’un des plus forts du monde. Ainsi les Réunionnais accèdent-ils pour l’essentiel aux conditions de vie du monde moderne. Le nombre de fonctionnaires venus de France hexagonale augmente rapidement,

151 mais en fait d'égalité sociale, ils forment peu à peu eux-mêmes une élite, vivant pour la plupart en système clos, adoptant des manières de vivre étrangères aux Réunionnais. Les nouveaux venus, parce qu'ils disposent de moyens matériels importants, de prestige, de pouvoir et d'aisance, ont sur la masse de la population réunionnaise un "effet de démonstration" (Leguen, 1979) tellement important qu'ils réussissent à imposer les valeurs de la société industrielle comme seules valeurs importantes, reléguant les traditions locales au rang de non-valeurs. Ce phénomène est de plus en plus souvent ressenti comme une agression, à la fois par les couches populaires, car le modèle véhiculé leur est inaccessible, et par les groupes qui constituaient jusque-là les élites locales, dont le statut, la reconnaissance sociale, la place anciennement dominante sont largement remis en question.

La départementalisation permet toutefois un certain décloisonnementde la société de type coloniale dans laquelle les barrières sociales (et / ou socio-ethniques) étaient difficilement franchissables. Aux fonctionnaires métropolitains, s'adjoint ainsi progressivement une nouvelle élite locale, promue par la voie de l'instruction, dans laquelle sont représentés la plupart des groupes ethniques. Parallèlement, apparaît une classe moyenne urbaine (la "petite bourgeoisie" réunionnaise). Nous reviendrons naturellement largement sur ces groupes, sur les rapports qu'ils entretiennent les uns avec les autres, et sur le rôle qu'ils jouent sur le plan social et sociolinguistique.

Jean Benoist (1983) montre que pour pallier le retard qu'avait pris l'ancienne colonie, et essayer d'atteindre l'objectif de la départementalisation qui était de mettre la Réunion à "l'heure française", des secteurs entiers d'activités ont été importés tels quels de métropole sans que les caractéristiques principales du territoire127, comme l'insularité, les spécificités

culturelles, la situation géographique, ne soient utilisées et mises à profit. Selon Benoist, ces caractéristiques auraient été au contraire analysées en termes de contraintes et d'obstacles au bon fonctionnement d'une nouvelle société que l'on voulait de type industriel, mais qui n'en avait ni les structures, ni les bases dans la mesure où elle ne s'appuyait pas sur l'économie locale. Benoist parle à ce sujet de société pseudo-industrielle. On en arrive ainsi à l'énorme paradoxe d'une "société industrielle sans industries" (1983 : 80). Ne possédant aucune industrie technologique propre, en dehors de l’agriculture et de l’artisanat, la Réunion est donc directement passée, dans les années soixante, à une société de consommation, et non des moindres :

"[…] cette société ne s'appuie nullement sur l'économie locale. Pratiquement indépendante d'elle, et d'ailleurs beaucoup plus puissante, elle ne connaît sa logique et ses fins qu'au sein d'un ensemble qui dépasse la Réunion, qui n'est pas centré sur elle, et dont les intérêts parfois coïncident avec les siens et parfois s'y opposent." (Benoist, 1983 : 81)

Ainsi, en important telles quelles les structures sociales, culturelles, mais aussi industrielles et économiques de métropole, la départementalisation a entraîné la déstabilisation et la dévalorisation des structures et des valeurs locales qui leur préexistaient. La plupart des actions de développement de l'île ont été le fait d’architectes, d’ingénieurs mais aussi de médecins, d’enseignants, etc., arrivés de métropole, sans impliquer directement, dans les premiers temps, la population réunionnaise, qui n’avait certes pas la formation nécessaire pour participer à l’organisation de l’aménagement du territoire, et que l'on n'a pas non plus pris le temps de former. L'erreur de la politique d'assimilation a été d'ignorer, voire

127 Notons que nous employons ici le terme de territoire dans son sens géographique d’étendue de terre, et non pas dans son opposition d’ordre politique département / territoire (d’outre-mer).

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de déprécier, les différentes composantes et les ressources naturelles et culturelles réunionnaises, qui ont été jugées par défaut, selon les normes d'un modèle de société importé. C'est le sens que donne J. Benoist (1983) à l'expression de "modèle de non-Réunion".

Malgré les moyens gigantesques mis en place, la départementalisation a profité de façon inégale aux Réunionnais, ce qui laisse souvent une amertume qui se tient parfois aux frontières de la révolte. Il faut également souligner que la croissance démographique spectaculaire des trente dernières années a annulé une partie des progrès, car la modernisation a réduit le nombre d’emplois au moment même où les bouches à nourrir se multipliaient.

En outre, et en ce qui concerne plus directement notre propos ici, la politique de départementalisation a eu des répercussions importantes sur le plan linguistique.