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PRESENTATION DU TERRAIN : LA SITUATION SOCIOLINGUISTIQUE DE LA REUNION

2. Histoire sociolinguistique de la Réunion

2.2.2. Départementalisation et mutations sociolinguistiques

L'une des conséquences directes, sur le plan sociolinguistique, de la départementalisation de la Réunion, a été l'entreprise d'une politique d'unification linguistique des Réunionnais, dans le sens, naturellement, d'une "francisation" massive. Dans les années soixante, il fallait en effet, on vient de le voir, "mettre la colonie à l'heure occidentale" (Leguen, 1979 : 223), et notamment sur le plan scolaire et donc linguistique. Il fallait franciser les "masses" créolophones le plus rapidement possible. Cette période a ainsi correspondu à une démocratisation importante de l'enseignement (Eve, 1990), et on a pu enregistrer une nette progression quant à la diffusion, la pratique et à la connaissance du français. Le taux d'analphabétisme décroît ainsi de façon tout à fait significative. L'I.N.S.E.E. nous indique ainsi qu'en 1954, 57 % de la population réunionnaise était analphabète. Un peu plus de dix ans après, en 1967, ce pourcentage chute à 39 %. Les derniers chiffres (1990) montrent qu'à l'heure actuelle seule 14 % de la population est analphabète.

Toutefois, cette diffusion grandissante du français ne s'est pas faite à moindres frais. Sur le plan linguistique, cette période a vraisemblablement accentué de façon notoire, dans la mesure où la France s'est (encore plus que jusqu'alors) constituée comme modèle idéal à atteindre, la dévalorisation, la stigmatisation du créole au profit du français. L'effet de démonstration s'est ainsi également opéré, de manière évidente, dans les domaines culturel et linguistique.

On sait que dans les premiers temps tout au moins, l'enseignement du français est dispensé dans l'idée que le créole était une erreur, une façon de parler défectueuse, qu'il s'agit de corriger en une parole française, une parole "correcte", pire, "respectueuse". Au lendemain de la départementalisation, la politique pédagogique se construit à partir du présupposé selon lequel la connaissance du système créole est nuisible à l'enfant dans la mesure où elle constitue un frein à l'apprentissage du français (Carayol, 1977 ; Cellier, 1983 ; Lauret, 1991). Cette situation perdure encore à la fin des années soixante-dix, époque à laquelle Michel Carayol écrit :

"Le créole considéré officiellement comme du français "abâtardi" ne peut, dans cette optique, que perturber l'enseignement ; il est rendu responsable des fautes de langage. La méconnaissance de la réalité linguistique et des rapports que la langue entretient avec l'organisation de l'expérience du réel, conduit à voir dans le créole l'ennemi qu'il faut combattre. Les instructions adressées aux maîtres vont dans ce sens. Ces derniers ne doivent

153 pas le tolérer dans la bouche de leurs élèves, ni a fortiori, l'utiliser eux-mêmes, ne fût-ce que pour les besoins élémentaires de la communication." (1977 : 31)

Au moins jusqu'à la fin des années soixante-dix, les textes officiels d'enseignement métropolitains sont appliqués tels quels à la Réunion, ne tenant aucunement compte des spécificités sociolinguistiques de l'île (Cellier, 1976). Aucun cas n'est ainsi fait de la proximité linguistique entre français et créole, à l'origine de nombreuses interférences entre les deux systèmes, de nombreuses confusions, chez les créolophones en général, et les enfants en particulier. Ainsi, comme le soulignent Michel Carayol, Alain Armand, Daniel Lauret, Daniel Baggioni et Martine Mathieu (1985) :

"Comme dans les autres domaines de la langue, on constate que les manuels en usage ne font que très rarement référence aux particularités lexicales régionales. Un certain nombre de termes du lexique créole et qui sont d'un usage courant en français régional, se trouvent, de ce fait, exclus de l'usage scolaire bien qu'ils réfèrent à des réalités familières qu'il est difficile, voire impossible, de désigner autrement. Fait plus grave, un grand nombre d'autres […] dont le signifiant est identique en créole et en français, mais qui présentent, dans les deux langues, des différences sémantiques, sont mal "repérés" par les élèves et très souvent par les maîtres ; de ce fait leur usage aboutit fréquemment au maintien et au renforcement de confusions d'ordre sémantique très préjudiciables à l'acquisition de la maîtrise des deux langues." (1985 : 5)

Aux Antilles françaises, Lambert Félix Prudent (1982) montre que la départementalisation a accru une certaine "idéologie du blanchiment linguistique"128, qui se

traduit par un mouvement puriste en français et par une stigmatisation violente du créole : "La "démocratisation" de l'enseignement a révélé en fait le sentiment ultra-francophile des couches sociales hégémoniques, en mettant à jour "l'incapacité" des petits Antillais à bien parler la langue métropolitaine." (1982 : 27)

Dès lors, de nombreuses méthodes pédagogiques ont été élaborées dans l'objectif de chasser ces créolismes. Selon Prudent, aucune n'échappe aux stéréotypes suivants :

- elles abordent les productions scolaires à majorité écrites sans se préoccuper des autres performances interlectales de la communauté : le créolisme reste une "faute d'écolier" ;

- elles ne s'attachent qu'à l'étude des interférences du créole dans le français mais pas l'inverse : le créole est unidirectionnel ;

- elles reposent sur des théories (socio)linguistiques de type structural, qui décrivent des langues comme des entités systématiques aux frontières nettes ; d'où une propension à tout expliquer à partir de paramètres "sociologiques" : le créolisme est un phénomène discret ;

- les exemples donnés sont limités, "où la situation de communication est très sommairement décrite et les contextes linguistiques font cruellement défaut" : le créolisme est occasionnel ;

- elles espèrent toutes normaliser l'expression des locuteurs. (1982 : 29)

128 Cette métaphore du "blanchiment linguistique", parlante dans le cas des Antilles, ne peut pas s'appliquer de façon aussi radicale à la Réunion, où les clivages socio-ethniques ne correspondent pas aussi clairement qu'aux Antilles aux clivages linguistiques, et notamment du fait de l'existence du prolétariat blanc. Toutefois, le "blanchiment linguistique" de Prudent prend sens si l'on considère qu'elle fait référence aux Blancs de la France hexagonale.

situation de contacts de langues : la Réunion.

Que ce soit aux Antilles ou à la Réunion, la politique de francisation n'est pas sans rappeler la politique linguistique menée en France dans la période post-révolutionnaire. Pendant cette période, en effet, on assiste en France à un accroissement phénoménal de publications pédagogiques (Brun, 1927) visant à "corriger" les régionalismes, les "fautes" de syntaxe, de vocabulaire ou de prononciation, qualifiées tour à tour de "vicieuses", de "triviales", ou encore de "dégradantes pour la langue française". Dans le domaine occitan par exemple, les locuteurs sont ainsi accusés de parler :

"[…] une sorte d'hybride […] où la syntaxe, la morphologie et le vocabulaire français prédominent, mais où sont accueillies des locutions et tournures issues du terroir, ou créées spontanément sur place, sans parler d'autres éléments divers : le français régional." (Brun, 1927 : 152)

La particularité est que la départementalisation de la Réunion a entraîné le changement du groupe social linguistiquement légitime, autrement dit détenant et véhiculant le modèle linguistique de référence. Avant la départementalisation, c'est en effet le groupe de la grande bourgeoisie blanche réunionnaise, qui détient tout le pouvoir social, politique et économique (contrôle de l'assemblée locale, des services administratifs, occupation des fonctions les plus importantes, etc.). Comme l'écrit Jean Benoist (1983), ce groupe dirigeant :

"[…] présente face à une population misérable et fort peu instruite un front relativement homogène, et c'est par elle seule que la métropole connaît la Réunion, par elle que sont définis les besoin de l'île, ses objectifs et ceux de son économie, en relation avec les représentants de cette classe en métropole." (1983 : 146)

Ce groupe détient par conséquent également le pouvoir linguistique : c'est dans et par ce groupe, la plupart du temps francophone de langue première, que se véhicule essentiellement le français. Or la départementalisation a comme conséquence de faire passer cette légitimité dans les mains des membres du groupe métropolitain, originaires du pays du "bien" parler. Cette modification radicale a probablement eu des conséquences sur le plan identitaire sur lesquelles nous nous interrogerons plus loin.

Au terme de cette présentation, extrêmement succincte, de l'histoire sociale et linguistique de la Réunion, on peut commencer à entrevoir la complexité de la situation, tant sur le plan de la pluralité des variétés en présence (et des frontières, souvent malaisées à définir, en elles), que sur celui de leurs statuts sociaux inégaux. L'intérêt, pour notre propos, est de parvenir à rassembler suffisamment d'informations pour permettre de comprendre cette situation sociolinguistique, spécifique sur bien des points, telle qu'elle se présente en synchronie.

II.L

A SITUATION SOCIOLINGUISTIQUE REUNIONNAISE

AUJOURD

'

HUI

Si l'on demande aux locuteurs réunionnais quelles langues sont parlées à la Réunion, on obtient, la plupart du temps, une réponse répertoriant le créole réunionnais et le français, et

155 éventuellement d'autres langues, dites "ancestrales", qui correspondent aux langues initialement parlées par les différents peuples arrivés à la Réunion dans les conditions diverses que nous avons exposées dans ce qui précède. Jamais, ou presque, à moins que l'on ne pose directement la question, n'est fait mention des variétés de français et / ou des variétés de créole. Ainsi, dans les discours, la situation linguistique donnée à voir au moins dans un premier temps est relativement simple, binaire, opposant le français, au créole.

Dans les grandes lignes, cette représentation correspond à la réalité macro- sociolinguistique de la situation réunionnaise qui peut par conséquent se définir comme une diglossie dans la mesure où elle présente (au moins) deux systèmes linguistiques apparentés129, le français et le créole réunionnais, créole exogène130, qui présentent des

inégalités sur le plan de leur reconnaissance sociale et de leurs statuts respectifs. Sur le plan institutionnel, le français est à la Réunion la langue à la fois officielle et nationale, et ce dans la mesure où la Réunion a toujours été une île française131, passant, on l'a dit, du statut de

colonie à celui de département. À ce titre, la langue française constitue la langue des institutions, de l'administration, de l'école, mais aussi est largement véhiculée par la presse, les médias, etc.

Cette situation est toutefois beaucoup moins stable que ne le prévoit la conception fergusonienne, dans la mesure où si globalement le français est réservé aux situations officielles et le créole aux situations informelles, un certain nombre de tentatives, ces vingt dernières années, de promotion sociale du créole ont fait que son usage dépasse parfois, à l'heure actuelle les seules conversations quotidiennes, et que d'un autre côté le français s'est largement immiscé dans les foyers, et semble de surcroît être, nous y reviendrons, de plus en plus souvent transmis en tant que langue première, aux côtés, ou en remplacement du créole.

En outre, si de façon très résumée, la situation linguistique réunionnaise présente effectivement deux systèmes linguistiques différents, le français, et le créole, la perspective historique dans laquelle nous nous sommes située jusqu'à présent permet en effet de se rendre compte à quel point la situation sociolinguistique de la Réunion est largement plus complexe que ne le présume la simple coexistence du français et du créole.

129 Cette parenté linguistique entre le français et le créole est délicate à décrire. On lit parfois que français et créole sont "typologiquement" apparentés, ce qui suppose l'inclusion des langues dans une même typologie. Les typologies linguistiques constituaient un des objets de recherche des comparativistes du 19e siècle qui tentaient de déterminer les grandes familles linguistiques. Ces typologies impliquent que les langues présentent des similarités du point de vue phonique, syntaxique ou sémantique, ce qui est au moins partiellement faux pour le français et les créoles, en particulier sur le plan syntaxique (Cellier, 1985a). 0n pourrait choisir d'utiliser le terme de parenté "génétique" qui s'appuie sur le critère de l'origine des langues, mais ce terme, dans une situation où l'autonomie d'un des deux systèmes fait justement l'objet soit de contestations soit de revendications, et entre lesquels il est de fait de plus en plus difficile de poser des frontières, peut paraître polémique, ce que nous souhaitons éviter. Faute de mieux, nous dirons simplement que créole et français sont "apparentés".

130 Chaudenson (1981 par exemple), propose de distinguer deux types de créoles en fonction de la structure économique où ils se sont constitués : les créoles "endogènes", "formés au contact d'une population autochtone, servile ou non, et d'un groupe d'Européens dont l'activité était plutôt commerciale qu'agricole" (1981 : 151) ; et les créoles "exogènes", "souvent insulaires, […] nés dans des aires géographiques qui, en général, n'appartenaient en propre à aucun des groupes en présence. […] [Dans ce cas], on se trouve en présence de groupes serviles multiples, d'ethnies et de langues différentes, souvent volontairement séparés de leurs compatriotes et intégrés à une structure économique nouvelle qui vise à leur déculturation. " (ibid.)

situation de contacts de langues : la Réunion.

En plus de ces deux systèmes, nous venons de le voir, il existe une pluralité de variétés linguistiques, entre lesquelles il n'est d'ailleurs pas toujours facile de délimiter des frontières. Il s'agit, dans un double souci de concision et d'exhaustivité, à la fois de rendre compte de la multiplicité des (variétés de) langues en présence, des rapports linguistiques et sociolinguistiques qu'elles entretiennent les unes avec les autres, et de montrer le statut sociolinguistique de ces (variétés de) langues, tant sur le plan officiel, que sur le plan des représentations, dont nous savons déjà qu'ils s'influent mutuellement.

L'objectif de ce second grand point est de rendre compte de façon plus détaillée qu'il n'a été fait jusque-là, et en synchronie, des aspects de la situation sociolinguistique réunionnaise qui nous semblent les plus importants. Pour cela, nous nous appuierons sur les travaux qui ont été menés, ces vingt dernières années, sur cette situation. Ce point s'organisera en trois temps. Le premier présentera très rapidement le cadre actuel humain et linguistique de la Réunion, dont la population est particulièrement hétérogène sur le plan ethnique. Ce premier paragraphe nous permettra d'introduire et de discuter la notion d'ethnicité. Nous tenterons ensuite de rendre compte de l'inventaire des (variétés de) langues qui coexistent dans la situation linguistique réunionnaise, en nous demandant quel(s) modèle(s) de description peut (peuvent) être effectivement utilisé(s) pour rendre compte de la complexité de la situation et des différentes variétés en présence. Dans un troisième temps nous nous attacherons à présenter le statut sociolinguistique du créole réunionnais ce qui reposera de fait la question des rapports qu'entretiennent l'institutionnel et le représentationnel et dont nous verrons qu'ils sont toujours à double sens.