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TROISIEME CHAPITRE

I. S OCIOLINGUISTIQUE : OBJET ET TERRAIN D ' ETUDE

2. Mise en place et réalisation des enquêtes

2.5.2. La question du choix de la graphie

Il serait naïf de croire qu'il n'existe qu'une seule façon de transcrire les énoncés produits par les témoins. La transcription en elle-même, loin de se réduire à un seul travail de mise en forme écrite d'un corpus oral, suppose une première analyse, un premier ensemble de prises de positions, de choix à la fois méthodologiques et théoriques de la part du chercheur.

situation de contacts de langues : la Réunion.

La représentation que le (socio)linguiste a de son objet de recherche se traduit en partie par le choix de graphie qu'il fait quand il retranscrit ses enregistrements. Notre propre corpus contient en grande majorité des énoncés en français. Toutefois un certain nombre de témoins s'exprimaient aussi, de temps en temps, en créole, ou introduisaient dans leur discours des énoncés en créole. La présence de discours alternés, et / ou mixtes79, pose, pour le chercheur

transcripteur, un premier problème qui est celui de l'identification des (morceaux de) discours comme appartenant à telle ou telle (variété de) langue. Il est ainsi amené à prendre un certain nombre de décisions, par définition arbitraires (même s'il appuie ses choix sur des orientations théoriques et méthodologiques), et donc qui peuvent toujours être contestées.

Par suite, une fois que l'on a décidé que tel énoncé relève du français et tel autre du créole, en fonction du contexte énonciatif de l'énoncé, mais aussi de la volonté que marque parfois le locuteur de parler dans une langue définie, le second problème est celui du choix de la graphie à adopter pour le créole, pour l'écriture duquel aucune graphie véritablement stable n’a encore été définie. Nous aurions pu choisir d'adopter la graphie phonétisante mise au point en 197780 mais cela s’est avéré problématique pour au moins deux raisons : une raison

pratique d'abord, dans la mesure où certains énoncés alternent sans cesse entre le français et le créole, rendant parfois l'identification et l'établissement de frontières linguistiques difficile ; une raison théorique ensuite, dans la mesure où notre orientation interactionnelle nous conduit justement à éviter de poser (et d'imposer) ce type de choix, préférant, en fonction du critère d'auto-définition, amener les locuteurs eux-mêmes à se définir comme utilisant telle(s) ou telle(s) (variété(s) de) langue(s). Le choix d’une graphie créole phonétisante, et l'étiquetage des énoncés en "créole" ou "français", nous aurait donc amenée à, et risquait de nous faire "baptiser"81 créole un énoncé désigné comme français par le locuteur lui-même, ou

inversement, à baptiser français un discours que le locuteur voulait énoncer en créole. Cette graphie, en outre, s'inscrit dans un courant linguistique et politique particulier, sur lequel nous reviendrons dans la deuxième partie, et par rapport auquel notre propos n'était pas de prendre parti (dans un sens ou dans un autre).

Dans le cadre de ses recherches sur la situation sociolinguistique occitane, et s'agissant de transcrire des discours alternés français/ occitan, Robert Lafont pose le même type de problème :

"[…] l'usage de deux graphies officielles, l'occitane et la française, établit d'entrée de jeu la distance de deux codes, comme la distance de deux normes durcissant l'identité historico-culturelle de deux langues. Or le locuteur n'a aucune représentation au moment où il parle […], de l'écriture de l'une ou l'autre langue ; n'ayant pas été acculturé en occitan, il n'imagine même pas que cette "langue" puisse s'écrire. L'enquêteur a donc introduit dans le témoignage une idéologie de diversité de codes […]" (Lafont, 1988 : 8).

Les types de graphies créoles sont également marqués sur le plan social et idéologique, la graphie phonétisante, comme l'indiquent les discours recueillis sur la question, étant souvent associée, dans les représentations, aux groupements politiques réunionnais d'extrême gauche, et à l'idée de l'indépendance de l'île.

79 Nous parlerons de cette distinction terminologique dans la prochaine partie. 80 Lekritir 1977.

103 Notre choix s’est donc finalement porté sur le code graphique proposé par Jacky Simonin et Éliane Wolff (1992), transcription francisante du créole, qui nous a semblé à la fois la plus neutre et la plus prudente, mais aussi, conformément aux raisons que nous venons d'exposer, la plus pertinente.

L’orthographe ne diffère pas la plupart du temps de l’orthographe française, sauf bien entendu quand il s’agit d’un lexème qui n’existe pas en français. Les mots spécifiquement créoles sont transcrits en graphie phonétisante (akoz, aster, le fénoir, koméla, moun, etc.). En outre, un certain nombre de mots existent à la fois en français et en créole mais expriment des sens différents. Dans ce cas également, la transcription phonétique est utilisée (koné, konèt - lorsque connaître est employé dans le sens créole de savoir - , lontan, marmay, kartié, karo, kaz, koz, kozman, etc.), quand le contexte est créole, ou que le locuteur marque explicitement sa volonté d'employer un créolisme quand il emploie ces termes.

On pourra d'ailleurs noter la présence, chez un même témoin, d'emplois de ces types de termes (koz, kaz, etc.) avec une volonté d'employer des créolismes, puis par la suite, des réflexions métalinguistiques, en français, sur ces emplois, dans lesquelles nous avons choisi de reprendre la graphie française. Pour éclairer ce type de propos nous donnons tout de suite un exemple qui parle de lui-même :

T15 : - Ben c'est comme quand je dis "causer" par exemple. Tu vois tout à l'heure, j'avais conscience de dire "causer", mais y'a des jours où -- par paresse quoi, j'trouve que des fois c'est joli aussi, de mélanger les deux langues, et puis, je dis souvent je vais à la case, etc. […]

On trouvera en outre quelques transcriptions phonétiques notées en alphabet phonétique international, la plupart du temps quand le locuteur insiste sur une prononciation particulière, qu'elle soit créolisante (et / ou désignée comme telle), ou non, ou emploie un terme pour lequel on n'aura pas su se déterminer quant au choix d'une graphie.

Enfin, dans le cas où, dans un contexte créole, la graphie francisante ne rend pas compte de la prononciation particulière de certaines variables phonétiques, ces variables seront mise en évidence en gras. On ainsi trouvera par exemple "i faut elle i parle doucement déjà pou comprend", pour souligner que le verbe comprendre est prononcé /kO$pRa$d/. Ce codage sera également utilisé pour mettre en évidence toute particularité dans la prononciation d'items dont la seule graphie francisante n'aurait pas pu rendre compte. On trouvera par exemple, rojette (pour rejette), esprès (pour exprès), ou encore pli, ou plis, ces deux derniers exemples correspondant à des variantes possibles en créole de /ply/ et /plys/.

Nous avons ainsi tenté de passer en revue tous les questionnements et tous les problèmes relatifs à la mise en place, à la réalisation, et à la présentation formelle des enquêtes et en particulier des entretiens. Avant de conclure ce paragraphe qui concerne les questions de méthodologie, il convient de nous interroger sur la phase finale d'une enquête de terrain : l'exploitation du corpus.