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PRESENTATION DU TERRAIN : LA SITUATION SOCIOLINGUISTIQUE DE LA REUNION

3. Alternance codique : un processus conscient ?

Pour Gumperz (1989b), la difficulté qu'éprouvent les locuteurs à rendre compte de leurs propres productions en discours alterné atteste du processus inconscient dont relève l'alternance codique. Ses enquêtes montrent en effet que les témoins établissent un rapport direct entre emploi linguistique et contexte social, ce qui ne correspond que très

104 Cette distinction reprend celle de Ervin et Osgood (1965), dont Bruno Maurer semble s'inspirer sans toutefois y référer explicitement. Dans leurs travaux psycholinguistiques sur les processus d'acquisition des langues secondes et les phénomènes de bilinguisme, ces auteurs distinguent les cas où l'apprentissage se fait en milieu scolaire, qui mène les apprenants à constituer un système linguistique "composé", et les cas où l'apprentissage se fait selon des mécanismes fondamentalement identiques à ceux qui ont permis l'acquisition de la langue première, et qui mènent les apprenants à se constituer un système linguistique "coordonné". (1965 : 140).

135 schématiquement à la réalité. Les productions langagières relèveraient ainsi d'une intuition que le locuteur a sur sa (ses) langue(s), et non pas d'une réflexion linguistique consciente.

Cette hypothèse semble pourtant au moins partiellement en contradiction avec l'idée de fonctions communicationnelles de l'alternance codique, que Gumperz répertorie, et qui semble impliquer que les locuteurs qui passent d'une (variété de) langue à une autre peuvent le faire dans un but précis. Il observe ainsi que certaines alternances codiques s'identifient nettement comme citations ou comme discours rapportés. Oswald Ducrot (1980) parle à ce sujet de "polyphonie" pour désigner la présence dans un même discours de plusieurs voix, dans une sorte de dialogue simulé par un seul locuteur, ce qui présuppose bien une part de conscience. De même, Gumperz constate que l'alternance codique peut avoir comme fonction d'adresser un message à un interlocuteur particulier au sein d'un groupe, de marquer une interjection ou un élément phatique, de produire un sens particulier, d'amplifier un message, de le souligner, etc., ce qui amène le même type de supposition.

Un des objectifs de nos enquêtes sera par conséquent de se pencher sur cette question. Dès à présent, nous pouvons pourtant, à partir des fonctions communicationnelles de l'alternance codique mises au jour par Gumperz, commencer à poser quelques hypothèses. La classification de ces fonctions présente, comme nous l'avions souligné ailleurs (Bretegnier 1994 : 222), le démérite de ne pas distinguer d’une part les causes de l’alternance codique, c’est-à-dire les raisons pour lesquelles elle apparaît dans les discours, et d’autre part les conséquences, les buts, les effets qu’elle produit sur le sens des énoncés. Certaines des fonctions sont naturellement tour à tour causes et conséquences. Mais d’autres peuvent être manifestement clairement classées dans l’une ou l’autre de ces deux catégories, ce qui peut à notre avis constituer des indices quant à leur caractère conscient ou non.

Par exemple, le changement de position (au sens de Goffman) qu’entraîne le discours rapporté, et qui est observé aussi bien en situation monolingue qu’en situation plurilingue, est une cause d’apparition de discours alterné, et semble être la plupart du temps le fait d’un processus inconscient. Par contre, dans le cas où le changement de langue suggère une certaine interprétation de l’énoncé (en discours rapporté ou non), il semble bien qu’il relève d’un mécanisme conscient et volontaire de la part du locuteur. De même, la valeur emblématique de l’alternance codique constitue à notre avis une de ses conséquences : celui qui veut signifier à son interlocuteur qu’il appartient à telle communauté sociolinguistique, et utilise pour cela telle variété, le fait manifestement de façon consciente.

En d’autres termes, le sujet qui use de l’alternance dans le but de doubler son message d’une composante expressive particulière, semble le faire de façon tout à fait consciente. On pourrait d'ailleurs penser que ce qui distingue le "bilinguisme coordonné" et le "bilinguisme composé" dont parle Bruno Maurer (1996), ressortit justement au caractère conscient ou inconscient, volontaire ou involontaire, et chargé de sens ou non, ce qui serait effectivement à mettre en rapport avec le niveau de compétence des locuteurs, mais aussi et surtout à leur capacité à différencier le français du créole.

Sans recours détaillé aux enquêtes effectuées dans le cadre de ce travail, nous ne pouvons pas, à ce stade de notre recherche, poursuivre plus loin dans ce sens. Mais nous reviendrons naturellement sur ce point quand il s'agira de procéder à l'exploitation de notre corpus. La question du caractère conscient ou non de l'alternance codique nous semble d'autant plus intéressante qu'elle touche à la capacité ou non des locuteurs de différencier nettement les différents systèmes linguistiques auxquels ils ont recours en interaction.

situation de contacts de langues : la Réunion.

Cela amène une question qui nous semble fondamentale. On peut en effet se demander dans quelle mesure le caractère inconscient de l'alternance codique ne peut pas être interprété comme l'incapacité, pour un locuteur, de faire effectivement la différence entre les (variétés de) langues qu'il emploie, de poser des frontières. On a vu en effet que la situation de diglossie, en tant que hiérarchisation de langues dans un espace social, tendait à poser la variété standard de la langue dominante comme unique norme linguistique de référence, par rapport à laquelle étaient évaluées l'ensemble des productions linguistiques. Or ce processus aboutit certainement, au moins dans les représentations sociales (et donc, dans une certaine mesure, dans la réalité), à un gommage des frontières linguistiques qui existent entre les langues, et ce d'autant plus si la variété dominée n'est effectivement pas normée sur le plan institutionnel. On voit bien ici l'importance de mettre en rapport la théorie de l'alternance codique et celle du conflit linguistique, dont Gumperz, dans sa perspective interactionnelle, ne rend pas réellement compte.

Il faudra par conséquent s'interroger d'une part sur le rapport qui existe entre alternance codique et compétence de communication et d'autre part sur le caractère conscient ou inconscient, et chargé de sens ou non, de discours alternés, à travers une analyse fonctionnelle de ces discours. Nous tenterons alors de voir si l'alternance peut-être considérée comme révélatrice de sécurité linguistique (dans la mesure où elle atteste d'une compétence solide dans les différentes variétés), ou au contraire d'une certaine insécurité linguistique de la part des locuteurs, qui, pour éviter de produire des énoncés incorrects (par rapport au français standard), se "réfugient" dans une autre variété sitôt qu'ils perçoivent leur compétence linguistique comme insuffisante, et échapper ainsi à une quelconque dépréciation sociale. Mais en outre, il s'agira de se demander dans quelle mesure les locuteurs ont effectivement conscience ou non des discours alternés, et conscience, ou non, des frontières de langues.

Naturellement les rapports avec l'insécurité linguistique ne seront pas à poser en termes simples et univoques. Il serait abusif, et vraisemblablement faux, de poser pas exemple que l'absence de conscience des processus d'alternance codique et / ou des frontières de langue aboutit à de l'insécurité linguistique. On voit mal, en effet, comment un locuteur qui n'a pas conscience des risques linguistiques qu'il prend pourrait effectivement se sentir insécurisé à ce sujet. En retour, la conscience (ou la prise de conscience) d'une connaissance floue de ces frontières amène certainement le locuteur à se sentir en insécurité sur le plan linguistique. Autant de questionnements, et de pistes de recherches qui devront être exploités lors de notre analyse de corpus.

Dans ce qui précède, nous nous ainsi sommes concentrée sur la problématique de la diglossie, en montrant que la théorisation de Ferguson ne pouvait rendre compte de la réalité micro-sociolinguistique dans la mesure où elle gommait la dimension conflictuelle de la situation diglossique, à partir de laquelle l'analyse (formelle et thématique) des discours promet dès lors de trouver des éclairages intéressants. Nous avons ainsi tenté de confirmer la nécessité d'analyses éclectiques, en montrant que les approches micro- et les approches macro-sociolinguistiques ne pouvaient que se compléter. Ainsi, la complémentarité fonctionnelle et la stabilité de la diglossie observables à un niveau macro-sociolinguistique, se voient mises en cause quant on procède à l'analyse des pratiques discursives et des discours épilinguistiques, qui montrent au contraire la diglossie comme un processus évolutif et conflictuel.

137 Toutefois, il faut peut-être parvenir à considérer ces deux points de vue non plus comme opposés et mutuellement exclusifs, mais au contraire comme complémentaires dans la description d'une situation sociolinguistique donnée, et constitutifs de deux facettes d'une même réalité. On a vu ainsi que la stabilité et le caractère non-conflictuel correspondaient effectivement à la réalité telle qu'on peut la percevoir à un niveau macro-sociolinguistique, mais qu'en outre se retrouvaient aussi dans les discours épilinguistiques : l'image que projettent les sujets, au moins dans un premier temps, de la situation de diglossie, est souvent celle d'une situation harmonieuse. Or cela est également vrai en ce qui concerne la complémentarité des fonctions des (variétés de) langues. Si l'on demande par exemple aux locuteurs réunionnais à quelle occasion ils utilisent plutôt le français et à quelle occasion ils utilisent plutôt le créole, la réponse correspond souvent, dans un premier temps, au schéma situations formelles / français ; situations informelles / créole que décrit Ferguson, et qui correspond de fait à une certaine réalité, même si cette réalité est schématique et simplifiée.

Cela du reste permet peut-être de formuler une dernière hypothèse. Si l'on pose que ce clivage situations formelles / langue dominante ; situations informelles / langue dominée correspond effectivement à une réalité dans les représentations sociales, on peut se demander dans quelle mesure l'alternance codique de la langue dominante à la langue dominée, outre le fait qu'elle peut être une manière de trouver refuge dans une langue moins insécurisante, ne peut pas également constituer pour le locuteur une manière de déformaliser la situation, de la rendre moins formelle et donc moins normative sur le plan linguistique, ce qui serait aussi, dans ce cas, un signe d'insécurité linguistique. Nous reviendrons sur cette idée.

Dans ce qui précède nous avons aussi tenté de renforcer l'idée du rapport complémentaire qu'entretiennent les deux approches théoriques qui servent de cadre à cette thèse, l'approche variationniste et l'approche interactionnelle, en montrant à plusieurs reprises qu'elles s'enrichissaient mutuellement.

Nous avons également souligné que l'un des paradoxes que présente la notion de diglossie réside dans le fait qu'elle suppose l'existence de deux langues bien circonscrites, quand en même temps, elle amène précisément à gommer les frontières linguistiques dans la mesure où elle implique que ne soit reconnue comme norme de référence que la norme de la langue dominante. Elle apparaît de ce fait comme un processus sociolinguistique évolutif et instable dont les paradoxes et les contradictions ne peuvent s'expliquer sans prendre en compte sa dimension conflictuelle. Nous avons présenté, et explicité un certain nombre de concepts (diglossie, conflit linguistique, alternance codique, etc.), et en avons évoqué d'autres (comme le continuum, le mésolecte, l'interlecte) que l'exposé de la situation sociolinguistique de la Réunion nous permettra de mieux définir.

Il est donc temps, en regard des travaux qui ont été menés jusqu'ici à ce sujet, de procéder à la présentation de la situation sociolinguistique réunionnaise, qui présente à la fois des similarités avec les situations que nous avons évoquées dans ce qui précède, et à la fois des spécificités qu'il nous faudra naturellement prendre en compte dans nos analyses.

Cette présentation, qui sera la plus succincte possible, nous permettra, dans le troisième chapitre, de procéder au ré-examen de la situation réunionnaise en fonction des hypothèses faites au sujet des phénomènes de sécurité et d'insécurité linguistique, en montrant les intérêts et les approfondissements que nous semblent pouvoir apporter une telle analyse.

situation de contacts de langues : la Réunion.

D

EUXIEME CHAPITRE

LA SITUATION SOCIOLINGUISTIQUE DE LA

R

EUNION

De façon schématique, la situation sociolinguistique de la Réunion est relativement proche de la situation diglossique telle que la décrit Charles Ferguson dans la mesure où elle présente, dans un même espace social, l'existence conjointe de deux systèmes linguistiques hiérarchisés socialement, le français et le créole. La première question qui se pose concerne les sources et les origines de cette organisation linguistique stratifiée. Pour être parfaitement à même de rendre compte de cette hiérarchisation sociolinguistique, il convient de faire un bref détour par l'histoire sociolinguistique de l'île. Cela nous éclairera sur l'émergence du créole de la Réunion, l'apparition et la forme du français, ainsi que sur le contexte sociopolitique dans lequel se sont opérés ces processus. Ce bref "état des lieux" historique nous permettra de dégager un certain nombre d'éléments propres à expliquer et à analyser cette organisation hiérarchique des langues, qui se retrouve non seulement sur le plan institutionnel, mais aussi et peut-être surtout sur celui des représentations sociales.

Ce chapitre sera élaboré dans l'objectif de nous donner des éléments d'explication quant aux statuts sociolinguistiques du français et du créole, et par conséquent nous permettre de comprendre le mieux possible la situation telle qu'elle se présente à l'heure actuelle. Nous n'entrerons pas dans tous les détails techniques des processus de créolisation. Nous ne ferons qu'évoquer les diverses hypothèses de constitution des créoles, en renvoyant le lecteur intéressé aux nombreux travaux sur cette question (Bickerton, 1975 ; Valdman, 1978 ; Chaudenson, 1981, 1992a, 1995 ; Stein, 1982 ; Holm, 1989 ; Baggioni, 1986, etc.105). Nous

nous en tiendrons aux théories acquises et vérifiées (en montrant toutefois pourquoi elles ont été retenues), que nous présenterons de façon aussi claire et succincte possible. L'essentiel sera donc ici de rendre compte de l'émergence des différentes variétés de langues aujourd'hui présentes et parlées dans les échanges quotidiens de l'île, des rapports qu'elles entretiennent, et du statut sociolinguistique qui leur est attribué. Un tel exposé ne peut naturellement pas faire l'impasse sur une analyse des contextes historique, socio-économique, et humain dans lesquels cette émergence s'est progressivement opérée.

I.L

A DIGLOSSIE REUNIONNAISE

:

PERSPECTIVE HISTORIQUE

Nous nous référerons ici pour l'essentiel à Chaudenson (notamment 1974a, 1981, 1992a, 1995). Ce paragraphe s'organisera en trois points. Dans un premier temps, nous ferons très rapidement le point sur les hypothèses de formation des créoles, pour montrer celle qui remporte désormais, en particulier en France, l'adhésion des linguistes, et pourquoi. Nous décrirons ensuite brièvement les conditions socio-historiques dans lesquelles s'est opéré le processus d'émergence du créole de la Réunion, en montrant comment elles y ont largement

105 Globalement nous pouvons renvoyer le lecteur en quête de détails au précieux travail bibliographique mené par Marie-Christine Hazaël-Massieux, en collaboration avec Didier de Robillard et Robert Chaudenson (1991).

139 contribué, ce qui nous amènera à aborder la question de la créolisation sous un angle plus strictement linguistique.