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DEUXIEME CHAPITRE

2. Des structures dans la variation : William Labo

2.2. L'insécurité linguistique

Les enquêtes de Labov à New York (1976) consistent ainsi à comparer la façon dont les locuteurs, préalablement classés selon des variables sociales, prononcent les variables phonologiques sélectionnées, dans différentes situations de communication qui les induisent à adopter différents styles contextuels.

Labov met ensuite en rapport les productions des locuteurs et leurs évaluations linguistiques (évaluation de la façon de parler d’autrui mais aussi auto-évaluation), autrement dit leur manière de valoriser ou de déprécier telle ou telle réalisation phonique.

William Labov constate alors qu'en situation informelle, quand les locuteurs portent une attention moindre à leur façon de parler et que le style est peu soutenu, les productions linguistiques effectives sont parfois en désaccord avec les évaluations linguistiques : certains locuteurs produisent des réalisations phoniques qui ne correspondent pas avec celles qu'ils jugent "correctes" et prestigieuses parce qu'en accord avec le modèle normatif standard. En

25 Ces situations sont l'interview en face à face, la lecture d'un texte rédigé en style parlé, la lecture de mots et la lecture de paires minimales, chacune étant censée conduire le témoin à se montrer de plus en plus vigilant vis-à- vis de son discours et par conséquent à adopter des styles de formalité croissante.

situation de contacts de langues : la Réunion.

outre, il remarque que chez ces mêmes locuteurs, les réalisations des variables phonologiques diffèrent considérablement en fonction du degré de formalité de la situation de communication dans laquelle ils se trouvent, et du degré d'attention portée au langage : plus celui-ci est élevé, plus les variantes tendent à être conformes aux formes phoniques socialement prestigieuses, jusqu'à les dépasser en contexte de formalité maximale.

Ainsi, ces locuteurs se caractérisent d'une part par le fait que l'évaluation de leur propre comportement verbal dévalorise leur pratique langagière effective en style familier, qui ne correspond pas à l'idée qu'ils sont font du "bien parler" ; et d'autre part, par le fait que leur comportement verbal varie sensiblement dans le sens de la norme quand il est soumis à une plus grande attention.

William Labov en arrive alors à la conclusion que ces locuteurs se trouvent en état de ce qu'il appelle "insécurité linguistique", donnée quantifiable (conformément à son approche macro-sociolinguistique) qui se calcule en fonction d'un indice d'insécurité linguistique (noté IIL) qui mesure l’écart entre l'usage que le locuteur considère comme correct, conforme à la norme de référence, et l'usage qu'il définit comme étant son usage personnel (1976 : 200- 201). Schématiquement, on peut dire qu’un locuteur évaluant son comportement verbal comme A et considérant que la norme de prestige est A est en sécurité linguistique, alors qu’un locuteur qui s’évalue comme B et considère A comme norme de prestige est en état d’insécurité linguistique.

Dans la pratique langagière des locuteurs, l’insécurité linguistique se manifeste par une hypersensibilité à des traits stigmatisés qu’ils emploient eux-mêmes (qui se traduit par des jugements épilinguistiques négatifs concernant les façons de parler dont ils ont hérité), une perception erronée de leur propre discours, et surtout une importante fluctuation stylistique qui entraîne de nombreuses corrections voire des hypercorrections en style soutenu (1976 : 200). Cette variation stylistique, on l'a vu, est calculée en rapport au style "de base", obtenu en situation informelle.

Dans toute communauté, William Labov montre qu’il existe des locuteurs plus sensibles que les autres aux modèles linguistiques de prestige, et donc plus enclins à un état d'insécurité. Ses enquêtes démontrent que c’est chez les membres de la "petite bourgeoisie" new-yorkaise que l’insécurité est la plus perceptible, dans la mesure où, en situation de promotion sociale, ils cherchent à se distinguer des classes moyennes desquelles ils sont issus, et donc à reproduire les modèles fournis par les classes supérieures auxquelles ils aimeraient être assimilés (1976 : 183-184). C'est ici à notre sens que ce que Labov appelle ironiquement la "verbosité" (1978), reproduction factice et parfois erronée de la variété standard, modèle normatif de référence, et dont il écrit, nous l'avons vu, qu'elle est caractéristique des membres de la middle class, trouve un lien direct avec la problématique de l'insécurité linguistique.

Ainsi, Labov repère d’une part des manifestations d’insécurité linguistique dans le discours (telles qu'une forte fluctuation stylistique et une auto-dévalorisation de sa façon de parler) et calcule d’autre part le taux d'insécurité par le biais d'un indice qui mesure l'écart entre les performances effectives des locuteurs, leurs jugements épilinguistiques et leurs représentations quant au bien parler. Cet écart est interprété comme révélateur d’insécurité linguistique et retenu comme seul critère dans les tests mesurant la sécurité et /ou l'insécurité linguistique.

39 On peut faire plusieurs observations à propos des travaux de W. Labov. D'abord, s'il a effectivement été le premier à employer l’expression d’insécurité linguistique, W. Labov ne consacre à cette notion que très peu de pages de son ouvrage Sociolinguistique (1976 : 119, 183-184, 200-201), ce qui l'empêche d'aller très loin dans l'élaboration de l'objet scientifique.

On sait que l'objet d'étude principal de William Labov est l'évolution des structures linguistiques, et les processus de diffusion de nouveaux modèles normatifs. Partant de l'insécurité linguistique manifeste des locuteurs appartenant aux catégories sociales intermédiaires, il remarque que cet état a comme conséquence une dynamique particulière des structures linguistiques dans la mesure où il entraîne le fait que les locuteurs des catégories intermédiaires tentent constamment d'imiter, sur le plan des réalisations phoniques, ceux des catégories supérieures. Or, écrit-il :

"[…] une telle tendance engendre un mécanisme de rétroaction potentiellement capable d'accélérer l'introduction de toute forme de prestige, de porter à un rythme entièrement nouveau le processus de diffusion qui, autrement ne pourrait être que graduel, de génération en génération […]." (1976 : 210)

Labov montre ainsi comment l'hypercorrection de la "petite bourgeoisie"26 est un

indicateur synchronique de changements linguistiques en cours. Il se sert donc de la notion d'insécurité linguistique pour expliquer le rôle joué par les membres de la petite bourgeoisie dans les processus de diffusion de nouvelles normes, dans la mesure où, caractérisés par une propension à l'hypercorrection, ils sont amenés à amplifier et à propager ces changements.

En fait, et c'est sans doute ce qui explique le court traitement qu'il en fait, la notion d'insécurité linguistique semble n'avoir été conçue que comme processus explicatif et illustratif de la variation sociolinguistique et du changement linguistique. Ainsi, malgré l'élaboration remarquable de son objet d'enquête, qui lui permet de mesurer l'insécurité linguistique, apparaît chez Labov une absence de réelle théorisation, de définition théorique construite et rigoureuse.

Cette relative faiblesse théorique concerne d'ailleurs non seulement la notion d'insécurité linguistique elle-même, mais aussi deux autres notions avec lesquelles elle entretient un rapport direct de dépendance, et probablement, nous y reviendrons, d'interdépendance27 : les notions de norme et de communauté linguistique. Ce manque est

souligné et commenté par Daniel Baggioni (1996), qui écrit :

26 Traduit de l'anglais lower middle class par Alain Khim, traducteur de l'ouvrage de Labov, qui précise que les équivalents des termes désignant les classes sociales qu'il a choisi pour la version française ont "une coloration politique que leurs équivalents anglais ne présentent pas (ou moins)" (1976 : 36). Toutefois, note le traducteur, "la vision sociologique de Labov, qui avait pu sembler relativement "apolitique" au début de son œuvre, s'est de plus en plus clairement politisée à mesure qu'il a approfondi sa recherche […]. S'il a gardé tout au long les mêmes termes, c'est tout simplement qu'il n'y en a pas d'autres en anglais." (ibid.)

27 On peut en effet considérer sans trop de difficultés que la notion d'insécurité linguistique, doit se définir en fonction des notions de norme et de communauté linguistique. En outre, au delà de la notion même, l'état (ou le sentiment) d'insécurité linguistique d'un locuteur dépend forcément de la norme qui s'impose à lui dans le cadre de la communauté linguistique dans laquelle il évolue, ou tout au moins de l'image, de la représentation qu'il se fait de cette norme et des limites de cette communauté linguistique. Mais d'un autre côté, on peut peut-être aller jusqu'à imaginer que ces représentations qu'un locuteur a de la (ou des) norme(s) et de la (ou des) communauté(s) linguistique(s) dépendent elles-mêmes de l'état de sécurité ou d'insécurité linguistique du locuteur. Nous ne pouvons hélas pas aller plus loin dans ce sens sans anticiper sur ce qui suit.

situation de contacts de langues : la Réunion.

"On serait en droit d'être un peu plus éclairé sur la définition que Labov se donne de la communauté linguistique et corollairement de la ou des norme(s). Il dénonce d'une part la conception très saussurienne de la communauté linguistique homogène […]. Il oppose au contraire à cette conception […] celle d'une communauté structurellement hétérogène […]. Mais ces dénégations ne nous disent pas exactement comment définir extérieurement la communauté linguistique, c'est-à-dire autrement que par ses caractères intrinsèques. On est donc ramené à aller voir du côté d'une éventuelle définition de la ou des norme(s) qui nous livrerait la clé d'une définition extrinsèque de la communauté linguistique […] [mais son discours sur cette question] ne nous renseigne pas vraiment non plus." (1996 : 17-18)

En opérant ce clivage entre des critères définitoires de type intrinsèque et des critères de type extrinsèque, Daniel Baggioni met ici le doigt sur l'une des questions fondamentales qui se pose sitôt qu'on tente de définir toute réalité sociolinguistique (comme la notion de communauté linguistique, celle de norme, mais aussi par exemple celle de variété linguistique). Il s'agit en effet, sitôt que l'on veut élaborer la définition dune réalité sociolinguistique, de déterminer s'il est plus pertinent de mettre l'accent sur le versant linguistique ou sur le versant social. La conception de la communauté linguistique comme partage d'une langue par exemple, que l'on retrouve dans l'idée de communauté linguistique homogène de Saussure ou encore dans la "communauté de langue" de Bloomfield, repose explicitement sur un critère seulement linguistique, qui n'établit pas de rapports entre les langues et les locuteurs, par ailleurs membres de groupes sociaux particuliers, qui les parlent. Par contre, sitôt que l'on rétablit ce rapport (variétés de ) langues / sujets, on est amené à se dire que non seulement ces sujets utilisent ces langues, mais aussi les véhiculent, les évaluent, les font varier, les modifient, etc., en d'autres termes qu'ils se caractérisent par un certain nombre d'attitudes par rapport à ces langues, à leur(s) norme(s), à leurs variétés standard et non-standard, et que ces attitudes, comme les pratiques linguistiques, ont une dimension largement sociale, en d'autres termes sont déterminées à la fois par l'appartenance sociale et par la situation de communication. C'est dans les très grandes lignes la position de Labov, qui conçoit la communauté linguistique, nous l'avons vu, comme une "participation conjointe à un ensemble de normes" (Labov, 1976 : 187). Or ici, les critères internes de description ne suffisent naturellement plus. Ce que Daniel Baggioni reproche donc à William Labov, c'est d'ouvrir un immense champ de réflexion sans toujours aller jusqu'à donner de véritables solutions, et en particulier quant à une définition possible de la communauté linguistique28. Le manque de théorisation de la norme et de la communauté linguistique se

double du reste chez Labov, souligne Daniel Baggioni (1996 : 17), d'un manque de théorie sociale en général.

En outre, le sens que Labov donne de la sécurité et / ou de l'insécurité linguistique reste très restreint dans la mesure où il la met essentiellement en rapport avec le degré de conscience / inconscience des locuteurs vis-à-vis de leurs performances linguistiques, et de leur appartenance sociale. Les locuteurs, selon la classe sociale à laquelle ils appartiennent, sont ainsi répertoriés comme ayant plus ou moins conscience de l'écart existant entre leur propre façon de parler et la norme de référence, et comme étant plus ou moins motivés à combler cet écart, ce qui corroborerait systématiquement des sentiments de sécurité et / ou

28 Cette discussion sur les notions centrales de norme et de communauté linguistiques seront reprises dans la synthèse de cette présentation théorique.

41 d'insécurité linguistique. Or cette conception, nous y reviendrons, semble un peu schématique pour refléter systématiquement la réalité.

Enfin, il convient de remarquer que William Labov évite d'employer le terme de "sentiment" d'insécurité linguistique, et ne se risque pas dans le domaine des représentations sociolinguistiques, voulant peut-être par là même éviter de prendre le risque de traiter de phénomènes ressortissant classiquement au domaine de la psychologie dans une analyse se voulant avant tout sociologique et de surcroît menée dans une optique macro- sociolinguistique.

Il parle plus volontiers d'attitudes, et traite ainsi de la façon dont les locuteurs perçoivent et évaluent les formes verbales, mais jamais de la manière dont ils peuvent en retour se sentir infériorisés ou dépréciés socialement parce qu'ils sont conscients de parler une (variété de) langue "hors norme".

Or, nous l'avions laissé entendre en introduction de ce travail, les dimensions représentationnelle et situationnelle sont fondamentales dans l'analyse des phénomènes de sécurité et d'insécurité linguistique, qui ne constituent peut-être pas des états aussi statiques et stables que ne le donnent à penser les conclusions de Labov, mais des réalités plus complexes, plus mouvantes, qui apparaissent ou disparaissent dans l'interaction.

Dès lors, on perçoit que notre travail devrait pouvoir trouver des enrichissements théoriques intéressants dans le courant interactionnel. Après avoir retracé, dans les grandes lignes, l'histoire de ce courant théorique, nous tenterons d'en présenter et d'en expliquer les principaux préceptes. Ce second paragraphe se donnera ainsi pour tâche de voir dans quelle mesure l'approche interactionnelle peut nous permettre d'affiner l'analyse des phénomènes de sécurité et d'insécurité linguistique, et donc d'en mieux rendre compte.

II.L

E COURANT INTERACTIONNEL