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SECURITE ET INSECURITE LINGUISTIQUE. APPROCHES SOCIOLINGUISTIQUE ET PRAGMATIQUE D'UNE SITUATION DE CONTACTS DE LANGUES : LA REUNION

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Texte intégral

(1)

U N I V E R S I T E D E

P

R O V E N C E

FORMATION DOCTORALE Langage et parole

LCF / UPRES-A 6058 DU CNRS

Année universitaire 1998-1999

Aude BRETEGNIER

SECURITE ET INSECURITE LINGUISTIQUE

APPROCHES

SOCIOLINGUISTIQUE ET PRAGMATIQUE

D'UNE SITUATION

DE CONTACTS DE LANGUES :

LA REUNION

Thèse présentée pour l'obtention du Doctorat nouveau régime

Direction de recherche : PR D. de ROBILLARD, Université de la Réunion

Soutenance : 28 janvier 1999, Université de La Réunion Pré-rapporteurs :

- PR. Marie-Christine HAZAËL-MASSIEUX. Directrice de l'Institut d'Études Créoles

et Francophones (I.E.C.F.). Université de Provence.

- PR. Michel FRANCARD. Université catholique de Louvain. Belgique.

Composition du jury de soutenance

- PR. J. BILLIEZ, Université Stendhal de Grenoble 3 (Présidente du jury).

- PR. M. FRANCARD, Université catholique de Louvain. Belgique.

- PR. D. de ROBILLARD, Université de la Réunion.

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situation de contacts de langues : la Réunion.

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"Nous écrivons éclairés par chaque mot. Il y a tant de lumière dans une page d'écriture que le ciel en serait sûrement jaloux si elle pouvait être perçue de l'extérieur." (Edmond Jabès, Le livre des ressemblances, 1980, vol. 3 : 10)

Ces quelques pages d'écriture, pour Jeanne, ma première fille, qui découvre déjà la difficulté de se dire. Pour qu'elle sache qu'elle n'est pas étrangère à la lumière qui a guidé cette incessante, et difficile, quête de mots.

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REMERCIEMENTS

Que tous ceux qui m'ont fait confiance, et ont contribué de manières diverses, directement ou indirectement, à ce travail se trouvent ici remerciés. Je pense en particulier :

à Didier de Robillard, directeur de ce travail, avec lequel j'ai effectivement appris à construire des relations faites à la fois de distance et de proximité, qui a su supporter mes espoirs, mes changements d'humeur, mes inquiétudes, mes démesures et mes hyper-mesures, avec une dextérité et une sérénité qui m'ont souvent laissée admirative, et dont je tiens vraiment à le remercier ;

aux membres de mon jury, Madame Jacqueline Billiez, Messieurs Jacky Simonin, Michel Francard, et naturellement Didier de Robillard, que je remercie d'avoir consenti à être les acteurs de cette soutenance, et de m'accompagner dans ce moment décisif ;

à Madame Marie-Christine Hazaël-Massieux, qui a eu la gentillesse de se porter volontaire pour être rapporteur de ma thèse, et que je remercie pour ce qui m'est apparu être comme de la rigueur dans l'humanité, ses précieux conseils et sa grande patience à mon égard ;

à toute l'équipe de l'UPRES-A 6058 du CNRS de la Réunion dirigée par Jean-Claude Carpanin Marimoutou, équipe par laquelle j'ai constamment été encouragée, soutenue, portée voire supportée, ainsi qu'à celle de l'IECF d'Aix-en-Provence, dirigée par Marie-Christine Hazaël-Massieux ;

à Christian Barat et Carpanin Marimoutou, qui ont eu la gentillesse de me mettre en contact avec les premiers témoins de mes enquêtes ;

à Michel Beniamino et Claudine Bavoux, pour leurs conseils, pour les articles qu'ils m'ont régulièrement adressés, et simplement pour leur présence ;

à Patricia Sitalapresad, secrétaire de l'UPRES-A 6058 du CNRS de la Réunion, pour ses "tuyaux", sa bonne humeur et son amitié ;

aux équipes des universités de Rouen (IRED), Neuchâtel, et Montpellier (équipe des praxématiciens), qui m'ont reçue en décembre 1994 et m'ont permis d'explorer leurs fonds documentaires ;

à Daniel Baggioni qui a eu la gentillesse de relire de façon à la fois très efficace et très rigoureuse la partie de ma thèse qui concerne l'histoire de la sociolinguistique ;

à Nicole Gueunier, pour m'avoir aidée, indirectement, à vaincre mes premières inhibitions quant aux enquêtes de terrain ;

à Pierre Dumont, coordonateur du réseau Sociolinguistique et Dynamique des langues ;

à Claude Poirier, de l'université de Laval et du Trésor de la langue française, qui a eu la gentillesse de me faire parvenir, en 1995, plusieurs articles sur les problèmes relatifs aux français "régionaux", qui ont constitué une aide précieuse dans ma recherche ;

au Conseil Régional de la Réunion, auquel j'ai fait appel pour m'aider à financer la reproduction de cette thèse, et qui a répondu très rapidement, et de façon très efficace, à cet appel.

à l'AUPELF-UREF, qui a partiellement financé le programme de recherche "Insécurité linguistique" de l'UPRES-A 6058 du CNRS de l'Université de la Réunion ;

à la Banque de la Réunion, ainsi qu'au Service Intérieur de l'Université, qui m'ont permis de diffuser une note à travers leurs services, et autorisé les volontaires à venir participer aux entretiens pendant leurs heures de travail.

Je pense aussi à mes amis, à celles et ceux qui ont partagé des moments de ma vie à la Réunion ; ainsi qu'aux témoins, sans lesquels rien n'aurait pu se faire, qui ont, des heures durant, tenté de mettre pour moi des mots sur leurs expériences, leurs souvenirs et leurs difficultés, que j'espère n'avoir jamais trahis ou interprétés à outrance.

J'adresse aussi toute ma tendresse à ma famille, en particulier à mes parents, dont j'ai dû m'éloigner pour accomplir ce travail (qui s'est finalement avéré être bien plus qu'un simple exercice académique), et dont la personnalité, l'histoire et le rapport à l'autre ne sont très certainement pas étrangers à mon intérêt pour la linguistique, ainsi qu'à ma grand'mère, pour son optimisme, sa force de vie, et ses encouragements constants.

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SOMMAIRE

INTRODUCTION GENERALE ... 5

PREMIERE PARTIE : THÉORIES ET MÉTHODOLOGIES ... 15

Premier Chapitre : Sociolinguistique : bref historique ... 18

Deuxième Chapitre : Quelle sociolinguistique ? Vers un consensus théorique ... 26

Troisième Chapitre : Synthèse théorique et méthodologique ... 49

DEUXIEME PARTIE : PRESENTATION DU TERRAIN : LA SITUATION SOCIOLINGUISTIQUE DE LA REUNION ... 112

Premier Chapitre : La Diglossie. Fondements théoriques ... 115

Deuxième chapitre : La Situation sociolinguistique de la Réunion ... 138

Troisième chapitre : Sécurité et insécurité linguistique à la Réunion : quelques perspectives ... 185

TROISIEME PARTIE : SECURITE ET INSECURITE LINGUISTIQUE : PROBLEMATIQUE ... 223

Premier Chapitre : Sécurité / insécurité linguistique : Présentation des travaux ... 225

Second Chapitre : Sécurité / insécurité linguistique : vers la construction d'un modèle ... 309

QUATRIEME PARTIE : EXPLOITATION DU CORPUS. ANALYSES ET RÉSULTATS ... 347

Premier Chapitre : Description et présentation des enquêtes ... 348

Deuxième Chapitre : Analyses de contenu ... 407

CONCLUSION GENERALE : SYNTHESES, RESULTATS, PERSPECTIVES ... 728

I. Rappel de la démarche et de la logique de pensée ... 729

II. Typologie d'insécurité linguistique et catégorisation sociolinguistique à la Réunion ... 741

III. Difficultés, limites, points critiques : les derniers pas dans la quête de légitimité ... 752

BIBLIOGRAPHIE………762

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Du fond de la mer monta un grondement étrange. De grands nuages de fumée envahirent le ciel. Dans l'abîme, le feu et l'eau jouaient à s'entredévorer, à s'étreindre, à se fondre […] De leur fougueuse et dernière étreinte, surgit l'île terre, fruit de leurs amours tumultueuses. (I. Hoarau,

1986 : 5)

Comme l'indique son titre, la présente thèse se propose de réfléchir sur les notions de sécurité et d'insécurité linguistique, et de tenter, à partir de l'observation d'attitudes et de comportements linguistiques sur le terrain réunionnais, d'en rendre compte au moyen d'un modèle théorique, élaboré à partir de l'analyse d'un corpus constitué par des enquêtes menées à la Réunion entre 1994 et 1997.

1. É

MERGENCE D

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UN SUJET DE RECHERCHE

Nous voudrions commencer cette introduction en nous interrogeant brièvement sur l'émergence, la conception et la construction d'un sujet de thèse. Cette question, passée la plupart du temps sous silence par les chercheurs, nous semble pourtant d'autant plus importante que la construction d'un sujet de recherche, sa définition, sa délimitation, sa problématisation, nous apparaissent comme un des problèmes les plus difficiles à résoudre lorsqu'il s'agit de bâtir et de mettre en place une recherche. La notion d'"émergence", qui suppose un processus d'autonomisation d'un objet à partir d'un autre objet dont il fait d'abord partie, n'a naturellement pas ici été choisie de façon fortuite.

Dans un premier temps, il est bien évident que la formulation d'un sujet de thèse (ou de recherche en général) résulte au moins partiellement d'un ensemble de contraintes extérieures au chercheur (intérêts et préoccupations du directeur de recherche et / ou de l'équipe dans laquelle on travaille, actualité scientifique dans son ensemble, etc.). Il va sans dire qu'une recherche n'est jamais isolée, totalement indépendante, mais s'inscrit au contraire en continuité, en complémentarité et / ou en opposition avec un ou plusieurs courant(s) scientifique(s) particulier(s), un ensemble de travaux préexistants sur le ou les sujet(s) que l'on souhaite traiter, etc. Toutefois, si cet ensemble de contraintes extérieures permet de faire "apparaître" le sujet, d'en donner la première formulation, elles ne suffisent pas, à notre sens, à son émergence, qui permettra au chercheur de définir ses propres perspectives, de concevoir et de formuler ses propres questionnements, et de fait, de bâtir sa propre problématique.

En effet, il nous apparaît que c'est bien à partir du chercheur que doit s'opérer cette émergence, conçue comme un processus évolutif, actif, mouvant, organisé dans le temps, et qui peut du reste ne prendre véritablement son sens qu'au cours de la construction du travail. Dans une communication faite à l'université de la Réunion en septembre 1995, le poète, écrivain et militant créoliste mauricien Dev Virahsawmy commençait sa conférence en disant une chose qui a longtemps fait écho à nos oreilles de chercheuse débutante. Si pendant de nombreuses années, disait-il, il avait pensé son travail comme une contribution au projet social de reconnaissance et de valorisation du créole mauricien, il avait finalement compris que tout ce qu'il avait fait et continuait à faire ne contribuait en fait qu'à une seule chose :

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7 donner du sens à sa vie. C'est à partir du moment où il pouvait donner du sens, définir sa vie, que son travail pouvait effectivement prendre à son tour tout son sens, et donc véritablement servir les causes qu'il pouvait servir.

Notre travail ne s'inscrit dans aucun mouvement militant. L'idée, toutefois, qui nous semble ici importante à retenir, et qui fait que nous rejoignons le propos de l'écrivain Virahsawmy, est que la construction d'une recherche est un processus circulaire, dont le sujet et la problématique ne peuvent véritablement émerger du chercheur qu'à partir du moment où celui-ci commence à comprendre en quoi ce sujet, au delà de toutes les circonstances extérieures qui ont initialement permis son apparition et sa première formulation, est aussi en mesure de répondre à des questionnements qui lui sont personnels. C'est à notre sens à partir de là que le véritable travail peut se faire, parce que c'est ce qui lui donne véritablement corps, lui permet de faire sens, et de fait permet son émergence.

En ce sens, il nous semble que ce qui fait sans doute tout l'intérêt, mais aussi toute la difficulté de la mise en place d'une recherche, est qu'elle comporte une part subjective et même autobiographique, qu'il convient d'explorer pour donner un vrai sens à son travail, mais en même temps dont il faut savoir se détacher, par rapport à laquelle il s'agit de prendre suffisamment de recul et de distance pour en faire un sujet objectivable, extérieur à soi, pour véritablement bâtir un objet de recherche, susceptible d'apparaître pertinent aux yeux d'autres chercheurs, de présenter un intérêt pour autrui et pas seulement pour soi-même. En ce sens, nous terminerons l'introduction de cette introduction en disant que l'émergence du sujet de recherche aboutit peut-être en fait à la séparation du sujet chercheur avec le sujet cherché, qui peuvent alors l'un et l'autre prendre leur indépendance, et se construire, le premier en sujet chercheur à part entière, objectif, distancié, et le second en véritable objet de recherche.

Ce qui vient d'être dit permettra sans doute au lecteur de deviner que la construction de cette recherche s'est avérée à la fois longue et difficile. Le thème de l'insécurité linguistique est en outre un sujet de recherche d'autant plus difficilement objectivable qu'il fait forcément appel à des problématiques personnelles, originelles, relatives à l'enfance, à la construction du dire, à l'apprentissage de soi et de sa relation à l'autre, et sur lesquelles il a bien fallu nous interroger afin de tenter précisément de faire la part des choses entre le sujet et l'objet, et finalement de transformer ce sujet en objet. À présent que nous pensons y être parvenue, il nous semble que l'on peut trouver là, nous allons y revenir, quelques éléments d'explications sur l'organisation globale de cette thèse.

2.

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UN

DOMAINE D

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ETUDE A DEFINIR

Ce travail se donne ainsi comme objectif de partir à la recherche des sources, des manifestations, et des conséquences de la sécurité et de l'insécurité linguistique sur les comportements et les attitudes linguistiques d'une part, et sur la situation sociolinguistique globale d'autre part.

Découverte au début du 16° siècle, la Réunion reste pratiquement déserte pendant plus d'un siècle, jusqu'au moment où la France en prend possession. Devenue dès lors colonie

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situation de contacts de langues : la Réunion.

française, elle gardera ce statut jusqu'en 19461, année au cours de laquelle elle devient un

département français d'outre-mer, au même titre que la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane française.

La situation sociolinguistique réunionnaise est une situation classiquement décrite en terme de "diglossie", qui comporte, si l'on schématise et simplifie à l'extrême, au moins deux systèmes linguistiques, le français et le créole, socialement hiérarchisés, auxquels sont attribués des valeurs et des statuts inégaux. De façon très résumée, on peut dire que le français est doté du prestige que lui confèrent son statut de langue officielle et nationale, son histoire, sa tradition littéraire, et sa place dans la stratification des langues à un niveau mondial, tandis que le créole est un système jeune, non-standardisé, peu valorisé sur le plan social, doté d'une histoire difficile et chaotique. Toutefois, si la notion de "diglossie" permet effectivement de rendre compte de la hiérarchisation sociale des systèmes en présence, elle ne correspond que peu à la réalité sociolinguistique, bien plus complexe que la simple coexistence du français et du créole. Si ces deux systèmes semblent, de prime abord, les plus facilement repérables, il est plus juste de les considérer comme les deux pôles d'un "continuum linguistique" (Chaudenson et Carayol, 1978), que constituent une pluralité de variétés, entre lesquelles ils est souvent malaisé de situer des frontières stables et bien délimitées, non seulement pour le linguiste qui tente de décrire la situation, mais aussi pour les locuteurs eux-mêmes, qui de fait encourent souvent le risque de produire des discours où français et créole sont susceptibles de se rencontrer, d'interférer l'un sur l'autre. La notion de continuum présente de fait l'avantage de mieux rendre compte de la complexité, de la mouvance, et du caractère évolutif de la situation linguistique réunionnaise.

Cette situation semble provoquer, chez certains locuteurs réunionnais, une certaine "insécurité linguistique" en français, insécurité qui peut dès lors être décrite, de façon forcément imparfaite et provisoire, comme la peur d'être socialement déprécié parce que l'on parle / croit que l'on parle / est considéré comme parlant mal, c'est-à-dire de manière non conforme et donc fautive par rapport à la norme linguistique du français standard. En d'autres termes, l'insécurité linguistique correspondrait globalement à la perception, par un locuteur, d'une distance entre sa propre façon de parler et celle qui est socialement définie comme "correcte".

Le thème de l'insécurité linguistique semble de fait permettre une nouvelle approche des situations traditionnellement décrites en terme de "diglossie", en prenant comme point de départ non plus (seulement) l'étude des rapports qu'entretiennent les variétés linguistiques entre elles, mais plutôt celle des rapports entre les systèmes linguistiques et les locuteurs, l'analyse des rapports aux normes et leurs conséquences sur les pratiques discursives, ce qui nécessite de prendre en compte la question des représentations épilinguistiques.

Il s'agira par conséquent d'essayer de décrire et de définir ce que l'on entend par "insécurité linguistique", d'en observer les manifestations, les causes, les conséquences, de voir dans quelle mesure la façon dont les individus se sentent sécurisés ou insécurisés face à leur(s) langue(s), (toujours) autorisés ou non à en faire usage, compétents ou incompétents sur le plan linguistique, intervient sur leur manière de se définir socialement, de se situer dans l'organisation sociale, de se positionner et d'agir dans les échanges verbaux. Nous devrons ainsi nous interroger sur les liens entre l'insécurité linguistique et l'organisation

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9 sociolinguistique hiérarchisée, voir si certains types de locuteurs ou certains groupes sociaux sont plus enclins que d'autres à de tels sentiments. Il s'agira de voir si l'insécurité linguistique laisse des traces dans les productions linguistiques, comment elle peut être repérée, comment elle est représentée, dite, suggérée, ou au contraire niée, occultée, quels sont ses effets, dans quelle mesure elle bloque ou au contraire stimule la parole, quelles sont les stratégies qui permettent aux locuteurs de l'atténuer, voire de la surmonter, etc. Autant de questionnements qu'il s'agira de reformuler, de rassembler, et d'ordonner.

3.

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DOMAINE D

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ETUDE

Avant de présenter le cheminement de la démarche qui a été suivie, il convient de s'interroger sur le domaine d'étude dans lequel nous inscrivons notre travail. On pourrait penser, dans la mesure où la sécurité et d'insécurité linguistique sont des sentiments, donc constituent des manifestations affectives, que nous nous orientons vers le domaine de la psycholinguistique. Toutefois, si l'on peut montrer que la sécurité et l'insécurité linguistique sont liées à l'organisation sociolinguistique, à la hiérarchisation sociale des (variétés de) langues, et à celle des groupes qui les parlent, autrement dit sont une conséquence des rivalités et des conflits qui s'expriment dans les rapports inter-groupaux et interlectaux, et qu'en retour, il n'est pas impossible que ces phénomènes aient une incidence sur ces rapports, on peut poser que la sécurité et l'insécurité linguistiques sont bien des manifestations sociales, dont l'étude, l'analyse et la description s'inscrivent dans le domaine de la sociolinguistique.

Cela dit, s'il est important de se positionner dans un domaine de recherche précis, il n'est pas toujours très facile de situer précisément les frontières qui délimitent par exemple la psychologie, dont une branche est dite psychologie sociale, et la sociologie, et de fait les frontières qui délimitent la psycholinguistique et la sociolinguistique, dont les objets de recherches convergent souvent, et qui font en outre de plus en plus souvent appel aux concepts, mais également aux méthodologies initialement réservés à l'autre discipline. C'est le point de vue de Madeleine Grawitz (1996), qui écrit :

"Les différentes sciences sociales étudient les secteurs d'un même ensemble : l'activité humaine. Ces secteurs ne sont pas toujours clairement définis et leur séparation, leur classification ne peuvent qu'être arbitraires et temporaires." (1996 : 70)

De fait, au lieu d'être conçues dans leur complémentarité, les disciplines qui composent les sciences sociales sont souvent en compétition les unes par rapport aux autres. Pour Madeleine Grawitz (1996 : 306), ce phénomène peut en partie s'expliquer par le fait qu'il n'existe pas en sciences sociales, comme dans les sciences de la nature, de hiérarchie reconnue entre les notions et les problèmes à résoudre, ce qui fait qu'elles s'affrontent, chacune cherchant à dominer les autres, au lieu de s'unir pour progresser, comme le font par exemple (si l'on s'en tient à la vision relativement idyllique que semble avoir Grawitz des sciences "dures") les mathématiques, la physique et la chimie.

En réalité, il n'est pas réellement de phénomène qui relève typiquement d'une seule discipline. Tout dépend de ce que le chercheur veut mettre au jour et de la façon dont il procède. La sécurité et l'insécurité linguistique en tant que telles sont effectivement des

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sentiments (de gêne, de honte, d'infériorité, etc.) liés au langage, à la façon de parler, et qui peuvent relever, si on veut en décrire les manifestations individuelles, de la psycholinguistique. Par contre, étudier les causes et les répercussions de ces sentiments sur une situation linguistique globale ainsi que ses manifestations sociales nous semblent bien relever de la sociolinguistique. Autrement dit, il s'agit effectivement de partir de phénomènes d'abord perceptibles sur un plan individuel, mais qui s'observent chez une grande majorité des membres de la communauté linguistique, et de voir quels sont leurs liens avec les structures sociales et sociolinguistiques, comment celles-ci agissent sur les perceptions épilinguistiques, et en retour, dans quelle mesure ces perceptions et ces sentiments ont des répercussions sur l'organisation sociolinguistique globale.

L'objectif de ce travail ne sera donc pas seulement de décrire l'expression des sentiments de sécurité de d'insécurité linguistique, mais aussi de chercher à en observer les causes et les manifestations sociales à la Réunion, de montrer quelles retombées, quelles conséquences ils peuvent avoir sur la situation sociolinguistique de l'île, sur sa dynamique, comment ils la façonnent, voire la font évoluer, etc. Autrement dit, l'objet de cette thèse sera de voir comment les phénomènes de sécurité de d'insécurité linguistique peuvent constituer un moyen de re-poser les problèmes attachés à la problématique de la diglossie, en l'observant de l'intérieur, à partir des représentations sociales qui lui sont attachées.

4.

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:

DEMARCHE

Ce travail sera organisé en quatre parties principales, elles-mêmes subdivisées en différents chapitres. La première partie consistera à poser les cadres théorique et méthodologique dans lesquels se situent nos réflexions et notre recherche.

Il nous a d'abord semblé nécessaire, afin de bien préciser ce cadre de recherche, de remonter à ses sources. La sociolinguistique est une discipline encore relativement récente, les pistes de recherche qu'elle offre sont foisonnantes et prennent leurs sources dans des approches théoriques diverses, empruntées à la fois à la sociologie et à la linguistique. Ce foisonnement rendait obligatoire, dans un souci d'exhaustivité, de clarté, et de rigueur, le classement et l'ordonnancement des courants de recherche et des différentes approches, et ce d'autant plus que notre objectif est de tenter de rassembler deux grands courants, le courant positiviste et le courant phénoménologique (et donc, pour ce qui est de la sociolinguistique, le courant variationniste et le courant interactionnel), longtemps opposés sur les plans épistémologique, théorique et méthodologique, et de tenter de faire apparaître leur complémentarité.

Nous ne sommes pas, loin de là, la première à essayer d'entreprendre ce genre de rapprochement théorique et méthodologique. Ces dernières décennies, nous le verrons, les chercheurs en sociolinguistique mais aussi en sciences sociales en général, sont en effet de plus en plus tentés de rapprocher le courant positiviste, qui prône une démarche méthodologique de type expérimental basée sur une approche quantitative, et le courant phénoménologique et interactionniste, qui préconise une méthode de recherche de type qualitatif, dont l'objet central d'investigation est le sujet, replacé dans son contexte

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11 socioculturel et observé en situation d'interaction. Toutefois, si les recherches actuelles tendent à souligner avec de plus en plus d'insistance l'importance de ce type de rapprochement épistémologique, peu s'y attellent réellement et le travail de synthèse et de mise au jour des aspects complémentaires reste encore largement à faire. Notons toutefois dès lors que nous n'avons pas ici l'ambition de parvenir à une telle synthèse, mais simplement de tenter d'apporter quelques éléments de réflexion pouvant, peut-être, y contribuer.

Le choix que nous avons fait là est par conséquent loin d'être le plus facile, mais il nous a semblé à la fois nécessaire et pertinent pour rendre compte, de façon la plus objective et rigoureuse possible, de l'insécurité linguistique dans toute la complexité que nous pressentons dès à présent. La première partie nous permettra par conséquent de donner une assise théorique et méthodologique à l'ensemble de notre recherche.

Cela fait, nous pourrons nous consacrer à la présentation du terrain sociolinguistique sur lequel repose ce travail. Cette présentation constituera la seconde grande partie de la thèse, qui se donnera comme objectif de faire apparaître les questionnements qui nous semblent les plus pertinents dans la perspective de construction d'une problématique des phénomènes de sécurité et d'insécurité linguistique. Nous commencerons ainsi par faire le point sur les travaux menés jusqu'ici sur la situation sociolinguistique réunionnaise, les passerons en revue et les synthétiserons afin de déterminer en quoi les notions de sécurité et d'insécurité linguistique sont susceptibles d'enrichir et de mieux comprendre cette situation, et nous paraissent en mesure de rendre compte de réalités Jusque-là, à notre sens, trop peu prises en compte et / ou trop rapidement décrites.

Ça n'est qu'au terme de ces mises au point que nous pourrons nous consacrer tout à fait aux notions centrales de cette thèse que sont les notions de sécurité et d'insécurité linguistique, et ce même si on aura eu soin, tout au long des deux premières parties, d'en montrer les rapports constants avec notre propos. Dans cette troisième partie, nous commencerons ainsi à nous attacher à une présentation synthétique et analytique des travaux qui ont été Jusque-là entrepris, et ils commencent à être nombreux, sur ces questions de sécurité et d'insécurité linguistique. Nous proposerons de classer ces travaux en deux grands "courants". Le premier sera constitué par les travaux auxquels on fait classiquement référence quand on aborde ces thèmes, et sera, entre autres pour cette raison, baptisé le courant "orthodoxe" de l'insécurité linguistique2. Pourtant, en dehors de ces travaux, un certain

nombre de recherches sociolinguistiques, menées en particulier sur les terrains occitan, catalan et corse, semblent pouvoir contribuer à la théorisation à laquelle nous souhaitons aboutir, en proposant des notions autres que celle d'insécurité linguistique, mais qui la recoupent et éventuellement la complètent. Ces travaux sont rassemblés en un second courant baptisé, en regard du premier, le courant "hérétique". Cette opposition terminologique, naturellement, est tout à fait discutable, et pourra paraître sinon polémique, en tous cas quelque peu provocatrice. Nous prenons néanmoins le risque de la conserver, et expliquerons ce choix en temps voulu. Dans les grandes lignes, l'axe de partage entre les deux "courants" sépare les travaux explicitement centrés sur l'insécurité linguistique, qui partent de cette notion et tentent de la décrire et de l'étudier, et ceux pour lesquels cette notion est secondaire, ou plus exactement, nous semble-t-il, apparaît comme l'un des constats empiriques des analyses sociolinguistiques de terrain. En réalité, cet axe n'est pas aussi clair dans la mesure où le premier courant est initié par les travaux de William Labov sur la stratification sociale de l'anglais à New-York, qui constituent une des références essentielles en matière de sécurité

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et d'insécurité linguistique, mais qui sont en fait bien loin, nous le verrons, de se centrer sur ces notions. Nous reviendrons naturellement là-dessus et verrons dans quelle mesure il convient néanmoins de maintenir cette distinction, et en fonction de quels critères elle est opérable. Dans le second temps de cette troisième grande partie, nous nous attacherons, à la lumière de tout ce qui aura été vu Jusque-là, mais aussi en regard des données de notre corpus (présenté dans son intégralité dans les documents annexes de la thèse), à présenter notre propre problématique de la sécurité et de l'insécurité linguistique, ainsi qu'à poser les bases à la fois d'une modélisation et d'une typologie de ces phénomènes, modélisation et typologie qui seront, cela va sans dire, proposées à titre hypothétique.

Nous serons ainsi à même de passer à la quatrième et dernière grande partie de la thèse, qui consistera en l'exploitation et l'analyse détaillée des données de notre corpus, essentiellement constitué par une série d'entretiens semi-directifs, menés auprès d'un échantillonnage de la population réunionnaise entre 1995 et 1997. Cette quatrième partie sera à son tour divisée en trois chapitres, dont le premier s'attachera à la description des enquêtes. Nous commencerons cette partie en présentant les modalités et les résultats d'une première micro-enquête, menée avant les entretiens à proprement dits, et utilisée dans le présent travail à titre de pré-enquête. Nous verrons en quoi cette micro-enquête nous a permis d'aboutir à un certain nombre de questionnements et à l'ouverture de quelques perspectives de recherches, et en quoi son exploitation a orienté les entretiens ultérieurs. Nous poursuivrons ce premier chapitre descriptif en abordant un certain nombre de problèmes relatifs à la mise en place des entretiens, et à l'organisation de leur déroulement. Cela fait, nous nous attacherons à exposer la méthodologie suivie pour procéder à l'échantillonnage de la population d'enquête, verrons quelles ont été les variables qui nous ont servi à catégoriser les témoins, et comment a été déterminée leur pertinence pour notre étude. Il s'agira en outre naturellement de présenter, de décrire et de justifier les protocoles, les objectifs et les modalités des enquêtes.

Le second chapitre sera consacré à l'exploitation et à l'analyse des entretiens constitutifs de notre corpus, entretiens dont l'intégralité a été retranscrite et rassemblée dans les documents annexes de la thèse. Cette exploitation sera organisée en quatre sous-parties, correspondant aux quatre premières "catégories sociales" (terme qui sera discuté et explicité) dans lesquelles nous avons classé les témoins ayant participé à l'enquête, et qui constituent du reste, en elles-mêmes, des hypothèses de travail, dans la mesure où l'appartenance à une catégorie suppose une certaine homogénéité quant aux attitudes, aux comportements et aux discours épilinguistiques, et de fait quant aux rapports aux normes. Un premier objectif de l'analyse des corpus sera ainsi de confirmer, d'infirmer, ou de nuancer cette hypothétique homogénéité, et cette répartition sociale des témoins. L'exploitation des entretiens consistera à la fois en une analyse formelle, à travers laquelle seront en particulier étudiés les mécanismes de prise en charge énonciative, d'implication ou au contraire de mise à distance de l'énonciateur par rapport à son discours, l'emploi des pronoms personnels et des temps verbaux, ainsi que l'utilisation des langues, les phénomènes d'alternance langagière, et en une analyse thématique, de contenu, dans laquelle seront regroupés les différents grands thèmes abordés en entretiens et analysées les attitudes des témoins.

Cette double analyse visera de fait à déterminer si la sécurité et l'insécurité linguistique laissent des traces dans les énoncés, traces formelles (configurations particulières de marques temporelles, de pronoms personnels, de modalités énonciatives, etc.), et / ou traces quant aux thèmes abordés, aux types d'attitudes adoptées vis-à-vis des questions posées. Cette étude permettra de fait de comparer les attitudes linguistiques et les comportements des témoins, en

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13 se demandant si les types de comportements et d'attitudes coïncident avec les catégorisations des témoins obtenues grâce aux variables sociales.

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5.

Q

UELQUES RAPIDES COMMENTAIRES SUR LA DEMARCHE

ADOPTEE

Pour conclure cette introduction, il convient de noter que l'organisation de ce travail de thèse ne reflète que partiellement le déroulement de notre travail sur le plan chronologique, qui laisserait penser que la théorie a toujours précédé la pratique et le travail de terrain. D'une part, il faut bien que le lecteur ait à l'esprit que cette thèse fait au moins partiellement suite à une recherche antérieure (Bretegnier, 1993), travail qui avait largement favorisé une connaissance empirique du terrain sociolinguistique réunionnais, et qui, en outre, a motivé la présente recherche. D'autre part, et en ce qui concerne cette thèse, il est vrai que le travail était difficile, dans la mesure où il s'agissait de réfléchir à des notions très peu théorisées Jusque-là et souvent considérées comme floues, aléatoires, peu saisissables. Ainsi, avant de procéder aux enquêtes, il s'est effectivement agi de bien réfléchir à ce que nous voulions chercher. Nous ne pouvions ainsi que difficilement faire autrement que de procéder, avant de présenter nos propres enquêtes, aux synthèses et aux réflexions qui constituent les trois premières parties. Il va toutefois sans dire que c'est bien systématiquement à partir d'observations de terrain qu'ont pu commencer à être mises en place les premières hypothèses, les directions initiales de travail, et qu'ont pu être formulés les premiers questionnements. Ces exploitations seront finalement reprises et rassemblées en un troisième chapitre, dans lequel il s'agira de faire apparaître de manière synthétique les réponses aux différents questionnements, ainsi que les conclusions et les résultats auxquels auront pu aboutir les enquêtes.

Pour l'heure, il va donc s'agir de s'interroger sur l'assise théorique et méthodologique de notre recherche.

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PREMIERE PARTIE

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situation de contacts de langues : la Réunion.

L

IMINAIRE

L'observation, sur le terrain réunionnais, des comportements verbaux et des attitudes face aux langues a comme objectif final, nous l'avons annoncé en introduction, de voir si l'on peut rendre théoriquement compte du couple notionnel sécurité / insécurité linguistique, comment on peut le faire, et en quoi ce type de sentiment est susceptible d'avoir des conséquences sur les comportements verbaux d'une part, et sur la situation sociolinguistique globale d'autre part. Cet essai de théorisation nécessite naturellement au préalable de faire le point sur un certain nombre de concepts, de théories, mais aussi de techniques et de méthodes.

Avant tout, il convient de nous situer dans un courant théorique général précis, ce qui n'est pas chose aisée ; comme nous allons le voir, l'analyse et la description des notions de sécurité et d'insécurité linguistique semblent devoir faire appel à au moins deux grands courants théoriques de la sociolinguistique, longtemps en rupture l'un par rapport à l'autre, mais entre lesquels il nous semble nécessaire de rendre compte, non plus (seulement) d'oppositions et de divergences, mais aussi d'une certaine complémentarité. De façon corollaire, ces deux approches théoriques s'apparentent globalement à deux orientations méthodologiques, que nous présenterons de façon synthétique, et dont nous tenterons également de faire apparaître le caractère complémentaire.

Cette première partie tentera par conséquent de donner une assise théorique et méthodologique à l'ensemble de notre recherche ; il conviendra de présenter rapidement les deux grands courants que sont la sociolinguistique variationniste d'une part, et le courant interactionniste / interactionnel3 d'autre part, de tenter de faire le point sur un certain nombre

de notions sociolinguistiques primordiales dont les conceptions sont forcément différentes d'une perspective théorique à l'autre, pour essayer de voir ce qui pourra par la suite nous aider à établir une théorisation des phénomènes de sécurité et d'insécurité linguistique.

Cette partie constituera un préalable indispensable à la présentation de notre problématique et de nos premières hypothèses concernant notre sujet, ainsi qu'une présentation des choix méthodologiques qui ont guidé l'élaboration de nos enquêtes de terrain. Cette partie sera organisée en trois grands chapitres.

Nous retracerons en premier point, dans les très grandes lignes, l'histoire de la sociolinguistique. De façon très schématique, on peut dire que trois étapes essentielles ont mené à la sociolinguistique contemporaine, et à sa reconnaissance, par la communauté des linguistes, comme spécialité au sein des sciences du langage. Ces trois étapes seront présentées, pour plus de logique et de simplicité, dans un ordre chronologique.

La plus ancienne est marquée par l'apparition, dès la période de la Révolution française, d'un intérêt pour la dialectologie ainsi que pour la géographie linguistique. Nous commencerons ainsi par voir comment ces spécialités ont évolué, les travaux auxquels elles

3 Nous nous expliquerons sur cette distinction terminologique, assez peu couramment pratiquée dans la littérature sociolinguistique.

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17 ont donné lieu, et le rôle qu'elles ont joué dans le processus d'édification de la sociolinguistique.

Au siècle suivant, débute l'histoire de la linguistique dite moderne4, qui se double, dès

l'origine, d'un conflit qui oppose, d'une part, ceux qui préconisent que son objet doit se concentrer sur l'étude de la structure des systèmes linguistiques, conçus en synchronie comme des ensembles cohérents, invariants et autonomes, en prenant le moins possible en compte les paramètres "externes" à cette structure linguistique même, susceptibles de faire apparaître la variation ou l'évolution ; et d'autre part ceux qui, à l'inverse, prônent que l'étude et la description de la langue, la compréhension de ses mécanismes, nécessitent qu'on la replace dans son contexte socio-historique, et considèrent qu'il est artificiel et restrictif de vouloir se cantonner à la seule description des structures linguistiques internes.

Nous présenterons et expliquerons ainsi l'origine, l'évolution et le dénouement de ce conflit initial, et verrons comment il a participé à l'apparition de la sociolinguistique. Enfin, nous présenterons les caractéristiques du courant linguistique marxiste, et verrons comment ce courant a, à son tour, contribué au cheminement théorique vers la sociolinguistique.

Après ce tour rapide d'horizon introductif, nous pourrons exposer le cadre théorique qui sert d'assise à ce travail. Nous verrons que le traitement du couple sécurité / insécurité linguistique nécessite en fait d'établir une sorte de compromis entre les deux principaux courants contemporains en sociolinguistique. Nous commencerons ainsi par présenter ces deux courants, leur genèse, leurs préceptes, les travaux auxquels ils ont donné lieu, leur caractère opératoire dans le cadre de notre travail de recherche, mais aussi leurs limites et les raisons qui nous ont amenée à faire le choix de n'adopter ni l'un ni l'autre dans sa totalité, mais au contraire de nous inspirer des deux et de les concevoir de façon complémentaire.

Le premier grand courant est issu de l'école variationniste, à laquelle s'attache essentiellement le nom de William Labov, dont il n'est sans doute pas exagéré de dire qu'il est l'un des principaux fondateurs de la sociolinguistique. Il est en outre et surtout, pour ce qui nous intéresse directement ici, l'initiateur de l'expression "insécurité linguistique".

Le second courant, interactionniste / interactionnel, s'oppose traditionnellement au premier, tant sur le plan théorique que méthodologique. Le passage en revue et le commentaire des raisons de ces oppositions constitueront le second chapitre de cette première partie.

Notre troisième partie, qui constituera une synthèse, s'articulera à son tour en trois principaux moments. Dans un premier temps nous tenterons de faire le point sur des notions clés de la sociolinguistique et pertinentes pour ce travail, à savoir celles de norme et de communauté linguistique. Nous passerons en revue les différentes conceptions de ces notions et déterminerons celles qui nous semblent les plus intéressantes pour notre propos. Dans un deuxième temps, nous exposerons les raisons qui nous ont poussée, dans l'objectif d'être mieux à même de rendre compte des phénomènes de sécurité et d'insécurité linguistique, à proposer et à tenter un consensus théorique entre les deux grandes approches. Nous exposerons naturellement la façon dont nous concevons cette association théorique, les intérêts qu'elle présente, mais aussi les difficultés qu'elle suscite.

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situation de contacts de langues : la Réunion.

Enfin, dans un troisième temps, nous porterons notre attention sur les questions méthodologiques, de mise en place des enquêtes de terrain et d'exploitation de corpus. Nous verrons qu'il existe principalement deux grandes approches quant au recueil de données et à l'analyse de celles-ci, qu'un ensemble de présupposés, d'objectifs et par conséquent de techniques ont longtemps opposées. À l'instar de la discussion théorique qui aura précédé, nous interrogerons ces oppositions et nous demanderons dans quelle mesure les différentes méthodes, parallèlement aux courants théoriques, sont susceptibles de s'adjoindre et de se compléter afin de rendre compte de façon à la fois plus fine et plus globale des réalités sociales à décrire.

Cette première partie ne concernera pas directement le thème clé de ce travail. Elle doit en fait être davantage lue comme une partie introductive, préliminaire indispensable à la présentation des phénomènes de sécurité / insécurité linguistique, auxquels nous ferons néanmoins souvent référence tout au long du développement. L'objectif final de cette thèse, comme nous l'avons dit, étant la proposition d'une théorisation de ces phénomènes, celle-ci doit être envisagée comme une construction, graduelle et évolutive, à la progression de laquelle chaque étape du développement global de la thèse contribuera. C'est dans cette mesure que nous proposerons, au fur et à mesure des éléments nouveaux que nous permettra de saisir la recherche, des définitions provisoires de la sécurité et de l'insécurité linguistique, qui évolueront et s'affineront, dans l'objectif de parvenir à un modèle suffisamment satisfaisant, suffisamment représentatif, pour constituer un modèle théorique.

PREMIER CHAPITRE

SOCIOLINGUISTIQUE

:

BREF HISTORIQUE

L'histoire de la sociolinguistique, qui sera ici présentée de manière extrêmement succincte, apparaît au fond comme relativement classique, si on choisit de la lire comme celle d'une tentative de gain de légitimité (thème récurent de cette recherche) d'une discipline comme science (du langage), au sein d'un premier ensemble que constitue les sciences du langage, ou la linguistique, et d'un second, plus large, que constitue la communauté scientifique. Si l'on avait choisi de suivre, pour la présentation des étapes significatives ayant mené à la constitution de la sociolinguistique, non pas un ordre chronologique, mais plutôt celui que dessine l'importance de l'influence des différentes approches, la logique nous aurait peut-être dicté de commencer cet exposé par l'avènement de la linguistique dans sa forme communément qualifiée de "moderne", et donc par les travaux du précurseur de la linguistique structurale, à savoir Ferdinand de Saussure. Le structuralisme, en outre, constitue le contexte scientifique dans lequel la sociolinguistique est apparue, et a dû progressivement s'imposer. Il semble toutefois plus cohérent, dans la mesure où il s'agit ici d'un chapitre à visée historique, de débuter avec la dialectologie, dont l'objet d'étude est constitué par les langues régionales, et qui prend son essor en Europe dès la fin du 18e siècle.

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19

I.

L

A DIALECTOLOGIE OU GEOGRAPHIE LINGUISTIQUE

C’est essentiellement au moment de la période de la Révolution française, qui se caractérise par d’intenses efforts vers l’unification linguistique, qu’est apparu en France un intérêt dans un premier temps pour le recensement (et par la suite pour l'étude) des dialectes, intérêt qui s'est peu à peu transformé, au cours du 19e siècle, en une véritable discipline linguistique : la dialectologie. L'objet d'étude des dialectologues est la variation linguistique dans l'espace, ou variation géolinguistique.

Les dialectologues se donnent pour tâche de décrire comparativement les différents "dialectes", ou variétés linguistiques propres à un lieu, à une "région", et d'établir les limites physiques de leur usage ; sont alors définies des zones dialectales selon des critères phonétiques, grammaticaux et lexicaux. De façon complémentaire la "géographie linguistique", branche de la dialectologie, se charge plus précisément de localiser la variation linguistique sur le territoire par le recueil sur le terrain de mots et d'énoncés transcris phonétiquement.

Au 19e siècle, la motivation essentielle des travaux issus de ce courant était de mettre en évidence la menace qui pesait en général sur les patrimoines culturels régionaux et en particulier sur les langues, ou dialectes d'Oïl et d'Oc constitutifs de l'ex-Gaule. En outre, la dialectologie, en tant que description et analyse linguistique des "parlers locaux" de France, présentait l'intérêt d'apporter des informations linguistiques intéressantes concernant le parcours évolutif du latin au français, en permettant d'en reconstituer toutes les étapes. Dans sa période faste, une partie importante du travail des dialectologues, consistait ainsi, dans une perspective historique, à tenter de rassembler des matériaux et des preuves pour l'établissement de lois d'évolution linguistique, phonétiques et lexicales en particulier.

"Les dialectologues de la fin du 19e siècle collectaient des données afin de vérifier les affirmations des néo-grammairiens sur la relativité des lois du changement phonétique, au moment du renforcement de l'idéal national unitaire et des progrès du "français national." (Baylon, 1991 : 59)

Dans la première moitié du 20e siècle, les données linguistiques recueillies sur le terrain sont suffisamment importantes pour que les chercheurs commencent à constituer des atlas linguistiques, des cartes géolinguistiques délimitant les aires dialectales. Le premier à paraître, élaboré conjointement par J. Gillieron et E. Edmont, couvre la France entière : c'est l'Atlas linguistique de la France (1910). Par la suite, les atlas linguistiques seront plutôt élaborés région par région.

On assiste dans les années qui suivent à une multiplication des études dialectologiques5,

mais celles-ci présentent souvent peu d'intérêt théorique. C'est ce que souligne William Labov qui écrit :

"[…] au cours de notre siècle, la dialectologie en tant que discipline paraît avoir perdu tout contact avec la linguistique théorique, et, désormais, les tenants de la géographie linguistique, se contentent le plus souvent de recueillir leurs matériaux et de les publier." (1976 : 362)

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situation de contacts de langues : la Réunion.

En 1954, Uriel Weinreich tente de remédier à ce qui ressemble à un essoufflement de la dialectologie en proposant de la reconsidérer sous l'angle de la linguistique structurale. Dès lors, la dialectologie adopte, aux États Unis, un point de vue structuraliste, tandis qu'en Europe, sous l'emprise de l'école saussurienne, la linguistique moderne, nous le voir, se détache de la tradition comparativiste et diachronique.

Cette nouvelle dialectologie, structurale, amène toutefois les dialectologues à des démarches excessives qui aboutiront finalement à l'abandon de cette perspective. En effet, dans la perspective structuraliste, on l'a dit, l'objectif est de décrire le système de la langue et l'agencement de ses structures. Appliqué à la dialectologie, ce courant théorique doit ainsi amener les chercheurs à concevoir chaque régiolecte comme un système à part entière et à en décrire les fonctionnements linguistiques.

Mais la perspective structuraliste se révèle vite contradictoire par rapport à l'enquête linguistique de terrain propre à la méthode dialectologique ; la langue est en effet considérée comme également impartie à tous les locuteurs de la communauté linguistique ; pour éviter au maximum que ne s'expriment les variations idiolectales propres à la parole, certains travaux structuralistes s'appuient en fait sur des corpus ne prenant en compte qu'un seul informateur.

À l'extrême, la dialectologie structuraliste aboutit ainsi finalement à la description linguistique de variétés quasiment idiolectales, ce qui s'écarte largement de l'objectif initial qui était la description des variétés dialectales.

Il n'en reste pas moins que c'est la dialectologie qui a initié l'étude de la variation linguistique, et que ce projet, même si par la suite l'intérêt pour la variation sociale se substituera à celui pour la seule variation géographique, constituera l'un des projets fondateurs de la sociolinguistique. Avec Labov, comme on le verra, la dialectologie va ainsi avant tout devenir une dialectologie sociale, et initier un nouveau courant théorique : le courant variationniste. Nous y reviendrons.

Ainsi, si le début du vingtième siècle est marqué par la publication des premiers atlas linguistiques, il correspond également à l'apparition de la linguistique dite "moderne", qui se développe essentiellement à travers le structuralisme saussurien6. Saussure scinde la

linguistique en deux ; il distingue l'approche synchronique et l'approche diachronique, et se focalise, pour sa part, sur la synchronie7. Partant de l'opposition langue / parole, la

linguistique structurale se concentre sur un objet de recherche bien précis : le système linguistique interne de la langue, "ce système invariant d'unités invariantes" (Encrevé, 1976 : 10), unificateur des manifestations langagières variables, considérées comme individuelles et non structurées qui constituent la parole.

"Du langage, tout ce qui différencie, distingue, oppose les locuteurs, tout ce qui divise la communauté linguistique, est renvoyé à l'enfer du fait individuel : la "variation libre"". (Encrevé, 1976 : 11)

6 Il faut toutefois rappeler à nouveau que la publication du Cours de linguistique générale (1° éd. 1916) est davantage l'œuvre de ses éditeurs (Bally et Séchéhaye) que celle de Saussure, à partir de notes qu'ils ont prises à ses cours (entre 1906 et 1908).

7 Et ce, au terme de ses recherches en linguistique diachronique qui l'ont amené à considérer le changement linguistique et la variation comme trop aléatoires et trop peu structurés pour être rigoureusement observables.

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21 Au clivage langue / parole, la linguistique structuraliste ajoute donc l'opposition diachronie / synchronie qui trouve logiquement toute sa place dans une conception de la communauté linguistique comme entité homogène et invariante, et de la langue comme ensemble de structures fixes et immuables.

Il n'est pas ici question de contester l'impact positif qu'a eu le structuralisme sur la recherche en linguistique générale ou de minimiser les apports théoriques considérables qu'il a effectués, apports qui ont été massivement intégrés et accrédités par la communauté scientifique. Même à l'heure actuelle, la linguistique structurale reste en effet une des références épistémologiques fondamentales en matière de science du langage, et tient encore lieu de point de départ de la plupart des travaux en linguistique, que ceux-ci entendent la confirmer ou l'infirmer. On peut toutefois à la fois reconnaître son importance et souligner ses limites. Car le structuralisme, on le sait, s'est construit sur le refus de considérer l'aspect social et variant de la langue. Or d'une période à l'autre, d'une aire géographique ou sociale à l'autre, d'un individu à un autre, ou chez un même locuteur, la langue change sans cesse, évolue, se modifie, se dit et se contredit.

La reconnaissance de ces faits, qui peut sembler aujourd'hui aller de soi, a entraîné une véritable révolution théorique en linguistique : car c'est à partir du moment où des linguistes ont pris conscience de l'importance de replacer la langue dans son environnement social, culturel, historique et même politique8, et de considérer ces paramètres comme principes

explicatifs de la variation linguistique, qu'a pu naître un véritable courant sociolinguistique. Cette prise de conscience n'est du reste pas véritablement récente puisque dès 1905, alors que la linguistique moderne prenait son essor, Antoine Meillet, alors professeur au Collège de France, prédisait que la tâche principale des linguistes du vingtième siècle serait de dégager les causes sociales du changement linguistique. Avant-gardistes et / ou optimistes, les prédictions de Meillet devraient pourtant attendre plus de la moitié d'un siècle avant de pouvoir commencer à se réaliser.

II.

LINGUISTIQUE SOCIALE

/

LINGUISTIQUE

"

A

-

SOCIALE

" :

ORIGINE ET GENESE DU CONFLIT THEORIQUE

Dès la publication du Cours de Linguistique Générale (1916), apparaît un discours contradictoire revendiquant la prise en compte de la dimension sociale de la langue, étudiée alors essentiellement sous son aspect historique, et dont le principal porte-parole, en cette première moitié de siècle, est Antoine Meillet. Ses travaux (1921) montrent en effet qu'il reproche très explicitement à la linguistique structuraliste de ne pas tenir compte des conditions extérieures dont dépendent les changements linguistiques.

"Lorsque Saussure oppose linguistique interne et linguistique externe, Meillet les associe, lorsque Saussure distingue entre approche synchronique et approche diachronique, Meillet cherche à expliquer la structure par l'histoire […]." (Calvet, 1993 : 6).

8 D'où le célèbre mot d'ordre de William Labov, on le verra, qui prône l'étude de la langue dans son contexte social.

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situation de contacts de langues : la Réunion.

Pour Meillet, les faits de langue ne prennent sens que si l'on prend en compte leur caractère à la fois social et historique. Ses travaux sur le changement linguistique et la définition qu'il donne à la langue comme fait social montrent qu'il se pose explicitement en filiation avec le courant sociologique durkheimien9.

Le passage suivant, extrait de sa leçon inaugurale au Collège de France (190610) n'est en

outre pas sans évoquer certains points que William Labov soulignera par la suite avec insistance :

"Du fait que la langue est un fait social il résulte que la linguistique est une science sociale, et le seul élément variable auquel on puisse recourir pour rendre compte du changement linguistique est le changement social." (Meillet, 1975 : 17)

Ainsi, dès la naissance des recherches en linguistique moderne, apparaissent deux courants qui vont se développer de façon parallèle et qui vont mettre près d'un demi siècle avant de pouvoir se rencontrer : le courant structural qui met l'accent sur la forme de la langue, et un courant d'inspiration avant tout sociologique, qui insiste sur ses fonctions sociales. Labov (1976) établit ainsi une séparation entre les linguistes qui étudient et expliquent le changement linguistique par le contexte social dans lequel il s'opère (qu'il désigne comme le groupe A), et les linguistes "asociaux" (1976 : 367), qui expliquent le changement linguistique par des facteurs internes, structuraux ou psychologiques (groupe B).

"Cela dit, il serait injuste de prétendre que les linguistes du groupe B méprisent complètement les facteurs sociaux. En réalité, ils définissent l'influence de la société comme étrangère aux opérations normales de la langue, et considèrent que l'intervention des facteurs sociaux représente soit une interférence dont l'effet est dysfonctionnel (Bloomfield, 193311),

soit un événement rare et dépourvu de systématicité." (Labov, 1976 : 358)

Ainsi, la question qui oppose réellement les deux groupes n'est finalement pas tant celle de l'importance des faits sociaux que celle de leur action sur les processus systématiques que sont les changements linguistiques, ainsi que les modalités de cette influence.

La définition de la langue que donne le Cours de linguistique générale, en tant que partie sociale du langage, qui "n'existe qu'en vertu d'une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté" (1972 : 3112), peut amener dans un premier temps à penser que

celui-ci se démarque du groupe des linguistes asociaux.

Mais la proposition de la langue comme fait social et son opposition à la parole comme manifestation langagière individuelle pose un problème évident. Le caractère social de la

9 A. Meillet considère en effet que les limites des diverses langues tendent à coïncider avec celles des groupes sociaux. Il estime également que la langue est extérieure aux individus dans la mesure où elle leur préexiste, et parce qu'aucun locuteur ne possède "toute la langue" (ne pouvant par conséquent pas l'influencer).

10 Cette leçon a été publiée en 1921, puis rééditée en 1975. Les références données ici correspondent à cette dernière réédition.

11 Bloomfield pensait que les changements phonétiques étaient forcément le résultat d'emprunts dialectaux. Cela dit, il faut préciser que Bloomfield appartient à l'école structuraliste américaine qui présente certaines différences théoriques par rapport au structuralisme européen des écoles de Genève ou de Prague.

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23 langue chez Saussure confère en effet à chaque locuteur une connaissance quasi parfaite du système et des structures linguistiques, ce qui peut, à l'extrême, avoir comme conséquence méthodologique qu'une étude de la langue peut se faire à partir de l'analyse du discours d'un seul locuteur. À l'inverse, la parole, qui révèle les différences idiolectales, individuelles, ne peut s'étudier que sur le terrain, par la confrontation entre différents locuteurs. Cette contradiction évidente est soulignée par W. Labov, et baptisée le "paradoxe saussurien" :

"Ainsi, l'aspect social du langage se laisse étudier dans l'intimité d'un bureau, tandis que son aspect individuel exige une recherche au cœur de la communauté." (1976 : 361).

L-J Calvet (1993) remarque lui aussi que la conception qu'à Saussure de la langue, décrite comme "partie sociale du langage", se caractérise par une certaine "inconsistance théorique" :

"Pour lui [Saussure], le fait que la langue soit une institution sociale, est simplement un principe général, une sorte d'exhortation qu'après lui reprendront bien des linguistes structuralistes, sans jamais se donner les moyens heuristiques d'assumer une telle affirmation : on pose le caractère social de langue et l'on passe à autre chose, une linguistique formelle, à la langue "en elle-même, pour elle-même"." (1993 : 7)

La mise en évidence de ces limites théoriques de la linguistique structurale a ainsi, pour une grande part, fait apparaître la nécessité d'une véritable théorisation de la langue en tant que fait social, et initié, en ce sens, le développement de la sociolinguistique.

Enfin, une troisième approche, née en Union Soviétique, a également contribué à cet avènement. Cette approche est explicitement idéologique dans la mesure où elle est conçue à partir des préceptes de l'analyse marxiste, et au moins partiellement créée pour la servir et la confirmer. À l'instar de la dialectologie, elle présente un intérêt assez relatif du point de vue des théories linguistiques sur lesquelles elle repose, mais est néanmoins intéressante dans la mesure où ses objets et ses objectifs sont d'une part novateurs à cette époque, et d'autre part sont constitutifs de l'objet de recherche qui fondera la sociolinguistique.

III.

L

A LINGUISTIQUE D

'

INSPIRATION MARXISTE

À la même époque, une autre approche de la langue, d'inspiration marxiste, se met en place en Union Soviétique. Elle prend essentiellement naissance sous la plume de N. Marr, qui présente une thèse sur la monogénèse du langage. Marr conçoit le processus d'apparition des langues de la façon suivante : à l'origine, il aurait existé un code universel de communication gestuelle, auquel aurait suivi l'apparition de quatre syllabes (sal, ber, yôn, roch), constituant le langage d'une caste supérieure de sorciers, à des fins dominatrices.

Partant, les quatre éléments phoniques se seraient combinés, déformés, multipliés pour donner les différentes langues du monde, qui seraient apparues, toujours selon Marr, en quatre stades successifs, formant une stratification linguistique, des langues les moins compliquées aux langues les plus élaborées, et correspondant à différentes situations socio-économiques : d'abord le chinois et les langues africaines ; ensuite les langues

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finno-situation de contacts de langues : la Réunion.

ougriennes et le turc ; puis les langues caucasiennes et chamitiques ; enfin les langues indo-européennes et sémitiques.

Il n'est pas très compliqué de comprendre la dialectique de la thèse de Marr et sa cohésion avec la philosophie marxiste. Selon lui, le monde originel était homogène, aussi bien sur le plan linguistique (une seule langue), que sur le plan social (égalité sociale, pas de hiérarchie, pas de classes). L'apparition d'une seconde langue, puis de toutes les autres, aurait ainsi eu en toute logique pour conséquence de rompre l'homogénéité originelle du monde, non seulement linguistique mais aussi sociale.

L'hypothèse de départ, pour le moins fantasque et extravagante, a été relativement rapidement abandonnée. Par contre, à partir de cette hypothèse est apparue la double conception de la langue, d'une part comme phénomène de classe (en particulier comme moyen de prendre le pouvoir), et d'autre part comme superstructure, c'est-à-dire faisant partie de l'ensemble des conceptions et des institutions politiques, et à ce titre constituant l'être social des individus et déterminant leur conscience. Cette conception a constitué le fondement de la Nouvelle Théorie Linguistique, largement cautionnée par le gouvernement soviétique13.

L'objectif principal de la Nouvelle Théorie Linguistique était un objectif internationaliste : car si les langues reflètent la lutte des classes, l'avènement d'une langue universelle14 aurait en toute logique entraîné la disparition des classes sociales.

C'est en 1950 que la Nouvelle Théorie Linguistique est abandonnée en URSS. Au terme d'une longue série d'interventions, Staline réalise un véritable "coup d'état linguistique" en retirant aux partisans de Marr le soutien politique qui avait Jusque-là prolongé leur prépondérance, et ce malgré les difficultés et les oppositions scientifiques qu'ils rencontraient. Staline clôt ainsi le débat en posant d'une part que la langue n'est pas une superstructure, et d'autre part qu'elle n'a pas un caractère de classe.

Désormais, le marxisme n'aborde plus les problèmes linguistiques de la même manière. En témoignent les travaux français de Marcel Cohen15 (1956) qui rejette le cadre théorique

pré-établi de la Nouvelle Théorie Linguistique et entreprend, à partir de la sociologie marxiste, une analyse scientifique des faits de langue. Une idée fondamentale perdure toutefois, celle de la langue comme reflet et véhicule des conflits sociaux et des inégalités sociales. La langue comme moyen de prendre et / ou de revendiquer le pouvoir socio-économique, constitue du reste, comme nous le verrons, l'un des thèmes principaux des travaux de Pierre Bourdieu (1982, 1983).

Ainsi, il semble bien que l'on peut dire que les trois courants que nous venons d'exposer ont chacun contribué, dans une certaine mesure, à l'avènement de la sociolinguistique. En premier lieu, comme l'écrit Christian Baylon (1991), la sociolinguistique contemporaine constitue en quelque sorte une dialectologie urbaine. Le fait est que c'est effectivement en partie à la dialectologie que l'on doit la prise en compte de la variation dans la description linguistique. Ensuite, c'est à partir des nombreuses critiques suscitées par les clivages

13 Tant et si bien que celui-ci lui attribua, jusqu'au début des années cinquante, le statut de "théorie officielle" en Union Soviétique.

14 N. Marr militait d'ailleurs activement en faveur de l'Espéranto. 15 Par ailleurs ancien élève d'Antoine Meillet.

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25 préconisés par la linguistique structuraliste qu'est apparue la nécessité de ne plus concevoir la langue comme un système autonome et isolé. Enfin, si le marrisme n'a eu aucune influence directe sur l'établissement de la sociolinguistique en tant que telle, il semble toutefois que l'idée de la prise en compte de la linguistique dans un projet social et politique a au moins partiellement vu le jour dans le cadre de la linguistique soviétique. En outre, la question de la langue comme superstructure est fondamentalement de nature sociolinguistique. Enfin, on peut également dire que le marrisme a souligné le rapport entre pouvoir économique, pouvoir social et pouvoir linguistique, idée qui occupe une place primordiale dans le programme global de la sociolinguistique contemporaine.

Le pari de la sociolinguistique, nous allons le voir, est d'aller au delà de la simple description de la variation linguistique, du seul compte-rendu de l'existence de dialectes. Pour le sociolinguiste, il s'agit non seulement d'expliquer les changements linguistiques à partir de faits sociaux, mais aussi de rendre compte de leurs régularités et des règles qui les régissent, de rendre visibles les rapports interindividuels qu'ils sous-tendent ; autrement dit, idéalement, de transformer la conception de l'"enfer de la variation libre" (Encrevé, 1976 : 11), en paradis de la parole plurielle, lieu légitime voire obligé de toute production langagière. C'est à la description de ce programme que nous allons à présent nous attacher.

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