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PRESENTATION DU TERRAIN : LA SITUATION SOCIOLINGUISTIQUE DE LA REUNION

1. La diglossie avant Ferguson

La première véritable apparition de la notion de diglossie daterait en fait de 1928, année au cours de laquelle Jean Psichari, publie, à propos de la Grèce, un article au titre évocateur : "Un pays qui ne veut pas sa langue". Jean-Pierre Jardel (1982) montre même que la notion avait été maniée auparavant, par plusieurs auteurs dont Psichari lui-même, qui publie, dès 1885, des Essais de grammaire néo-grecque, dans lesquels il précise du reste qu'il reprend le terme de diglossie à M. Roïdis qui avait publié un article dans la revue Acropolis, quelques mois auparavant. Si aucune définition précise de la diglossie n'est encore proposée dans les Essais de grammaire néo-grecque, ce travail présente néanmoins un caractère relativement avant-gardiste puisque où Psichari y évoque, de manière sous-jacente, la réalité conflictuelle de la diglossie, en écrivant par exemple : "l'étrange diglossie dont souffre la Grèce" (cité par Jardel, 1982 : 6).

Comme le note Lambert-Félix Prudent (1981) qui s'est également intéressé aux origines du terme de diglossie, deux autres auteurs, tous deux disciples de Jean Psichari, apportent une contribution intéressante à la réflexion sur la notion avant la parution l'article fondamental de Psichari en 1928. Il s'agit d'abord d’Hubert Pernot (1897) qui donne une première définition du terme dans l’introduction de sa Grammaire de grec moderne, dans laquelle il décrit la situation sociolinguistique de la Grèce de la fin du 19 e siècle84. En 1918, soit quelques vingt

années plus tard, Hubert Pernot et Camille Polack, rédigent et publient une Grammaire de grec moderne, où ils entreprennent de préciser leur conception de la diglossie. Prudent (1981) cite du reste un passage tout à fait intéressant de la préface de cette grammaire, qui montre que les auteurs entrevoient les implications que peut avoir la réalité diglossique sur l'apprentissage des langues, qu'elle peut bloquer ou tout au moins freiner. Avec Prudent (1981 : 15 - 16), nous citons donc Pernot et Polack qui écrivent :

84 Situation dans laquelle coexistent d'une part le grec savant et scolastique, et d'autre part le grec usuel, vulgaire, et qui constitue naturellement la variété la plus couramment parlée.

117 "La "diglossie" ou dualité de langues est l'obstacle principal auquel se heurtent non seulement les étrangers qui s'initient au grec moderne, mais aussi les Grecs, dès leurs études primaires. De très bonne heure, en effet, le petit Hellène doit se familiariser, même pour la désignation des objets les plus usuels, avec des mots et des formes différentes de ceux qu'il emploie journellement. Il poursuit cet apprentissage durant toutes ses années d'école et entre ainsi progressivement en possession d'un double système lexicologique et grammatical, de deux idiomes, apparentés sans doute, mais cependant nettement distincts et dont les éléments interchangeables sont relativement peu nombreux." (1918 : 1)

Le second élève de Psichari, Louis Roussel, publie, un mois avant l'article de référence de son maître, un article littéraire sur la Grèce moderne, dans lequel il montre que la diglossie grecque devient la préoccupation de nombreux hellénistes.

Sous l'impulsion de Psichari, un certain nombre de chercheurs se concentrent sur la description de la situation sociolinguistique grecque et sont ainsi amenés à aborder des thèmes proches de celui de la diglossie.

La parution de l'article de Psichari, en 1928, passe toutefois nettement moins inaperçue que les publications antérieures. Prudent attribue l'intérêt et l'audience que suscite "Un pays qui ne veut pas sa langue" au ton employé par Psichari, nettement plus polémique et engagé que celui que l'on trouvait chez ces prédécesseurs. Sa description de la diglossie grecque montre qu'il met expressément l'accent sur la réalité conflictuelle propre à ce type de situation linguistique :

"En Grèce, la lutte se poursuit au sein d'une seule et même langue – le grec– entre les parties mortes et les parties vivantes de cette langue. […]85 La diglossie ne consiste pas

seulement dans l'usage d'un double vocabulaire qui veut qu'on appelle le pain de deux manières différentes : artos, quand on est un homme instruit et psomi quand on est peuple ; la diglossie porte sur le système grammatical tout entier. Il y a deux façons de décliner, deux façons de conjuguer, deux façons de prononcer ; en un mot il y a deux langues, la langue parlée et la langue écrite, comme qui dirait l'arabe vulgaire et l'arabe littéral." (1928 : 66)86

Psichari insiste de fait sur la dimension politique et idéologique propre à la diglossie, aspect que Ferguson tendra du reste à gommer dans son essai de conceptualisation. Cette dimension idéologique est du reste non seulement soulignée, mais en outre, les analyses de Psichari l'amènent à participer lui-même au discours idéologique quand il "exhibe un racisme anti-asiatique d'une violence extrême" (Prudent, 1982 : 16) dirigé, d'une manière générale, contre les "habitants de l'autre côté du Bosphore" (ibid.), accusés d'être responsables des problèmes linguistiques que rencontre la Grèce. Le terrain sur lequel il fonde ses analyses l'amène en outre à considérer que la diglossie s'applique à la dualité linguistique qui existe, au sein d'une aire sociopolitique, entre deux variétés d'une même langue, dont l'une est, en fonction de la volonté d'un groupe87, socialement valorisée et dotée de nombreux atouts qui en

font une variété prestigieuse réservée à une élite, tandis que l'autre, dont l'usage est généralisé à la majorité de la population, est au contraire dévalorisée, considérée comme vulgaire, et systématiquement exclue du domaine de l'écrit.

85 Coupure faite par Lambert-Félix Prudent. 86 Cité par Prudent, 1981 : 16.

situation de contacts de langues : la Réunion.

C'est d'ailleurs sur ce point que Psichari oppose implicitement la diglossie grecque à d'autres diglossies, telle que la diglossie française par exemple, "étroitement liée à la dynamique de la langue et au fait que c'est d'une manière naturelle que se sont forgées une variété populaire et une variété plus recherchée ou plus classique" (Jardel, 1982 : 9)88.

Par la suite, et comme on l'a vu dans la première partie, les analyses de ce type, qui tentaient de mettre en évidence les implications de la réalité sociopolitique sur l'état des langues, leurs statuts, et leurs évolutions, ont été très largement mises de côté. La nécessité, pour la linguistique, de se constituer comme science, et l'affirmation de son inscription dans le courant structuraliste, ont amené la plupart des chercheurs à s'intéresser avant tout à la linguistique "interne".

Il faut cependant noter la publication d'un article en trois parties écrit par William Marçais (1930) dans lequel sont examinés les problèmes des statuts sociaux de l'arabe littéraire et de l'arabe dialectal par rapport au français, dans la colonie française algérienne et dans les protectorats tunisien et marocain. Prudent souligne le manque flagrant d'objectivité caractéristique de certains passages de cet article, qui aboutit, pour ce qui est de sa première partie, à la conclusion particulièrement engagée et révélatrice "de façon exemplaire, [de] "l'air du temps" colonial" (Prudent, 1981 : 17), selon laquelle la langue d'avenir du Maghreb est le français.

Cet aspect engagé et idéologique semble d'ailleurs caractériser la plupart des analyses sociolinguistiques de la première moitié du vingtième siècle, ce qui explique aussi certainement en partie la rigueur initiale du courant positiviste, qui, voulant affirmer le caractère scientifique des travaux en sociologie (et en sociolinguistique), se posait explicitement et fermement en rupture avec les analyses antérieures.

Quelques autres auteurs, à la même époque, se sont penchés sur l'observation de situations sociolinguistiques potentiellement conflictuelles dans lesquelles des communautés différentes vivant dans des rapports de domination / subordination faisaient usage de différentes (variétés de) langues, mais leurs études se concentrent davantage sur le bilinguisme individuel. La tendance générale de la fin du 19e et du début du 20e siècles, outre la forte implication politique des chercheurs, est d'ailleurs de dénoncer les méfaits du bilinguisme, considéré comme dangereux pour le développement psychologique et linguistique. Comme l'écrit Prudent :

"Lorsqu'elle est analysée dans une perspective individuelle ou psychologique, la diglossie est un obstacle (Pernot, 1918), un élément d'une grande nocivité (Pichon)89, ou

encore un handicap (Epstein)90. Lorsqu'elle régit la société dans son énonciation écrite et

orale, c'est une complication pédagogique (Pernot), ou encore le résultat de la férocité asiatique, dévastatrice de l'Hellénisme […] (Psichari). Enfin, dans le cadre arabe, nous avons affaire à un monstre, que la civilisation saura vaincre ! Toutes les sciences, tous les témoignages, toutes les disciplines, sont invités pour souligner le culte de l'unilinguisme et vouer aux gémonies l'horrible diglossie exogène. Et la littérature française est invoquée

88 En outre, en France par exemple mais aussi en Italie, Jean-Pierre Jardel note que les variétés populaires sont introduites dans la littérature.

89 PICHON, E., 1936 : Le développement psychique de l'enfant et de l'adolescent, Paris, Masson et Cie, 374 p. 90 EPSTEIN, I., 1915 : La pensée et la polyglossie. Essai psychologique et didactique, Lausanne, Payot, 216 p.

119 comme argument définitif de la supériorité des communautés monoglottes." (Prudent, 1981 : 20)

Cette revendication du caractère monoglotte comme emblème de la supériorité d'une communauté et le fait de prendre la littérature française comme argument n'est pas très étonnant quand on considère la remarquable tradition normative et centraliste, sur le plan linguistique, qui existe en France au moins depuis la Révolution française, avec l'avènement du français comme langue de la République, devenue dès lors l'unique moyen d'expression de l'identité nationale. Nous reviendrons sur cette idée dans la prochaine partie en réfléchissant sur les rapports qui peuvent exister entre cette tradition centraliste et les phénomènes d'insécurité linguistique.

En 1956, le mot "diglossie" réapparaît en France sous la plume de Marcel Cohen, qui fait référence à la fois aux travaux de W. Marçais (1930 / 1931) et à ceux de U. Weinreich (1953). Rappelons que Weinreich, comme on l'a vu en première partie, est l'un des initiateurs de la dialectologie structuraliste, développée en particulier aux États Unis dans les années cinquante de notre siècle. Les thèmes de recherches de prédilection de Weinreich, comme le montrent ses publications à ce sujet (en particulier 1953 et 1954), ainsi que sa collaboration avec William Labov (1968), sont d'ailleurs relatifs aux questions de changement linguistique, de variation, et de plurilinguisme. Il emploie toutefois davantage le terme de "bilinguisme"91

que celui de "diglossie", en montrant que le bilinguisme n'est pas à traiter à un niveau seulement individuel mais constitue également un objet social. Uriel Weinreich est du reste un des premiers linguistes à souligner que le bi / plurilinguisme peut caractériser des communautés linguistiques entières. Ses travaux sur les contacts de langues et sur le changement linguistique s'inscrivent sur ce point totalement à contre courant par rapport aux travaux traditionnels de l'époque.