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DEUXIEME CHAPITRE

3. La variation linguistique dans la perspective interactionnelle

Chaque locuteur posséderait par conséquent une compétence de communication, lui permettant non seulement de comprendre son interlocuteur, d'interpréter son message, mais aussi d'adapter son propre discours à la situation de communication dans laquelle il se trouve. Cette capacité témoigne d'un caractère nécessairement changeant, variable, de "la" langue chez un même locuteur. Pour Hymes, sa compétence de communication met à la disposition de chaque locuteur ce qu'il désigne, avec Gumperz, comme un "répertoire verbal"33.

L'hypothèse est qu'à chaque nouvelle interaction, le locuteur choisit, parmi les formes disponibles de son répertoire verbal, le style de parole qui lui semble convenir le mieux au moment opportun. La problématique générale est de rendre compte, en se centrant sur l'activité des sujets parlants, des répertoires verbaux dans une communauté, de l'organisation des moyens linguistiques dans cette même communauté, et de la manière dont les locuteurs opèrent des sélections parmi ces moyens linguistiques.

La notion de "répertoire verbal" est ainsi utilisée pour référer à l'ensemble des formes verbales utilisées dans une communauté linguistique (Gumperz, 1964 : 134). Ces "formes verbales" recouvrent différentes réalités ; dans un cas, il s'agira pour le locuteur de choisir à

33 La notion de "répertoire verbal" est la traduction la plus courante de l'anglais "verbal répertoire" (Hymes, 1974 : 199). On trouve également le terme "répertoire linguistique", et notamment dans Ducrot et Schaeffer, 1995 : 123).

situation de contacts de langues : la Réunion.

l'intérieur de sa langue, un style de parole particulier. Cela peut simplement consister à faire un choix entre un pronom personnel de tutoiement et un pronom personnel de vouvoiement, ou encore entre deux formules de politesse, selon ce qu'il considérera comme le plus approprié à la situation de communication dans laquelle il se trouve. Dans un autre cas, changer de répertoire signifiera pour le locuteur changer de système linguistique : le choix portera sur une (variété de) langue plutôt que sur une autre.

Dans un tel cadre théorique, le plurilinguisme n'apparaît donc pas comme un cas marginal, mais comme la manifestation extrême de la pluralité des répertoires verbaux que possède chaque membre d'une communauté linguistique, et qu'il fait en permanence "commuter" (selon l'expression anglaise style switching), selon des stratégies communicatives spécifiques. Le locuteur plurilingue adapte, comme n'importe quel autre locuteur, son discours à la situation de communication dans laquelle il se trouve. Ainsi d'une situation à l'autre, il passe d'une langue à l'autre.

"Le bilinguisme a été longtemps considéré comme un phénomène particulier faisant problème au lieu d'être traité comme manifestation du phénomène général qu'est la sélection entre plusieurs moyens linguistiques disponibles" (Hymes, 1991 : 49).

Hymes pose que les situations de plurilinguisme ne sont pas à traiter comme des phénomènes marginaux, mais doivent être au contraire considérées et étudiées comme n'importe quelle autre situation de communication. Dès lors, la communauté linguistique est à envisager comme une "organisation de la diversité" (D.H. Hymes, 1991 : 52).

Dans chaque communauté, il existe une norme sociolinguistique par rapport à laquelle les usages sont considérés soit comme adéquats, et donc normaux, soit comme déviants, ou marginaux. Savoir parler, avoir une compétence communicative, c'est donc aussi partager cette aptitude de jugement de "normalité" du discours. Ainsi, comme le remarque Goffman :

"Il n'est pas permis de demander tout de go, sans préambule, à une caissière si ses cheveux sont ou non naturels, ce qu'elle pense de sa mère, et une foule d’autres questions qui peuvent venir à l'esprit […]. Et il en va de même pour ce qui est de divulguer l'information, autrement dit pour le "rapportable" : on peut dire à la caissière qu'on meurt d'envie de voir le film ; ce sera peut être jugé d'une sociabilité un peu exagérée, mais excusable ; mais si l’on choisit ce moment pour lui parler de la voiture qu'on doit porter34 au garage le lendemain […],

on lui paraîtra sans doute un peu bizarre." (1987 : 254)

L'objectif de D.H. Hymes est de mettre au point une méthode qui puisse mettre en évidence les normes et les règles qui gouvernent les actes et les façons de parler, et rendre compte de toutes les habitudes langagières, y compris celles traditionnellement considérées comme déviantes.

La sociolinguistique interactionnelle et la sociolinguistique variationniste ont ainsi l'une et l'autre comme postulat fondamental la diversité linguistique au sein de la communauté. Néanmoins, on voit à quel point les perspectives sont différentes. Selon le point de vue interactionnel, chaque locuteur a dans son répertoire verbal une pluralité de styles de parole entre lesquels il est sans cesse amené à faire des choix en fonction de ce qu'il considère

45 comme le plus pertinent dans la situation. Le point de départ de l'analyse interactionnelle est donc le comportement verbal des locuteurs dans l'interaction.

Dans la perspective variationniste, les différents styles sont mis en rapport avec le degré de formalité de la situation qui implique que le locuteur porte plus ou moins d'attention à son langage. En outre ces différents styles sont marqués socialement. Quand un locuteur prend la parole, le style qu'il s'approprie le marque socialement comme appartenant (ou voulant se présenter comme appartenant) à tel ou tel groupe social ; parler revient donc à s'approprier un des styles déjà constitués dans l'usage, et correspondant au style vernaculaire d'un groupe social précis. Les styles sont donc stratifiés au même titre que l'organisation sociale. Ces deux types de stratifications (sociale et stylistique) coïncident dans la mesure où les styles que les membres des catégories sociales intermédiaires considèrent comme soutenus correspondent globalement au style "de base" des membres des catégories supérieures, dont les usages servent par conséquent de modèle aux locuteurs appartenant aux autres catégories35.

Ce point de vue s'oppose aux principes de l'approche interactionnelle, qui insiste sur le fait que la simple appartenance à un groupe social ne peut à elle seule rendre compte de la variation linguistique. Les locuteurs ne sont pas définis en fonction de leur position sur l'échelle sociale, mais en fonction de la manière dont ils définissent leurs réseaux d’appartenance identitaire et sociale. C’est en fonction de cette auto-définition qu’est traitée la variation linguistique au sein de la communauté. Le locuteur qui construit son discours, sélectionne dans son répertoire verbal la façon de parler qui lui semble la plus appropriée, en fonction des représentations qu'il se fait de la situation de communication et de ses interlocuteurs.

La situation de communication, telle qu'elle est conçue dans l'optique interactionnelle, doit être envisagée comme un ensemble de représentations que s'en font les participants, soit compte tenu des informations préalables dont ils disposent à son sujet, soit de celles qui leur sont fournies et qu'ils décryptent au cours du déroulement de l'interaction. Ce deuxième type d'information constitue l'ensemble des "indices de contextualisation" (Gumperz, 1982). Désignés comme tels parce que appréhendables lors de l'interaction, ils fournissent aux parties en présence des informations pertinentes sur les différents paramètres constitutifs du contexte de communication.

Ce qu'il convient de souligner, c'est le caractère dynamique du contexte, constamment soumis à un remodelage tout au long de l'interaction : donné à l'ouverture de l'échange, le contexte est en même temps constamment redéfini par l'ensemble des événements conversationnels comme par exemple la compétence encyclopédique des participants (dont les savoirs sont remaniés au fur et à mesure qu'évolue la situation), le but de l'échange, le statut participatif des interlocuteurs36, ou encore la nature des relations qui les unissent.

Gumperz a souligné cet aspect changeant de certains éléments de l'interaction, en

35 Nous reviendrons sur cette assertion dont nous nous demandons si elle rend effectivement toujours compte de la réalité, dans la mesure où elle se fonde sur un clivage qui nous semble à nuancer, celui de groupes "dominants", et par conséquent imposant leur variété comme variété de référence, et des groupes "dominés" dont les comportements et les attitudes seraient toujours fonction de cette domination sociale.

36 Goffman (1974) catégorise en effet différents types de participants. Par exemple, parmi les récepteurs, il dissocie les participants ratifiés, qui font officiellement partie du groupe conversationnel et sont directement concernés par le message émis, et les sujets qui sont seulement témoins de l'échange en en étant en principe exclus.

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mentionnant que tel n'était pas le cas des ethnographes de la communication, qui décrivaient le comportement verbal comme un ensemble d'éléments relativement stables et autonomes.

La perspective interactionnelle nous semble ainsi jusque-là introduire au moins deux notions intéressantes pour le traitement de l'insécurité linguistique : celles de représentation d'une part, et d'autre part celle de dynamicité et de remodelage possible de la situation de communication par les interactants. Pour Labov, rappelons-le, l'insécurité linguistiqueest l'état dans lequel se trouve le locuteur qui déprécie la manière de parler, le style familier qu'il adopte quand il se trouve dans une situation de formalité moindre, parce que ce style le trahit dans la mesure où il le désigne comme n'appartenant pas au groupe social auquel il voudrait qu'on l'assimile. Mais ce que gomment les travaux de Labov, c'est d'une part que l'insécurité linguistique est moins un état stable et constant qu'un sentiment, dont l'analyse ne peut omettre de souligner la dimension représentationnelle, et d'autre part que ce sentiment n'apparaît pas forcément de manière prédictible, mais qu'il dépend largement de la situation de communication et de ses différents paramètres, situation susceptible de se modifier à tout moment de l'interaction verbale, et sur laquelle les locuteurs eux-mêmes ont un pouvoir d'action, qu'ils peuvent eux-mêmes modifier.

La définition initiale proposée en introduction reste par conséquent encore valable et suffisante à ce stade de l'analyse. Cette définition, rappelons-le, mentionnait que l'insécurité linguistique désignait la peur, par le locuteur, d'être socialement déprécié parce qu'il parle mal, c'est-à-dire de manière non conforme à la variété prestigieuse. En faisant intervenir les représentations sociales, on peut toutefois rajouter que ce mal parler possède effectivement forcément une dimension représentationnelle importante. L'insécurité linguistique peut naître du fait que le locuteur imagine qu'il parle mal, se représente comme quelqu'un qui parle mal, ou comme quelqu'un qui est considéré comme parlant mal.

Cette nouvelle étape, encore provisoire, dans la construction définitoire fait ainsi non seulement référence au marquage social des différentes façons de parler et à leur hiérarchisation par rapport à une variété normée constituant la variété de référence au sein d'une communauté linguistique, mais aussi à l'importance de la dimension représentationnelle, dans la mesure où l'évaluation que fait le locuteur de sa propre variété par rapport à la variété standard dépend avant tout de la représentation qu'il a de la norme et de son propre discours, mais aussi des enjeux de la situation de communication, qui dépendent par exemple de la position sociale de ses interlocuteurs. En outre, la notion de dynamicité du contexte indique que celui-ci est constamment soumis à un remodelage, ce qui confère à son tour à l'insécurité et à la sécurité linguistique un caractère mouvant et en font des réalités susceptibles d'apparaître mais aussi de disparaître dans l'interaction. C'est cette notion d'"interaction", qui fait de l'échange verbal une véritable construction commune dans laquelle les participants ont un rôle véritablement actif, que nous allons interroger à présent.