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PRESENTATION DU TERRAIN : LA SITUATION SOCIOLINGUISTIQUE DE LA REUNION

1. Thèses et hypothèses quant à la formation des créoles

Les études qui s'attachent à la description linguistique des créoles, langues dont l'apparition est souvent liée, nous allons le voir, aux colonisations européennes esclavagistes constituées entre le 16e et le 18e siècles, s'inscrivent dans le domaine de la créolistique. Ce type d'étude est relativement récent, puisque les deux premières analyses linguistiques de créoles datent de la fin du 19e siècle (Thomas, 1869 ; Baissac, 1880).

Au-delà de l'analyse descriptive de systèmes linguistiques, l'intérêt de la créolistique, qui a surtout pris son essor à partir des années des années soixante, tient principalement au fait que les créoles constituent, pour reprendre une métaphore désormais classique, un véritable "laboratoire linguistique", dans la mesure où ce sont des langues jeunes, dont on peut (même approximativement) dater la naissance, et décrire la genèse. La créolistique a ainsi enrichi de façon significative les connaissances scientifiques à propos des processus de formation et d'évolution des langues, même si, comme on l'a quelquefois imaginé ou voulu le croire, elle ne permet pas "d'éclairer de façon définitive la question de l'origine du langage" (Chaudenson, 1995 : 6).

Les questionnements sur l'émergence et la constitution des créoles ont donné lieu à diverses hypothèses théoriques106, dont une seule, à l'heure actuelle, est véritablement

démontrée. Deux questions essentielles se sont posées, préalablement à celle du processus même de créolisation : la première concernait la (ou les) langue(s)-mère(s) de ces langues ; la seconde avait trait à la genèse de tous les créoles, qui donnent lieu à deux hypothèses, celle d'une genèse commune (hypothèse de la "monogénèse"), et celle de développements indépendants et différents pour chaque créole (hypothèse de la polygenèse).

De façon très rapide, on peut distinguer trois théories principales quant à l'origine génétique des créoles. La première, "eurogénétiste", postule que les créoles seraient des formes d'évolution spécifiques des langues européennes. Elle est notamment soutenue par Albert Valdman (1978), et par Robert Chaudenson (1992a, 1995). À l'heure actuelle, c'est la seule théorie dont la validité a pu être véritablement démontrée. Ses tenants ont d'abord établi la non-pertinence et l'insuffisance des premières hypothèses de la créolisation conçue seulement comme simplification des langues européennes107, et se sont attachés à décrire ce

processus d'une part en soulignant la nécessaire prise en compte des données à la fois sociales, humaines et linguistiques du 17e siècle, et en étayant leurs hypothèses des théories d'acquisition et d'apprentissage des langues par les adultes, et de description de la grammaire du "langage enfantin" (Chaudenson, 1992a : 39).

Le deuxième courant, "afrogénétiste" prône que les langues africaines et malgache (langues des esclaves) ont exercé des influences décisives dans la formation des créoles

106 Pour un exposé détaillé de ces différentes options théoriques concernant les processus de créolisation, nous renvoyons le lecteur à Chaudenson (1992a, 1995), ainsi qu'au classement synthétique qu'en a fait Lambert Félix Prudent (1986).

situation de contacts de langues : la Réunion.

(Adam, 1883 ; Lefebvre, Magloire-Holly et Piou, 1982), mais dont le raisonnement et les fondements théoriques ont été largement remis en cause, en particulier par Chaudenson (1974a, 1992a) et par André-Marcel d'Ans (1987, 1994). Selon cette hypothèse :

"Les créoles n'auraient emprunté aux langues européennes que des éléments de surface (lexique ou même "forme sonore" seule) et seraient en fait, dans leur réalité profonde, des langues identiques à celles des esclaves" (Chaudenson, in Moreau (éd.), 1997 : 105).

Ce courant est souvent (et "de façon quelque peu abusive" (Chaudenson, in Moreau (éd.), 1997 : 105)) mis en relation avec la conception des créoles en tant que langues "mixtes". Cette théorie de la mixité, dont Chaudenson montre le manque de fondement, recouvre soit le mélange de deux systèmes linguistiques, théorie défendue par L. Adam (1883), soit la rencontre de la grammaire d'un système A avec le lexique d'un système B. C'est la théorie dite de la "relexicalisation", ou "relexification", initialement prônée par S. Sylvain (1936). Cette hypothèse théorique a été reprise par Claire Lefebvre en 1974, et plus récemment en 1982, où un groupe de linguistes de l'université du Québec à Montréal travaillant sous sa direction ont tenté de montrer que le créole haïtien résultait en fait de la relexification en français du fon (langue de l'actuel Bénin).

La troisième hypothèse quant à l'origine des créoles est dite "universaliste" ou "neurogénétiste". Elle est notamment illustrée par Dereck Bickerton (1981). Les tenants de ce courant tentent de montrer (mais sans y parvenir, comme le souligne énergiquement Robert Chaudenson) l'existence d'un "bioprogramme linguistique", commun à tous les créoles, et s'inscrivent par conséquent dans une perspective monogénétiste, également dénoncée par Chaudenson (1992a : 41 - 45). Cette théorie de la monogénèse (soutenue en particulier L. Todd (1974)), fait l'hypothèse d'un "pidgin originel" qui aurait été diffusé dans toutes les zones créoles par les grandes routes maritimes, les ports, les centres de traite, etc., ce qui expliquerait que tous les créoles se ressemblent. Or, comme le souligne Chaudenson (1992a) :

"On sait que des langues qui n'ont entre elles nulle relation de parenté offrent des "ressemblances." (1992a : 43)

Pour Chaudenson, non seulement cette théorie ne s'appuie que de façon très insuffisante sur les descriptions linguistiques comparatives que nécessiteraient sa vérification et sa validation, mais en outre, elle se réfère à des données démographiques et historiques souvent erronées. Son hypothèse, largement démontrée par la suite, est que les créoles, bien qu'ils partagent un certain nombre de caractéristiques communes, concernant notamment les conditions sociales et démographiques dans lesquelles ils ont émergé, auraient suivi des évolutions parfaitement indépendantes. Il nuance son propos en faisant appel à son concept de "générations de créoles", par lequel il montre que certains se sont développés "en intégrant comme composante un parler, sans doute déjà en voie de créolisation, introduit par des locuteurs venus d'une île déjà colonisée" (1992a : 46)108.

108 Il en va ainsi par exemple pour le créole mauricien, dont Chaudenson (1981 : 149-150 ; 1992a : 58, 60-61) montre qu'il s'est constitué à partir du créole bourbonnais (Bourbon étant alors le nom de l'actuelle Réunion). En effet, en 1722, Bourbon va jouer un rôle important dans l'occupation de l'île Maurice (alors Isle de France), et dans sa mise en valeur agricole. Ainsi, pendant les dix premiers mois d'existence de cette nouvelle colonie, un certain nombre de Bourbonnais (colons et esclaves) sont appelés à débarquer dans l'île sœur avec comme mission d'initier les futurs Mauriciens au travail de la terre, et à la vie insulaire. Or, comme l'écrit Chaudenson : "Blancs et noirs de Bourbon vont remplir cette fonction en usant du parler de leur île ; en près d'un an, ils auront

141 Globalement, et en prenant comme exemple illustratif le cas des créoles français, Chaudenson montre que l'émergence d'un créole nécessite que soient réunies un certain nombre de conditions socio-démographiques telles que :

"- [la] présence d'un peuplement français de départ important ; il n'y a pas de créole français en Nouvelle-Calédonie (le cas du tayo est discutable), en Afrique subsaharienne ou aux Comores.

- [une] transmission du français par voie quasi exclusivement orale, en l'absence de super-structure socio-culturelle (école).

- [une] société esclavagiste vouée aux agro-industries coloniales (sucre, café, épices) et entraînant l'immigration massive d'esclaves d'origines diverses ; il n'y a pas de créole français au Canada où pourtant la première et, pour partie, la deuxième conditions ont été réunies ; il n'y en a pas davantage en Algérie où le peuplement français a pourtant été important, mais tardif (XIXe siècle) et où les populations non françaises autochtones ont conservé leur langue et, pour une partie d'entre elles, appris le français." (Chaudenson, in Moreau (éd.), 1997 : 108) Pour conclure sur ce point, on peut souligner le fait que la question de l'origine des créoles, comme la question de l'origine de la langue en général, a forcément, du fait qu'elle touche à la problématique de l'origine humaine et de l'identité, une dimension affective importante. De nombreux linguistes ont en fait montré que ces théories monogénéistes et africanistes (et notamment d'Ans, 1994) s'appuyaient bien davantage sur des idéologies que sur des postulats scientifiques. Nous reviendrons sur la question des représentations des linguistes, et sur les rapports délicats qu'entretiennent la science et l'idéologie. Disons simplement pour le moment qu'il nous semble risqué de prétendre que la part idéologique des recherches scientifiques est d'emblée réservée à certains courants, et peut-être même dans le cas où les fondements théoriques sur lesquels ils reposent sont rigoureux, scientifiquement démontrés et indiscutables. Dans son article à ce sujet, Lambert Félix Prudent (1986) explique de la façon suivante pourquoi la question de la genèse des créoles renferme de lourds débats idéologiques :

"[…] sous-jacente aux notions de polygénèses, monogénèses et autres universaux d'acquisition, il y a une féroce concurrence de revendication en paternité entre l'Europe, l'Afrique et l'espèce humaine. Et l'on découvre alors, qu'au delà d'un peuple, d'un continent ou d'une instance biologique vus comme des catégories objectives et neutres, on se réclame d'un système signifiant, on s'apparente à une sphère symbolique, on se donne une famille au grand âge et l'on s'assigne un destin." (1986 : 151)

Par suite, analysant la créolisation en Martinique, Prudent évalue d'une part l'hypothèse du substrat africain, à la fois sur le plan historique, anthropologique et linguistique, et d'autre part l'hypothèse eurogénétiste. Au terme de sa recherche, il ne parvient pas à conclure en faveur de l'une ou l'autre théorie. Il s'en explique en ces termes :

"[…] les africanismes que l'on retrouve dans la langue antillaise sont insuffisants en force, pour décider de ranger cette langue créole dans cette typologie, ou encore sous ce lignage, chargés de revendications ethniques. Comme les arguments eurogénétistes ne m'ont

largement le temps de diffuser les rudiments de cet idiome, qui deviendront de ce fait la composante majeure du créole mauricien." (1992a : 61)

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pas convaincu davantage, je préfère m'en tenir à une sociogénèse conciliatrice de deux ascendances, et quitte à rester dans le mythe, je parlerai alors de langue mixte." (1986 : 166)

Il nous arrivera sans doute, dans cette thèse, d'employer à notre tour la notion de langue ou de productions discursives "mixtes". Nous nous en expliquerons en temps voulu, mais notons déjà toutefois que cette terminologie ne renverra pas aux théories créolistiques de la mixité telles que précitées.

Ainsi donc, c'est à partir de la théorie poly- et eurogénétiste que sont actuellement menées la plupart des études de la créolistique. Pour expliquer le processus de créolisation, Robert Chaudenson, on l'a vu, se fonde sur des données d'ordre social, historique, démographique et linguistique. S'agissant de décrire et d'expliquer l'émergence du créole de la Réunion, il commence ainsi par rassembler un maximum d'informations sur les conditions humaines et sociales de la société de colonisation telle qu'elle s'organisait dans l'île au 17e siècle. C'est à l'exposé synthétique de ces données historiques, indispensable dans la perspective d'analyse synchronique de la situation sociolinguistique réunionnaise qui est la nôtre, que nous allons nous attacher à présent.