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TROISIEME CHAPITRE

I. S OCIOLINGUISTIQUE : OBJET ET TERRAIN D ' ETUDE

2. Mise en place et réalisation des enquêtes

2.2.3. Les témoins : attitudes face aux entretiens

2.3.1.2. Le paradoxe de l'observateur

La question qui se repose par conséquent ici est celle des incidences de la présence de l'enquêteur dans l'enquête, tant sur le matériau recueilli, sur les attitudes adoptées par les témoins, sur les observations, que sur les analyses qui en sont faites. Les chercheurs qui s'intéressent à l'analyse de comportements quotidiens et ordinaires se heurtent ainsi à un problème majeur : celui de vouloir observer un phénomène que sa présence même risque de modifier. C'est cette contradiction que William Labov (1976), voulant rendre compte du style de base, de la variété vernaculaire de ses témoins, a baptisé le "paradoxe de l'observateur".

"On a beau analyser par ailleurs d'autres méthodes […], la seule façon d'obtenir des données satisfaisantes sur le discours d'une personne est l'interview individuelle, enregistrée au magnétophone, le type le plus évident d'observation systématique. Nous en arrivons ainsi

72 On peut par exemple très bien imaginer un témoin homme davantage motivé par un enquêteur femme parce que l'image qu'il veut montrer de lui est celle d'un homme qui n'a pas d'a priori sur les femmes, justement parce qu'il se bat par exemple contre sa propre misogynie, ou à l'inverse une femme davantage motivée par un enquêteur homme, toujours pour des raisons de volonté de reconnaissance, quelles qu'elles soient.

situation de contacts de langues : la Réunion.

au paradoxe de l'observateur73 : le but de la recherche linguistique au sein de la communauté

est de découvrir comment les gens parlent quand on ne les observe pas systématiquement, mais la seule façon d'y parvenir est de les observer systématiquement" (Labov, 1976 : 289- 290)

Partant, il propose un certain nombre de solutions pour surmonter ce type de situation paradoxale, dont l'une consiste à :

"[…] briser les contraintes de la situation d'interview grâce à divers procédés qui détournent l'attention du discours et favorisent ainsi l'émergence du vernaculaire." (Labov, 1976 : 290)

Labov conseille ainsi de ménager des pauses ou des intervalles qui vont faire supposer au témoin qu'il n'est plus, pendant un moment, en situation d'entretien. Une autre solution possible consiste à le faire parler de sujets qui lui tiennent à cœur ou qui supposent une part importante d'affectivité et de subjectivité (des situations personnelles, ou extrêmes). Labov choisit par exemple de demander à ses témoins s'ils ne se sont jamais retrouvés dans une situation où ils étaient en danger de mort, et assure à ce sujet que :

"[…] les récits qui répondent à cette question [font apparaître un] […] style qui se rapproche presque toujours de celui du vernaculaire." (ibid.)

Pour tenter de résoudre ce type de problème, le chercheur peut choisir, comme le préconise Grawitz avec sa notion floue d'"apparence", mais aussi Labov s'agissant d'étudier le VNA74 à Harlem, de faire faire les enquêtes à des enquêteurs qui appartiennent aux groupes

sociaux étudiés. C'est tout de même oublier que, quelles que soient par ailleurs ses caractéristiques sociales et / ou sociolinguistiques, l'enquêteur, dans la mesure où il a un rôle social d'enquêteur, a forcément des influences sur la forme de l'enquête et sur ce qui s'y dit.

C'est le point de vue de Robert Lafont (1977), qui montre que, dans l'enquête sociolinguistique en situation de diglossie75, quelles que soient ses compétences linguistiques

en langue "minorée", l'enquêteur est et reste un "intercesseur de la norme" et par conséquent de la langue "dominante". Nous reviendrons sur cette idée dans notre partie sur la diglossie, mais notons néanmoins dès à présent l'idée maîtresse qui nous intéresse ici. Ce que Robert Lafont veut montrer, c'est que si une situation d'entretien, qui réunit un sociolinguiste, enquêteur, identifié comme locuteur légitimé de la variété linguistique de référence, et ce quels que soient par ailleurs ses comportements (y compris ses comportements linguistiques), et un témoin, locuteur d'une langue ou d'une variété que le sociolinguiste étudie, et qui se trouve être une variété "dominée", ou "minorée", la situation en elle-même fait qu'effectivement cette variété ne pourra pas apparaître à l'état brut, mais que la manière dont le témoin donne à voir, "exhibe", pour reprendre un terme employé par Lafont, sa langue à l'enquêteur, constitue en soi un objet d'étude et d'analyse particulièrement précieux pour le chercheur. Cette "exhibition" de la langue "dominée", qui réside dans la manière dont le témoin parle de sa langue, dans les attitudes qu'il a par rapport à elle, mais aussi dans la manière dont il l'utilise face à l'enquêteur, est en effet extrêmement révélatrice de la situation

73 Souligné par l'auteur.

74 Vernaculaire Noir Américain.

75 Rapidement définie, pour le moment, comme aire sociale dans laquelle coexistent deux langues, ou une langue et une variété socialement hiérarchisées.

93 même de diglossie, dont Lafont souligne le caractère conflictuel. La situation d'entretien apparaît ainsi comme lieu d'expression, voire de mise en scène, du conflit linguistique, à travers l'exhibition de la langue socialement minorée, l'enquêteur servant en quelque sorte de "médiateur à l'exhibition" (Lafont 1990, avant-propos : 5).

De fait, s'il peut faire un travail sur ses propres préjugés, ses propres cadres de pensées, etc., le chercheur ne peut pas, ou très peu, agir sur l'image qu'il véhicule, et qui joue forcément un rôle sur la relation qu'il va avoir avec ses témoins, en situation d'enquête. Mais cette relation témoin / enquêteur est à intégrer dans les paramètres de l'analyse et peut justement servir à faire apparaître des éléments d'observation intéressants. Dans cette perspective, l'orientation phénoménologique incite à prendre en considération :

"[…] l'existence de l'observateur, exploiter la subjectivité inhérente à l'acte d'observation, et étudier la réciprocité de cette activité." (Pourtois et Desmet, 1997 : 102)

Autrement dit, il s'agit non seulement d'accepter la part de subjectivité inhérente à toute enquête de terrain, mais encore de l'exploiter et de la considérer comme un des paramètres de l'analyse. C'est la position adoptée par Robert Lafont pour qui l'acceptation de l'enquêteur comme intercesseur de la norme et de ses conséquences apparaît dès lors comme un biais possible de résolution du paradoxe de l'observateur de Labov.

Les conséquences de la présence de l'enquêteur sur l'enquête ont non seulement trait à son appartenance sociale et / ou sociolinguistique, ou à celle qu'il affiche, et à son rôle d'enquêteur, mais aussi plus globalement à son identité même, ou plus exactement à la représentation que s'en fait le témoin.

2.3.2. L'identité du chercheur et ses incidences sur le matériel recueilli

Un débat, on ne peut plus courant en sciences sociales et plus précisément dans le cadre d'enquêtes de terrain, concerne le rapport entre le caractère natif, ou non, du chercheur, et le regard qu'il peut porter sur un groupe socioculturel et / ou sociolinguistique donné. En d'autres termes, la question qui se pose est la suivante : un chercheur est-il mieux à même d'analyser une société à laquelle il appartient, de comprendre des attitudes qui sont aussi au moins en partie les siennes, d'interpréter des comportements qu'il partage, etc., ou bien au contraire, l'analyse nécessite-t-elle un certain recul, une certaine distance prise par celui qui observe sur ce qu'il observe, seule garante de l'objectivité nécessaire à toute étude scientifique ?

Il s'agit là d'une de ces réflexions éternelles, insolubles, auxquelles chaque chercheur travaillant sur le terrain social se trouve, à un moment ou à un autre, immanquablement confronté. Pourtant, si la question semble avoir été longuement débattue dans les études ethnologiques d'autrefois (chez Levi-Strauss par exemple), elle semble aujourd'hui quelque peu délaissée. Qu'il faille interpréter cela comme une mode surannée ou comme une indécision fatiguée de l'être, il en résulte qu'aucun ouvrage ne lui est véritablement spécialement consacré, si bien qu'on a l'impression que chacun s'évertue à contourner soigneusement la question, jugée tour à tour trop délicate, trop insoluble, trop inutile, ou trop longtemps débattue pour que l'on s'y étende ou s'y risque.

Il nous a pourtant semblé nécessaire, dans le cadre de la présentation des modalités méthodologiques de nos enquêtes de terrain, d'y faire non seulement allusion mais aussi de nous y attarder le temps de quelques lignes, afin d'essayer de voir ce que peut recouvrir le

situation de contacts de langues : la Réunion.

problème, pour nous et face au travail que nous avons à faire. Dans cette optique, nous ne prétendons nullement apporter des éléments nouveaux de réponses, tout au plus poser les questions qui nous semblent pertinentes ici et maintenant. La question de départ (un chercheur doit-il ou non être originaire du groupe social, culturel, linguistique dont il veut faire l'analyse ?) fait entrer plusieurs problèmes en ligne de compte.

La nativité, ou la question de l'appartenance à un groupe, puisque c'est bien de cela dont il s'agit, est moins simple qu'il n'y paraît au premier abord. Que signifie en effet "appartenir" à un groupe (ethnique, social, culturel, etc.), et, pour ce qui est de la situation qui nous préoccupe, que signifie "être Réunionnais", et en retour "être Métropolitain" ?

Le critère de la nativité, s'il est souvent cité en priorité comme "preuve" tangible d'appartenance identitaire, est pourtant facilement réfutable : qu'en est-il d'un individu né dans l'île mais parti tôt, d'un autre né en France métropolitaine mais de parents réunionnais, ou arrivé à la Réunion dans ses premières années de vie, d'un troisième, né à la Réunion mais de parents métropolitains, etc. ?

Il est difficile, et souvent bien délicat (on sait à quel point les questions identitaires sont affectives), de désigner tel ou tel individu comme Réunionnais ou comme Métropolitain. D'une part parce que la catégorisation elle-même présente le désavantage de gommer, nous y reviendrons, les différences au sein des deux groupes, faisant d'eux des ensembles homogènes et uniformes, ce qui est bien loin d'être représentatif de la réalité socioculturelle réunionnaise. D'autre part parce que le clivage Réunionnais / Métropolitain entre dans une logique simpliste avec laquelle nous essaierons justement de rompre dans ce travail, ou tout au moins que nous tenterons de nuancer. Il est ainsi peut-être plus pertinent et plus juste (mais nous reviendrons beaucoup plus largement sur ce point) de se demander comment tel individu se définit lui- même, et à l'inverse, comment il est défini par telle ou telle communauté socio-identitaire.

Or, il semble qu'à la Réunion, la légitimité identitaire "accordée" par tel ou tel groupe, ne ressort ni à la "race", ou de façon plus simpliste à la couleur de la peau (le métissage extrême rendant difficile, voire impossible, l'identification phénotypique), ni réellement à la nativité (pour les problèmes que nous venons d'évoquer), mais plutôt à la langue, à la compétence linguistique. Nous reviendrons naturellement, et ce sera d'ailleurs l'un des thèmes clé de notre travail, sur cette question de (recherche de) légitimité linguistique en rapport direct avec la (recherche de) légitimité identitaire.

Notre problème prend ainsi une autre dimension puisqu'il pose bien la question de la légitimité du chercheur en sciences sociales, et celui de la distance qu'il doit établir entre lui- même, ses idées, ses cadres de pensée, ses structures culturelles propres, et son objet de recherche.

En introduction d'un colloque d'anthropologie, tenu à l'université de la Réunion en 199576, le professeur B. Champion abordait cette question par le biais d'une définition de

l'ethnologue, le décrivant comme quelqu'un qui n'est ni complètement dans une culture, ni complètement dans une autre, un "entre-deux", "perpétuel inquiet", qui ne se sent plus vraiment à l'aise dans sa propre culture, mais pas d'avantage dans celle de l'autre, à laquelle il

95 se convertit pourtant parfois tant bien que mal, un éternel voyageur à la recherche d'un "passeur" qui pourrait lui permettre de franchir la barrière culturelle"77.

Le thème de la "bonne distance" semble ainsi en partie aller de pair avec la question de la légitimité du chercheur, que celui-ci appartienne ou non au groupe étudié. Or il nous semble qu'aux deux cas correspondent deux types de légitimités.

Dans le cas du chercheur non-originaire du lieu, le prime enjeu est peut-être de prouver sa légitimité par rapport au groupe dont il veut rendre compte et se confronte la plupart du temps à toute une série de questions telles que :"De quel droit" fait-il ses travaux ? Quelle est leur pertinence ? Que peut-il appréhender de comportements et attitudes qu'il ne partage pas ?, etc. Dans les consciences - la sienne et / ou celles de ceux qui sont observés - erre parfois le spectre du "missionnaire" venu "enseigner", et en quête constante de phénomènes exotiques et d'anecdotes pittoresques à ramener comme souvenirs de voyage.

Dans le cas du chercheur natif et / ou originaire du lieu, c'est peut-être parfois par rapport à la communauté scientifique que, tristement, la légitimité semble être prioritairement à démontrer, comme si le chercheur devait redoubler de rigueur et de "scientificité" pour convaincre que ses travaux ne sont pas de simples "témoignages" fondés sur des expériences vécues et des souvenirs personnels.

Dans les deux cas, on se retrouve face à une sorte d'insécurité identitaire du chercheur en sciences sociales, qui a du mal à se positionner par rapport aux individus ou au groupe dont il cherche à saisir les traits sociaux et culturels, mais qui se demande en même temps comment il va pouvoir convertir les expériences humaines qu'il découvre, en "théories" requises par la science à laquelle il entend appartenir, science d'autant plus exigeante, peut- être, que son statut a longtemps été discuté, remis en question, et minimisé par rapport aux sciences exactes, dures.

Si l'on accepte le postulat de l'unité de la science, une analyse scientifique serait une analyse avant tout objective, neutre, située en dehors de toute polémique, de tout débat d'ordre idéologique, et enfin de toute réflexion d'ordre affectif. Or nous savons bien qu'un tel postulat n'est pas tenable dans la mesure où les sciences sociales comportent toujours une part de subjectivité, à laquelle le chercheur ne doit pas céder trop de place, mais qu'il doit néanmoins savoir exploiter quand il s'agit pour lui de comprendre des comportements humains dans le cadre de relations sociales. Ce que reproche à ce sujet Pierre Bourdieu (1987) à la démarche ethnologique, c'est de :

"[…] refuser l'ethnocentrisme qui interdit à l'ethnologue de mettre ce qu'il observe en relation avec ses propres expériences, […] [ce qui] conduit, sous apparence de respect, à instituer une distance infranchissable, comme au plus beau temps de la "mentalité primitive"". (1987 : 87)

Il semble effectivement illusoire de penser que l'exposition et la retranscription de faits, dans la mesure où elles nécessitent une part d'interprétation de la part du chercheur, peuvent être toujours dénuées de toute subjectivité et de toute affectivité. De même, il nous apparaît inutile de gommer le fait que toute recherche est toujours, à un moment ou à un autre, et

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même de façon imperceptible, au moins en partie autobiographique. Cela nous amène tout droit à la question de l'objectivité du chercheur.